c.011Espaces de la marge: la tangente, le parapet, le seuil

Levenson note qu’une des préoccupations essentielles du roman moderne est non seulement le rapport qu’entretiennent le personnage et une forme narrative nouvelle mais aussi et surtout le personnage et la forme sociale :

‘One of the great concealed dramas of the modern novel is the struggle between certain enduring traits in literary character and certain innovations in narrative structure, the contest between a notion of fictional self inherited from nineteenth-century precedents and the new literary forms designed to contain it. [...] The second aspect of the problem concerns the relation of character, not to narrative form, but to social form. A repeated movement in these novels is the portrayal of a dense web of social constraints followed by the effort to wrest an image of autonomous subjectivity from intractable communal norms. The motif of exile is a conspicuous expression of this concern, but what is most notable about the aspiration to exile is how frequently it leads, not to an escape from the community, but to a withdrawal to its interstices. This common pattern establishes a subject that will be prominent in the study, the ambiguous boundaries between “I” and “Other,” the chief thematic problem here being the attempt to construct a figure of individuality from within the rigid confines of community847.’

Ces remarques sur le positionnement du protagoniste du roman moderniste sur les marges de la société est on ne peut plus judicieuse. Néanmoins, contrairement à ce qu’affirme ici Levenson, il n’est pas évident que le personnage des romans modernistes soit le reflet et l’héritier direct du personnage au XIXe siècle. Il semblerait à l’inverse que les nouvelles formes littéraires reflètent une nouvelle appréhension du personnage et au delà, de l’identité, non plus une et indivisible, mais fragmentée, divisée, évolutive. D’ailleurs Levenson le reconnaît un peu plus loin lorsqu’il affirme que la dislocation de l’identité dans la société est reflétée dans celle du personnage au sein des formes narratives modernistes mais il y voit une contradiction avec un désir renouvelé d’unité du moi848.

Dans Voss, on n’a pas la constitution d’une communauté mais la conjonction de moments de vision :

‘It is only the “chance” communion of visionaries, brought together in a vital tangent of their lives, (usually when circumstances have weakened their natural defensive barriers), which sparks the moments of mystical vision. This does not in itself establish a community, or form a context in which the vision can be caught or stimulated by repetition or ritual, for each life remains strictly individual and isolated and goes its own way. Only Voss and Laura, in the telepathic sympathy established through their extremes of suffering, manage to exchange something of their natures before Voss dies849.’

Il n’émerge pas non plus de communauté dans Under the Volcano, et le lecteur n’a pas l’impression de pouvoir enfin saisir ce qui serait une « Weltanschauung » de Lowry ou encore du Consul, de Hugh ou d’Yvonne, si ce n’est sous le mode d’un désancrage radical, de l’absence de tout positionnement stable et viable. L’image utilisée par Gass pour décrire la prose de Lowry est tout-à-fait convaincante : sa prose est sans bord, sans rive, sans langue de terre sur laquelle se poser ‘(« shoreless like his writing ’»850) et ses romans n’ont pas de limites ou de frontières stables : ‘« Lowry’s books have no boundaries. ’ ‘They are endless wells down which in a deepening gloom that is its own perverse illumination the reader passes [...] ’»851. La seule frontière qui réapparaisse de manière récurrente, voire obsessionnelle, est celle de la « barranca » qui est un peu le révélateur du degré et du type d’implication réels du personnage vis-à-vis de la communauté. Si typologie il y a, elle sépare les personnages qui restent au bord du gouffre et ceux qui y plongent. La « barranca » est synonyme de l’altérité la plus radicale, du Réel, de la mort. En ce sens, deux groupes de personnages s’opposent : Laruelle et Hugh d’une part puisqu’ils se contentent de rester sur le bord et le Consul et Yvonne d’autre part, qui y plongent puisqu’ils trouvent tous deux la mort. Laruelle apparaît avant les trois autres protagonistes et il est présenté dès les premières pages à la terrasse de l’Hôtel-Casino, depuis laquelle il observe la procession des pénitents, car le livre s’ouvre le jour des morts. Sur cette terrasse se trouve un parapet qui sépare Laruelle des pénitents et donc de la réalité de la mort et du deuil. Le « parapet » est évoqué dès la deuxième page et les raquettes de Laruelle et de son partenaire, le docteur Vigil, y trônent comme pour signaler leurs préoccupations placides : « ‘their racquets [...] lay on the parapet before them’ » (UV, p. 4). Puis la figure du parapet devient insistante (UV, p. 5, p. 7) et elle est associée à la contemplation du paysage environnant ainsi qu’aux souvenirs qu’a Laruelle du Consul et de sa mort tragique. Il se décide alors à s’approcher de la « barranca » et le parapet refait surface avec des connotations inquiétantes. Cette réapparition de la figure du parapet est néanmoins dévalorisée par l’attitude de Laruelle : c’est un poseur accoudé nonchalamment sur le parapet, et fumant tranquillement, ainsi qu’un voyeur qui se contente de surimposer ses propres repères et images de référence plutôt que de chercher à voir le « fond » du gouffre :

‘He was approaching the little bridge over the barranca, the deep ravine. Halfway across the bridge he stopped; he lit a new cigarette from the one he’d been smoking, and leaned over the parapet, looking down. It was too dark to see the bottom, but: here was finality indeed, and cleavage! Quauhnahuac was like the times in this respect, wherever you turned the abyss was waiting for you round the corner. Dormitory for vultures and city Moloch! When Christ was being crucified, so ran the sea-borne, hieratic legend, the earth had opened all through this country, though the coincidence could hardly have impressed anyone then! (UV, pp. 15-16).’

Dans ces quelques lignes de monologue intérieur dont les marqueurs syntaxiques sont l’adverbe « indeed », le point d’exclamation et la rupture de construction introduite par les deux points ‘(« It was too dark to see the bottom, but: here was finality indeed, and cleavage! ’»), Laruelle affirme qu’il ne peut voir le fond du ravin et lui substitue une série de comparaisons : analogie avec le temps (« like the times »), avec le dieu Moloch ou encore la Crucifixion. La position de Hugh est elle aussi parodiée par la même pose au dessus de la « barranca », une cigarette à la main : ‘« Hugh put one foot up on the parapet and regarded his cigarette that seemed bent, like humanity, on consuming itself as quickly as possible.’ » (UV, p. 101). Sachant que Hugh vient d’évoquer l’un de ses amis parti aider les loyalistes en Espagne, et présumé disparu, voir décédé, la trivialité de l’analogie vie/cigarette semble pour le moins désinvolte, sinon tout-à-fait déplacée. Elle souligne ainsi la véritable position subjective de Hugh, un voyeur qui se place au bord du gouffre avec un détachement de dandy. D’ailleurs, lorsqu’Yvonne lui demande s’il a l’intention de retourner faire la guerre d’Espagne, il lui répond que non, et dans le même temps, il jette sa cigarette au fond du ravin et le lecteur ne peut s’empêcher de voir dans l’attitude de Hugh un écran de fumée, au propre et au figuré, puisqu’il se désintéresse tout-à-fait, finalement, de ce qui se trouve au fond du ravin, au coeur de la guerre civile :

‘“Hugh, you’re not thinking of going back to Spain now are you, by any chance ?”
Hugh shook his head, laughing : he meticulously dropped his ravaged cigarette down the ravine. “Cui bono ? To stand in for the noble army of pimps and experts, who’ve already gone home to practice the little sneers with which they propose to discredit the whole thing–the first moment it becomes fashionable not to be a communist fence. (UV, p. 102)’

A l’inverse, le Consul est celui qui est sur le point de tomber et qui finit par tomber dans le ravin. Il le dit dans sa lettre à Yvonne lorsqu’il lui demande si elle l’imagine en équilibre instable au dessus d’un gouffre affreux :

‘Or do you find me between Mercy and Understanding, between Chesed and Binah (but still at Chesed)–my equilibrium, and equilibrium is all, precarious–balancing, teetering over the awful unbridgeable void, the all-but-unretraceable path of God’s lightning back to God? (UV, p. 39).’

Yvonne le perçoit d’ailleurs comme prêt à basculer dans l’abîme : « ‘you are walking on the edge of an abyss where I may not follow ’» (UV, p. 346). Tout au long du roman, il est symboliquement sur une trajectoire tangentielle qui lui permet de côtoyer la mort. Ainsi, certaines images et motifs qui semblent border l’intrigue principale l’informent en sous-main comme celle du cheval et de l’indien qui relient à la fois la mort de l’indien, celle d’Yvonne et enfin celle du Consul. De même, le motif récurrent de la tortue gisant dans son propre sang est comme la marge mortifère du parcours des personnages. Suite à l’épisode où le Consul perd ses papiers et affaires personnelles lors d’un tour sur la « Máquina infernal », un discours sur les marges du signifié explicite vient parasiter l’image trop lisse d’un parcours, d’une intrigue maîtrisée avec en point d’orgue cette image de la tortue agonisant :

‘It was seven minutes past two by his watch. And he was cold stone sober now. [...] He placed a small stone upon the child’s exercise book. [...] He got a glimpse through the boards of the man still half way up the slippery pole, neither near enough to the top nor the bottom to be certain of reaching either in comfort, avoided a huge turtle dying in two parallel streams of blood on the pavement outside a sea-food restaurant, and entered El Bosque with a steady gait, as once before, similarly obsessed, at a run [...] The Terminal Cantina El Bosque, however, seemed so dark that even with his glasses off he had to stop dead... (UV, p. 225, c’est moi qui souligne)’

Le motif de la tortue vient contredire l’impression d’un « pas calme et mesuré » (« steady gait »), lui ajouter une marge d’hésitation et d’inquiétante étrangeté qui confirme le double sens des expressions dans tout le passage qui semblent comme doublées d’une marge d’incertitude où vient se glisser le Réel le plus radical, la mort : « cold stone sober », « placed a stone », « terminal Cantina », « stop dead ». Ces expressions figées voient leur métaphoricité réactivée avec des connotations mortifères insistantes, ce qui permet de « franger » le discours aux marges des mots d’une aura d’inquiétante étrangeté. Ceci est d’autant plus net que l’une des scènes phares du roman est celle de la « retraite de pierre » (« stone retreat », UV, p. 294) comme nous l’avons vu plus haut852. L’image de la tortue est par ailleurs présentée dans une autre marge du livre que constitue le poème qui lui est dédié, « For Under the Volcano », dans lequel elle vient clôturer la première strophe, c’est-à-dire là encore la compléter en une marge sinistre : « A tilted turtle dying slowly on the stoop ». Dans les pages qui précèdent la mort d’Yvonne, le texte de Under the Volcano est pareillement envahi par des figures liminales, c’est-à-dire des figures du seuil au sens propre, explicites, ou bien encore des figures liminales en un sens figuré, c’est-à-dire à peine perceptibles. Yvonne et Hugh arrivent ainsi au restaurant El Popo qui a tous les attributs du « Seuil » :

‘American cars stood outside the restaurant ranged before the cul-de-sac at the edge of the jungle, giving the place something of the withdrawn, waiting character that pertains to a border at night, and a border of sorts there was, not far from here, where the ravine, bridged away to the right on the outskirts of the old capital, marked the state-line.’ ‘On the porch, for an instant, the Consul sat dining quietly by himself. But only Yvonne had seen him. (UV, p. 324, c’est moi qui souligne)’

La lisière (« edge »), la frontière (« border », « state-line »), la périphérie (« outskirts ») ou encore le « porche » sont autant de figures du Seuil. Le point de vue est ici celui d’Yvonne et le fait qu’elle croie apercevoir le Consul n’est pas innocent même si, lorsqu’elle et Hugh arrivent au porche, le Consul ne s’y trouve pas. Le restaurant El Popo est un lieu frontière entre vie et mort comme le disait le Consul : « ‘She gazed round the El Popo, a soulless draughty death that ticked and groaned, as Geoff himself once said–a bad ghost of an American roadhouse’ » (UV, p. 326). Or, lorsque Hugh y accède avec Yvonne il occulte cette figure du seuil par sa guitare :

‘Hugh put the case [his guitar’s] on the parapet. [...]
“What do you want a guitar for? [...] Yvonne said. [...]
“Why did you say it would be a good idea to get tight?” Yvonne was asking over the new mescals; then, “What did you get a guitar for?” she repeated.
“To sing with. To give people the lie with maybe.”
“What are you so strange for, Hugh? To give what people what lie?
Hugh tilted back his chair until it touched the parapet behind him, then sat like that, smoking, nursing his mescal in his lap. (UV, pp. 327-328)’

Une fois de plus la figure du seuil, ici le « parapet », est démonétisée avec Hugh puisque ses connotations tragiques et mortifères disparaissent derrière celles, plus rassurantes, de la musique et de l’alcool (« guitar », « get tight »). S’il dépose sa guitare sur le rebord du « parapet » puis le frôle en se balançant sur sa chaise, il donne à nouveau une image infantile puisque le mouvement de balancier évoque le bercement d’un enfant de même que l’emploi du verbe « nurse ». Fumer, boire, jouer de la guitare, autant d’activités nombrilistes qui ne l’amènent pas à un rapport authentique avec la réalité. A l’inverse, lorsqu’Yvonne est présentée un peu plus loin dans un mouvement de balancier sur le haut d’un tronc qu’elle était en train d’escalader, elle glisse et tombe véritablement de l’autre côté, c’est-à-dire métaphoriquement du côté de la mort, puisque cette chute correspond à l’arrivée du cheval qui la piétine à mort : ‘« slipping, she tried to regain her balance, slipped again and pitched forward. ’» (UV, p. 335). Cette mort est par ailleurs précédée quelques paragraphes plus haut d’une nouvelle évocation du « porche » de l’esprit (UV, p. 334). Les figures du seuil sont donc dans Under the Volcano des figures qui permettent d’évaluer le degré d’implication réelle des personnages vis-à-vis du monde qui les entoure et de l’altérité en général. Si l’on peut être tenté de voir dans la démarche jusqu’au-boutiste du Consul et le destin tragique d’Yvonne une implication plus noble et plus authentique, il n’en reste pas moins qu’il s’agit tout autant de démission vis-à-vis du Réel et de l’admission teintée d’une indulgence coupable de la pulsion de mort. Le Consul ne clame-t-il pas haut et fort que le courage suprême pourrait consister en cette « admission-démission » totale ? « ‘What if courage implied admission of total defeat [...] that one couldn’t swim, [...] into a sanatorium ? ’» (UV, p. 205). Dans le passage de la préposition « of » à la préposition « into », se glisse une marge d’incertitude et d’ambiguité qui permet à la pulsion de mort de se glisser. Ce décalage imperceptible construit un discours sur la tangente du récit principal qui permet l’expression d’un tel rapport à la mort. Dans les récits de Conrad, il nous sera aussi loisible de montrer combien le discours de la marge et celui de la mort sont proches.

Dans Heart of Darkness, nul lieu ne semble trouver grâce aux yeux de Marlow puisque Bruxelles, ce « sépulcre blanchi », est le centre nerveux du système d’exploitation impérialiste et que les avant-postes, les « stations » dirigées par les fonctionnaires belges, n’en sont que le prolongement. Quant à l’espace aux marges de la machine colonialiste, la « wilderness », elle est réifiée et son « organicité » semble factice. Elle n’est pas une véritable alternative au sens où elle semble fétichisée. Vincent Pecora reproche d’ailleurs à Conrad d’imaginer un tel espace authentique sur les marges de la culture impériale, puisque, dit-il, c’est aussi une fin de non recevoir au sens où cela suggère que le système n’est pas réformable de l’intérieur :

‘The real pathos of Conrad’s work [...] lies in the mystification it produces in attempting to find some space of the genuine on the margins of an imperial culture. Though his narrators would appear to oppose that centralized authority, the marginality they assume is itself merely an imperialist ruse as those narrators confront, and ideologically recuperate, the contradictions of their own experience853.’

L’ironie omniprésente de Conrad semble sournoisement éroder toute tentative ou prétention de résistance à l’impérialisme. A force de déconstruire l’identité pour finir par y voir un simple effet de structure, il devient difficile d’imaginer un lieu que le système symbolique dominant, ici l’impérialisme, ne viendrait pas naturellement coloniser : « ‘Conrad’s ubiquitous irony is treacherous precisely because it threatens to leave him little more than a forgotten atoll to stand upon’ »854. Vincent Pecora souligne ici le paradoxe essentiel qui travaille de l’intérieur la figure de la marge : élément de possible remise en cause d’une idéologie et d’un langage figés et monologiques, elle peut aussi dévaloriser toute démarche de résistance en l’isolant comme manifestation marginale et isolée et donc vouée à l’échec. Néanmoins, la figure de la marge permet d’accorder à l’altérité un espace de déploiement qui ne soit pas récupéré entièrement par le système et le discours impérialistes. Dans Heart of Darkness, il est beaucoup question de seuils (« threshold », « edge »), ces « figures d’extension » dont parle le critique Michael Levenson :

‘Here then is a second way to understand the crux of character: to cast it in terms of the end, the limit, the threshold, the edge, the border. Alongside the figures of penetration and invasion the tale offers these figures of extension, a reaching towards some distant point on the limit of experience855.’

Ces figures de la marge s’attachent à élucider ou du moins à approcher de l’altérité radicale de Kurtz. Une telle entreprise n’est possible que sur le mode de la tangente et de « l’extension » afin de ne pas courir le risque de réifier et de figer sa différence. D’autant que si cette position en marge semble évidente pour chaque individu qui se considère lui-même, elle ne l’est pas de manière aussi claire pour autrui, que je tends à identifier à sa « frontière extérieure » :

‘Je ne loge en entier dans aucun cadre extérieur susceptible de me contenir. Je me trouve, pour ainsi dire, sur la tangente par rapport à tout cadre donné. L’espace qui m’est donné tend vers un centre intérieur a-spatial ; en l’autre, tout tend à ocuper son propre donné spatial856.’ ‘L’activité esthétique qui se déploie toujours aux frontières (la forme est une frontière) d’une vie vécue par le dedans, là où cette vie est tournée vers le dehors, là où elle prend fin (la fin du sens, de l’espace et du temps) et où commence une autre vie, celle où s’étend, inaccessible à elle-même, la sphère d’activité de l’autre857. ’

Or Marlow respecte la position tangentielle d’autrui et de Kurtz en particulier lorsqu’il le décrit sur le mode de l’extension et de la marge : ‘« [...] the heavy, mute spell of the wilderness [...] had driven him out to the edge of the forest, to the bush [...] this alone had beguiled his unlawful soul ’ ‘beyond the bounds of permitted aspirations’ ‘.’ » (HD, p. 107, c’est moi qui souligne). Ici Kurtz est présenté comme ne logeant pas entier dans « aucun cadre extérieur susceptible de [le] contenir » : il a dépassé les limites ou frontières des aspirations permises par le système colonialiste (« beyond the bounds of permitted aspirations »). Il est à la fois au bord de la forêt (« the edge of the forest ») et au bord du campement. De même, les liens qui relient Marlow à Kurtz ne sont pas définis comme une frontière qui pourrait être tracée mais comme du domaine de l’au-delà du langage (« beyond »), de l’indicible : « ‘[...] the foundations of our intimacy were being laid–to endure–to endure–even to the end–even beyond. ’» (HD, p. 107). Il dit admirer le fait que Kurtz ait eu le courage de plonger son regard dans un gouffre, de franchir le « seuil » du visible et du symbolique (« we step over the threshold of the invisible ») :

‘True, he had made that last stride, he had stepped over the edge, while I had been permitted to draw back my hesitating foot. And perhaps in this is the whole difference; perhaps all the wisdom, and all truth, and all sincerity, are just compressed into that inappreciable moment of time in which we step over the threshold of the invisible. (HD, p. 113)’

En cela même que le discours de Marlow ne prétend pas « récupérer » entièrement et sans reste la voix et la position subjective de Kurtz, c’est un récit « éthique » qui respecte l’altérité. L’éthique de l’écriture conradienne consisterait alors à « franchir le seuil de l’invisible » pour aller voir du côté de la « part d’ombre qui retire l’homme à lui-même »858. Si les personnages sont présentés en marge, sur le seuil, sur une tangente, leur position subjective est toujours celle de l’entre-deux et du jeu entre diverses positions ou places. L’espace de prédilection n’est plus seulement celui de la faille et de la marge mais aussi de l’entre-deux et du jeu.

Notes
847.

Levenson, A Genealogy of Modernism, op. cit., préface, p. XII.

848.

« The dislocation of the self within society is recapitulated, reenacted, reconsidered, in the dislocation of character within modernist forms. And yet part of what makes these novels so tense and nervous is that they pursue their formal disruptions of character even as they so often sustain nostalgic longing for a whole self », Ibid., p. XII.

849.

Nick Wilkinson, « The Novel and a Vision of the Land », dans C. D. Narasimhaiah (éd.), Awakened Conscience: Studies in Commonwealth Literature, New Delhi : Sterling, 1978, p. 191.

850.

Gass, The World within the Word, op. cit., p. 31.

851.

Ibid., p. 31.

852.

Cette scène a effectivement été analysée en détail pour sa valeur dialogique (cf supra, p. 319) et sa signification symbolique (cf supra, p. 388).

853.

Vincent Pecora, Self and Form in Modern Narrative, Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1989, p. 121.

854.

Ibid., p. 144.

855.

Levenson, A Genealogy of Modernism, op. cit., p. 6.

856.

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris : Gallimard, 1984, (©Éditions « Iskoustvo », Moscou, 1979), p. 59.

857.

Ibid., p. 98.

858.

« [...] c’est la réflexion, c’est la prise de conscience, c’est l’élucidation du silencieux, la parole restituée à ce qui est muet, la venue au jour de cette part d’ombre qui retire l’homme à lui-même, c’est la réanimation de l’inerte, c’est tout cela qui constitue à soi seul le contenu et la forme de l’éthique. » (cf supra, note 530)