011Conrad : renversement des valences et des polarités

Badiou qualifie Conrad de « romancier exceptionnel du courage »829 au sens où il se refuse à plonger dans la carence du lieu, dans le réel, comme le fait Kurtz, mais qu’il accepte la scission du lieu par le réel :

‘Le courage est insoumission à l’ordre symbolique, sous l’injonction dissolvante du réel. De ce que le réel soit en excès–le courage, à cet égard, est identique à l’angoisse–, il fait inversion des valences, force de rupture dans l’esplace. Le courage effectue positivement le désordre du symbolique, la rupture de la communication, quand l’angoisse en appelle à la mort830. ’

« ‘L’angoisse est carence du lieu, le courage assomption du réel par où le lieu se scinde. ’»831. La « wilderness » est ce lieu qui se scinde, lieu de la faille, qui contredit en retour la linéarité et la continuité du symbolique. Toute l’entreprise de Conrad consiste effectivement à montrer que le sujet ne se définit qu’en regard d’un discours ou d’un sytème, c’est-à-dire dans une problématique spatiale dont les termes ne sont pas absolus mais réversibles. Un exemple particulièrement éclairant de cette problématique est celui du terme spatial de « centre ».

La notion de centre est présente dès le titre mais, comme beaucoup d’autres concepts que Derrida qualifierait d’obédience métaphysique, la figure du centre se voit déconstruite. Utilisée tout d’abord en référence à la métropole, à Londres832, elle est ensuite contredite par l’allusion au soldat romain pour qui Londres devait sembler non pas le centre du monde mais « ‘l’extrémité du monde » : « Imagine him here–the very end of the world » ’(HD, p. 30). Ce qui fait la force du renversement est la coprésence de deux repérages contradictoires au sein de cette même phrase. Le déictique « here » ne peut se rapporter qu’au narrateur, Marlow, alors que l’expression « the end of the world », venant qualifier ce même adverbe de lieu « here », ne peut provenir que du point de vue du soldat. Grâce au télescopage de ces deux points de vue, la notion de centre se voit remise en cause pour le lecteur qui a encore un autre point de vue possible. D’autre part, une autre métaphore du centre associe la plus totale extériorité et l’éloignement le plus extrême avec l’intériorité et la proximité d’une identité qui trouve ses origines et son « centre » caché au sein de la jungle :

‘[...] movement outward and movement inward coincide. To travel to the end of the earth is to find oneself at the heart, and to occupy the inner core is to stand on the outer edge. [...] In the age of anthropology the European mind can only discover truths about its origins by going outside the physical limits of its culture833. ’

La métaphore centrale de l’obscurité est elle-même réversible : soit le « coeur de ténèbres » désigne le coeur humain comme sombre et abritant cette « part d’ombre »834 dont parle Foucault, soit le « coeur des ténèbres » désigne un lieu central au sein des étendues ténébreuses de la jungle (la « wilderness »). Il s’agit donc soit d’une métaphore psychologique, soit spatiale :

‘The phrase “heart of darkness” itself suggests this double extremity. Turn the phrase one way, and the “of” is the compositional “of”, identifying the metaphoric stuff that makes up this awful heart–“heart of darkness,” then, as in “heart of stone” or “heart of gold.” Turn the phrase another way, and the accent falls on “darkness” rather than “heart,” and the “of” is a spatial index [...] Marlow moves between these distinct but equally charged perceptions : a horror at what we enclose, a terror at what encloses us835.’

L’éthique de l’écriture consisterait alors à remettre en question le visible, la forme pour aller voir du côté de cette « part d’ombre », à ne plus se contenter comme « l’ancienne éthique » de chercher à dégager « l’ordre » et « la loi » du monde836 :

‘L’[éthique] en revanche ne formule aucune morale dans la mesure où tout impératif est logé à l’intérieur de la pensée et de son mouvement pour ressaisir l’impensé ; c’est la réflexion, c’est la prise de conscience, c’est l’élucidation du silencieux, la parole restituée à ce qui est muet, la venue au jour de cette part d’ombre qui retire l’homme à lui-même, c’est la réanimation de l’inerte, c’est tout cela qui constitue à soi seul le contenu et la forme de l’éthique837. ’

La venue au jour de cette « part d’ombre », c’est l’acceptation par les colonialistes de l’idée que l’humanité de l’homme passe par la reconnaissance de la lointaine parenté qu’ils ont avec ce « grondement sauvage et passionné » :

‘[...] the men were – No, they were not inhuman. Well, you know, that was the worst of it – this suspicion of their not being inhuman [...] the thought of their humanity – like yours – the thought of your remote kinship with this wild and passionate uproar. (HD, p. 69). ’

Si l’espace de la « wilderness » dans Heart of Darkness est donc non pas celui de l’esplace et du symbolique mais celui du Réel, il est par là-même un espace hautement déstabilisateur pour l’identité. Marlow explique qu’il a été à deux doigts de franchir le seuil de l’invisible, c’est-à-dire de se donner la mort. Car, si un tel espace permet de faire ressortir en négatif la valeur fictive et illusoire des repérages et quadrillages opérés par les colons, il n’en reste pas moins qu’il est dans la nature de l’homme de se structurer à partir de ses racines, physiques et géographiques mais aussi idéologiques, comme le rappelle Marlow dans Lord Jim, lorsqu’il utilise la métaphore de la plante attachée à son terreau :

‘Yes ! Few of us understand, but we all feel it though, and I say all without exception, because those who do not feel do not count. Each blade of grass has its spot on earth whence it draws its life, its strength ; and so is man rooted to the land from which he draws his faith together with his life. I don’t know how much Jim understood ; but I know he felt, he felt confusedly but powerfully, the demand of some such truth or some such illusion–I don’t care how you call it, there is so little difference and the difference means so little. (LJ, p. 207)’

Qu’un tel attachement à une terre nourricière, à un terreau idéologique (« the land from which he draws his faith together with his life »), soit de l’ordre du vrai ou bien de l’illusoire, là n’est pas la question. Cette remarque rejoint les analyses de Jameson qui affirme par ailleurs que le modernisme est travaillé de l’intérieur par le désir de trouver un lieu représentatif de l’identité nationale dans sa totalité alors que pourtant, dans un système impérialiste, ceci impliquerait une représentation de la colonie et du colonisé, qui restent invisibles : « ‘[...] the mapping of the new imperial world system becomes impossible, since the colonized other which is its essential other component or opposite number has become invisible.’ »838 L’écriture est donc caractérisée d’après lui par la recherche d’un « lieu » (« place »839), d’une terre, réelle ou représentée. Comme l’impérialisme est caractérisé par une « disjonction spatiale »840 entre métropole et colonie, dont seul le pôle métropolitain est représenté, il souligne chez des auteurs modernistes comme Forster l’utilisation d’un langage spatial qui vient suppléer le manque représentatif, notamment par la métaphore spatiale de grand-route dont on connaît le « tronçon » métropolitain tout en oblitérant l’extrémité colonisée dans « l’infini » de la route. Mais il reste une ambiguité fondamentale qui est celle du contenu de la figure ; ne masque-t-elle pas au contraire l’absence de représentation de certaines zones d’ombres comme les colonies ou l’aspect purement intéressé et mercantile de l’impérialisme? Voici ce qu’en dit Jameson :

‘In fact, the reading problem turns on the objective uncertainty as to the structure of this figure: it is undecidable whether the great North road is the tenor or the vehicle; whether the roadway is intended, as in analogous moments in Baudelaire, to concretize the nebulous metaphysical concept, “infinity,” and by a momentary transfer of its visual properties to make that vague but lofty word a more vivid linguistic player in the textual game; or whether, on the other hand, it is rather the metaphysical prestige of the noble Idea that is supposed to resonate back on the banal highway, lending it numen and thereby transforming it into the merest promise of expressivity without having to affirm it as some official “symbol” of the conventionnally mendacious kind. Modernism is itself this very hesitation; it emerges in this spatial gap within Forster’s figure; it is at one with the contradiction between the contingency of physical objects and the demand for an impossible meaning, here marked by dead philosophical abstraction. The solution to this contradiction, which we call “style,” is then the substitution of a spatial or perceptual “meaning” (whatever that now is) for the other kind (whatever that was, or might be in the future).841 ’ ‘[...] the image of the Great North Road as infinity: a new spatial language, therefore–modernist “style”–now becomes the marker and the substitute (the “tenant-lieu,” or place-holding, in Lacanian language) of the unrepresentable totality.842

Il me semble au contraire, comme nous l’avons montré à propos du renversement systématique des valences et des valeurs de l’espace, que Conrad souligne le caractère illusoire et purement réversible des métaphores spatiales et « nobles » utilisées par le discours impérialiste comme celle de la ligne du progrès. Si l’écriture conradienne est « courageuse » comme le dit Badiou, c’est au sens où elle fait ressurgir des lignes de fuite au sein de la cartographie impérialiste et non pas au sens où elle imposerait une cartographie ou géographie rassurante. Mais il est vrai que l’espace est un outil rhétorique ambigu au sens où la réversibilité de ses valeurs n’est pas contradictoire avec un désir toujours renouvelé d’une ultime possibilité de trouver un « sens » physique, idéologique ou métaphysique. Néanmoins, une différence majeure à cet égard entre l’écriture de Forster et celle de Conrad réside dans le choix du type de métaphore spatiale. Lorsque Conrad utilise celle de la ligne du progrès, c’est pour en dénoncer l’illusion et caractère de propagande et lorsqu’il parle de la « wilderness », donc de l’espace colonisé, il ne l’intègre pas au système impérialiste mais il en fait un point aveugle de la cartographie qui résiste justement à l’inscription. En un sens, il en respecte la profonde altérité, avec toutes les limites qui en découlent de non réelle communication ou représentation. Le rapport à l’espace chez Conrad est donc avant tout un rapport problématique et dénoncé comme fortement idéologique. Chez Lowry, le rapport à l’espace est avant tout de projection, entre paysage moralisé et hallucination.

Notes
829.

Ibid., p. 176.

830.

Ibid., pp. 176-177.

831.

Ibid., p. 177.

832.

Levenson en fait une analyse très fine en montrant que les prépositions de lieu « within », « from », organisent un espace divisé entre le centre, la métropole, et ce qui lui est extérieur (Levenson, A Genealogy of Modernism, op. cit., p. 9).

833.

Ibid., p. 11.

834.

Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 338 (cf note 530).

835.

Ibid., p. 12.

836.

Ibid. Conrad dit la même chose à propos de l’art dans la préface de The Nigger of the Narcissus : « [...the aim of art...] is not in the clear logic of a triumphant conclusion ; it is not in the unveiling of one of those heartless secrets which are called the Laws of Nature » (The Nigger of the Narcissus, New York : Norton/Norton Critical Edition, 1979, p. 148).

837.

Ibid., pp. 338-339, c’est moi qui souligne.

838.

Fredric Jameson, « Modernism and Imperialism », in Terry Eagleton, Fredric Jameson, Edward Said (éds.), Nationalism, Colonialism and Literature, Minneapolis : Univ. of Minnesota Press, 1990, p. 50.

839.

Ibid., p. 55.

840.

Ibid., p. 51.

841.

Ibid., pp. 54-55.

842.

Ibid., p. 58.