011White : un espace écartelé entre fini et infini

Chez Patrick White, la terre et le désert en particulier apparaissent comme des lieux de libération de l’individu, de rupture de son isolement fondamental. L’Australie par ailleurs est aussi un pays neuf et un pays anciennement colonisé et par conséquent en quête d’identité. La question de la terre est au coeur des littératures du Commonwealth dans leur quête d’identité nouvelle : ‘« The Commonwealth consciousness has been in a state of crisis, oscillating between the land, the lost land and no land.’ »819 Cette préoccupation touche d’ailleurs tout autant les colonisateurs que les colonisés :

‘Both suffered the crisis of identity in their own way. The ones who left their own lands to tame and conquer the new lands faced the fear of being overpowered by the vast uncertainties of the wild open spaces. And the ones who were colonised faced the fear of being overpowered by the brutally agressive designs of man. A substantial part of their literature therefore possessed this besetting problem of identity820.’

Patrick White est né de parents australiens dont les parents ou grands-parents venaient du Somerset. Cette double appartenance redouble le problème identitaire australien.

L’Australie en tant que pays colonisé est, comme les États-Unis, à la recherche d’une identité qui se distingue de la civilisation héritée de la puissance colonisatrice et cette identité, elle la trouve dans une relation toute particulière à l’espace : ‘« The uprooted men get their roots and identity afresh through surrender and adopting the landscape as part of their being or deriving meaning of their being from the landscape ’»821.

White n’échappe pas à cette association entre formation de l’identité et espace. Il n’a cessé d’affirmer que pendant toute la première partie de sa carrière, il avait été plus intéressé par la terre et le paysage australiens que par les habitants : ‘« Till well into my life, houses, places, landscape meant more to me than people. ’ ‘I was more a cat than a dog. It was landscape which made me long to return to Australia while at school in England’. »822 Plus loin, il ironise sur l’idée selon laquelle l’internat le mettrait à sa place : « ‘Boarding school, I was told, would put me in my place’. »823 Dans Voss, la position du sujet est effectivement question de placement entre fini et infini, homme et monde. Le lecteur réalise dès lors qu’il n’est pas tant question d’une identité nationale que d’une quête existentielle individuelle.

La définition du sujet chez White se fait sur ce fond dialectique qui oppose le fini (l’homme) à l’infini (Dieu, nature ou autre). On peut dire que ses romans sont religieux au sens où ils tentent de « représenter », ou du moins de pointer, l’infini dans le fini. Dans son livre Théorie du sujet, Alain Badiou montre lui aussi qu’une théorie du sujet nécessite de parler non pas du sujet en soi mais du sujet placé ou selon sa place : ‘« Tout ce qui existe est ainsi à la fois lui-même et lui-même selon sa place ’»824. Il donne à ce qui existe en soi le nom de hors-lieu ou de force, et à ce qui existe selon-sa-place, le nom d’» esplace ». Il définit « l’esplace » comme l’espace où ce qui est se place, se positionne, où l’on peut l’appréhender. Il oppose le hors lieu ou la force d’une part à la place d’autre part, dans la lignée de l’opposition hégélienne entre objet en soi et objet pour soi : « ‘Une remarque de terminologie. Si, comme nous le ferons de façon continue, on oppose la force à la place, il sera toujours plus homogène de dire « espace de placement » pour désigner l’action de la structure. Le mieux sera même de forger esplace.’ »825 Dans Voss, il sera aussi question de « l’esplace » où l’infini, le divin, pourra se déployer, se placer. Voss est un personnage qui permet, du moins sur un mode imaginaire et textuel, de figurer l’incarnation du divin (la force), c’est-à-dire le placement de l’infini dans le fini, puis de dénoncer cette tentative comme mirage et projection, et de suggérer, à l’inverse, une ascension et une dispersion dans l’infini. Ce cheminement dialectique correspond très exactement à celui de Hegel tel que l’analyse Badiou :

‘ A partir de là, notre fragment dialectique se déploie en son entier.
Ap (A), désigne la détermination de l’identité (infinie) de Dieu par son marquage dans l’esplace du fini. La radicalité de cette détermination, c’est la Passion : Dieu en tant que le Fils meurt. L’infini monte au calvaire.
A (Ap) désigne la contre-détermination (la limite de la mort) par l’infinité du Père : le Fils ressuscite et rejoint (Ascension) le sein du Père, ce qui représente un horlieu figuratif.
La dualité consubstantielle Fils/Père, c’est-à-dire l’Incarnation, la mort de l’infini (la Passion) et sa non-mort (la Résurrection) sont les contenus théologiques immédiats de la scission, de la détermination et de la limite.
[...] Pareil arrêt, pareil cercle ne sont que les avantages de l’imaginaire et de la théologie826.’

Dans Voss, il est bien question d’une Passion et les échos christiques sont d’ailleurs nombreux, d’autant que Voss se prend pour Dieu827. Après la mort de Voss, il est ensuite question d’une ascension vers le divin et sinon d’une résurrection, du moins d’une « survie » dans le paysage comme pur esprit. Voss échappe néanmoins à une telle vision pacifiée de la scission à l’oeuvre dans le processus de subjectivation en se détachant de ce discours théologique et imaginaire qui est certes convoqué mais dont les lignes de failles sont aussi explorées. Laura décline ainsi le cheminement de Dieu en homme puis de l’homme en Dieu comme si elle récitait son catéchisme :

‘How important it is to understand the three stages. Of God into man. Man. And man returning into God. [...] ‘Except,’ she said, distorting her mouth with an irony which intensified the compassion that she felt, and was now compelled to express, ‘except that man is so shoddy, so contemptible, greedy, jealous, stubborn, ignorant. Who will love him when I am gone? I only pray that God will. (V, p. 386)’

L’» ironie » consiste à vouloir dire autre autre chose que ce qui est dit littéralement. Elle est donc un phénomène de réception tout autant que d’expressivité. Or, White dit explicitement que Laura est « ironique » comme pour s’assurer que le lecteur ne se fourvoie pas dans une interprétation théologique au pied de la lettre. Laura est pourtant l’intercesseur ou interprète privilégiée entre Voss et le lecteur. Cette position ambiguë est donc un moyen de déployer les moments d’une contradiction vivante, le sujet comme processus qui ne se réduit ni à son pôle en soi ni à son pôle pour autrui. Laura est aussi par conséquent un artifice rhétorique qui permet de parler de ce qui échappe toujours à la nomination : le divin, la force, le sujet. Lorsque Laura poursuit sa réflexion et décrit le dernier moment du cheminement humain (et de Voss vraisemblablement) comme retour auprès du Père (« God ») et « ascension », ce discours est une fois de plus sujet à caution du fait des remarques qui suivent :

‘ ‘When man is truly humbled, when he has learnt that he is not God, then he is nearest to becoming so. In the end, he may ascend.’
By this time Dr Kilwinning’s cuffs had acquired a crumpled look. The coat had wrinkled up his back. Upon departure he said quite sincerely:
‘This would appear to be a case where medicine is of little assistance. I suggest that Miss Trevelyan might care to talk to a clergyman.’
But when the eventuality was broached, Laura laughed.
‘Dear Aunt,’ she said, ‘you were always bringing me soups, and now it is a clergyman.’ (V, p. 387)’

La trivialité de la description vestimentaire du docteur ainsi que la remarque ironique de Laura concernant l’intervention éventuelle d’un prêtre viennent contredire une lecture mystique ou bien théologique. Le rapport à la terre et au « bush » australien devient interrogation sur la question de la position de sujet entre esplace et hors-lieu, entre fini et infini. En effet, le désert australien permet de figurer à la fois la projection du sujet dans le paysage et sa disparition, sa folle hybris puis son humilité. Le désert permet ainsi de concilier possiblité de l’incarnation (ce que Badiou dénomme « esplace ») et « faculté d’absence » (ce qu’il dénomme « hors-lieu ») : ‘« Si le langage, les techniques, les édifices de l’homme sont une extension de ses facultés constructives, ’ ‘le désert seul est une extension de sa faculté d’absence’ ‘, le schème idéal de sa forme disparue.’ »828 Chez Conrad, l’espace de la « wilderness » prend une valeur moins existentielle que politique au sens où il permet à Marlow de réintroduire la contradiction et la faille dans le discours colonialiste. Comme nous l’avons vu tout au long de ce travail, la « wilderness » est en effet le contraire d’un lieu, d’un repère fixe : elle n’est que le miroir du regard porté sur elle.

Notes
819.

O. P. Bathnagar, « The Search for Identity in Commonwealth Literature » in Alien Voice, Avadhesh Srivastava (éd.), Lucknow: Print House, 1981, p. 158.

820.

Ibid., p. 158.

821.

Ibid., p. 160.

822.

Patrick White, Flaws in the Glass, op. cit., p. 16.

823.

Ibid., p. 17.

824.

Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris : Seuil, 1982, p. 26.

825.

Ibid., p. 28.

826.

Ibid., p. 34.

827.

Le poème de Le Mesurier qui transpose poétiquement les sentiments de Voss définit trois étapes : l’Incarnation (« Man is King [...] Fevers turned him from Man into God. », V, p. 296), la Passion (« Then I am not God, but Man, I am God with a spear in his side. », V, p. 297), l’Ascension (« O God, my God, I pray that you will take my spirit out of this my body’s remains, and after you have scattered it, grant that it shall be everywhere, and in the rocks, and in the empty waterholes, and in true love of all men, and in you, O God, at last. », V, p. 297). Néanmoins, après l’avoir lu, Voss s’exclame : « ’Irrsinn !’ » (V, p. 297).

828.

Jean Baudrillard, Amérique, Grasset, 1986, p. 68.