a.011Conrad : l’ancre et la plume

Le narrateur conradien ainsi que l’écrivain Conrad sont partagés entre ce que M. Maisonnat appelle d’une belle formule la « tentation de l’ancre » qui vise à ‘« ancrer le sujet dans la réalité en niant la médiation du langage’ »860 et la nécessité de la plume qui représente à l’inverse la médiation et l’énonciation861, c’est-à-dire entre d’une part, la tentation d’un nouage figé entre signifiant et signifié et signifié et référent et d’autre part, le souhait de dénouer ce lien pour laisser émerger le désir inconscient du sujet. C’est à ce deuxième niveau qu’intervient la dimension de jeu au sens où l’on dit par exemple qu’un navire « joue » sur son ancre :

‘Le mot jeu évoque enfin une idée de latitude, de facilité de mouvement, une liberté utile, mais non excessive, quand on parle de jeu d’un engrenage ou quand on dit qu’un navire joue sur son ancre. Cette latitude rend possible une indispensable mobilité862.’

Dans les romans de Conrad, ces deux conceptions se côtoient de manière contradictoire et ceci d’autant plus que les affirmations de l’auteur dans ses essais et lettres divers semble prôner une pratique qui n’est pas la sienne dans ses ouvrages de fiction. Ainsi, il oppose le langage des marins, un langage qui ancre les significations et les signifiés dans les signifiants, à un langage qui les laisse dériver. Dans The Mirror of the Sea, il se plaint de la désinvolture avec laquelle les journalistes utilisent les termes techniques. Il prend l’exemple de l’expression « jeter l’ancre » (« cast anchor ») qu’il juge impropre du fait qu’on ne jette jamais l’ancre mais qu’on la laisse tomber :

‘Your journalist, whether he takes charge of a ship or a fleet, almost invariably « casts » his anchor. Now, an anchor is never cast, and to take a liberty with technical language is a crime against the clearness, precision, and beauty of perfected speech863.’

A l’inverse, lorsqu’il décrit l’émergence du premier livre et donc des premiers mots, il est intéressant de noter qu’il n’est pas question d’une intention déterminée et donc d’un signifié que l’on chercherait à traduire par un signifiant unique et évident mais bien d’une pulsion qui reste inexpliquée, et donc d’un signifié en suspens :

‘In the career of the most unliterary of writers, in the sense that literary ambition had never entered the world of his imagination, the coming into existence of the first book is quite an inexplicable event. In my own case I cannot trace it back to any mental or psychological cause which one could point out and hold to. [...] The pen at any rate was there, and there is nothing wonderful in that864.’

Nulle « cause mentale ou psychologique » ne vient expliquer la prise du stylo contrairement à la métaphore de l’ancre qui suppose une intention « claire, précise et belle » comme le langage qui doit en rendre compte. La plume (ici « pen » ou « stylo-plume »), au lieu de nouer signifiant et signifié irrémédiablement, est une figure de l’écartèlement, un bec dont la béance ouvre sur l’» inefficacité » (« gaping inefficient beak ») et l’échec (« abandoned attempts ») :

‘And I too had a pen rolling about somewhere–the seldom-used, the reluctantly-taken-up pen of a sailor ashore, the pen rugged with the dried ink of abandoned attempts, of answers delayed longer than decency permitted, of letters begun with infinite reluctance and put off suddenly till next day–till next week as likely as not ! The neglected, uncared-for pen, flung away at the slightest provocation, and under the stress of dire necessity hunted for without enthusiasm [...] Or it might even be resting delicately poised on its point by the side of the table-leg, and when picked up show a gaping inefficient beak which would have discouraged any man of literary instincts865.’

La plume ne cesse ici de « jouer sur son ancre » au sens où elle est synonyme d’errance : elle roule quelque part (« rolling about somewhere »), elle vole dans les airs (« flung away »), elle est en équilibre sur le bord de la table (« poised on its point by the side of the table-leg »). On a d’ailleurs l’impression que Conrad décrit ici le même mécanisme que celui du « fort-da » analysé par Freud. Ce dernier y voyait un jeu structurant dans la formation de l’enfant qui s’amuse avec la bobine de fil, métaphore d’une mère qui s’absente puis revient, mais aussi de la nécessaire acceptation de la perte et de l’absence comme nécessaire à l’accès au symbolique. Cette acceptation se fait à la condition du meurtre de la Chose, du premier objet de désir, soit la mère, qui est alors remplacé par l’» objet a »866, ici le stylo. Le jeu du romancier reproduirait ce jeu de l’enfant de 18 mois lorsqu’il accède justement au langage, jeu entre signifiant et signifié, entre signifié figé et fixé par les règles du langage et signifié de désir. En outre, Conrad affirme que l’art du romancier est le plus « élusif » de tous les arts créatifs au double sens mot, c’est-à-dire à la fois le plus insaisissable et le plus ancré dans le jeu : « ‘The art of the novelist is simple. ’ ‘At the same time it is the most elusive of all creative arts, the most liable to be obscured by the scruples of its servants and votaries, the one pre-eminently destined to bring trouble to the mind and the heart of the artist.’ »867 « Élusif » est un terme intéressant du point de vue étymologique puisque l’adjectif vient du verbe latin « eludere » qui signifie à la fois :

  1. gagner en jouant, subtiliser

  2. éviter en se jouant, esquiver

  3. se jouer de868.

Être « élusif », c’est donc « se jouer du » contrat linguistique qui consisterait à trouver une réponse précise, « ‘un signifié central, originaire ou transcendental’ » qui, comme le rappelle Derrida, ‘« fermerait [...] le jeu qu’il ouvre et rend possible’ »869. Autrement dit, c’est opter pour les jeux de la plume aux dépens de l’ancrage du signifiant dans un « signifié central ». L’art du romancier est de dévoiler cette vérité dernière et pour ainsi dire shakespearienne que la vie est un jeu ou encore une scène de théâtre : ‘« At the heart of fiction, even the least worthy of the name, some sort of truth can be found–if only the truth of a childish theatrical ardour in the game of life [...]’ »870. Conrad illustre ici ce que Barthes appelle le « jeu » du texte, comme artefact ludique et comme partition. Le lecteur est invité à jouer avec le livre et à l’interpréter, le « jouer » comme on joue une partition au lieu de la consommer :

‘« Jouer » doit être pris ici dans toute la polysémie du terme : le texte lui-même joue (comme une porte, comme un appareil dans lequel il y a du « jeu ») ; et le lecteur joue, lui, deux fois : il joue au Texte (sens ludique), il cherche une pratique qui le re-produise ; mais, pour que cette pratique ne se réduise pas à une mimésis passive, intérieure (le Texte est précisément ce qui résiste à cette réduction), il joue le Texte ; [...] Le Texte est à peu près une partition de ce nouveau genre : il sollicite du lecteur une collaboration pratique. Grande novation, car l’oeuvre, qui l’exécute ? (Mallarmé s’est posé la question : il veut que l’auditoire produise le livre871.)’

Le « Texte » est en effet, comme « l’art du romancier » pour Conrad, de l’ordre du ludique et de l’élusif, d’autant qu’il a trait à la jouissance qui accompagne toute manipulation du fil signifiant comme de la bobine de fil. Le Texte est ‘« lié à la jouissance [...] où les langages circulent’ » et où donc le désir de l’auteur, du narrateur et du lecteur peuvent circuler :

‘Le Texte, lui, est lié à la jouissance, c’est-à-dire au plaisir sans séparation. Ordre du signifiant, le Texte participe à sa manière d’une utopie sociale ; avant l’Histoire (à supposer que celle-ci ne choississe pas la barbarie), le Texte accomplit sinon la transparence des rapports sociaux, du moins celle des rapports de langage : il est l’espace où aucun langage n’a barre sur un autre, où les langages circulent (en gardant le sens circulaire du terme)872.’

L’indétermination quant à l’interprétation de ce jeu signifiant est soulignée à de multiples reprises dans Lord Jim. En effet, tout le roman porte sur le saut malheureux de Jim hors du Patna, simple erreur d’appréciation de « l’un d’entre nous », ou bien à l’inverse preuve tangible de sa non appartenance au groupe désigné par la formulation « l’un d’entre nous ». Cette expression qui revient de manière obsédante dans le roman n’est jamais, à proprement parler, définie précisément : elle est présentée comme allant de soi comme si, au signifiant « one of us »873 correspondaient forcément les signifiés inaliénables de fiabilité, de loyauté et de courage. D’ailleurs, cette expression est à rapprocher de la description stéréotypée de Jim au début du roman : ses qualités sont alors celles du commis maritime (« water-clerk »). En effet, dès le deuxième paragraphe, il n’est plus question du commis maritime Jim mais du commis maritime dans l’absolu dont les propriétés génériques sont alors déclinées : « ‘To the captain [the water-clerk] is faithful like a friend and attentive like a son, with the patience of Job, the unselfish devotion of a woman, and the jollity of a boon companion.’ » (LJ, p. 46). Cette série d’expressions figées noue aussi fermement que possible une série de signifés entrés dans le code à une catégorie socio-professionnelle. Elle vise à empêcher au maximum le jeu interprétatif. A l’inverse, le procès de Jim et les entretiens avec Marlow tendent à relancer le jeu interprétatif et à montrer dans quelle mesure la stricte adéquation entre signifiant et signifié (ce que Saussure appelle la nature biface du signe) est trompeuse dans la mesure où elle n’est elle-même qu’une règle du jeu symbolique et social mais en aucun cas absolue. Au chapitre VII, lors d’un dîner entre Marlow et Jim, l’expression « one of us » se voit d’ailleurs démonétisée alors même qu’elle entre dans le jeu symbolique du dialogue entre les deux protagonistes. Ainsi, alors que Marlow vient de dire que Jim est « l’un des nôtres », les signifiés se multiplient et s’étoilent :

‘[Jim] was of the right sort ; he was one of us. He talked soberly, with a sort of composed unreserve, and with a quiet bearing that might have been the outcome of manly self-control, of impudence, of callousness, of a colossal unconsciousness, of a gigantic deception. Who can tell ! From our tone we might have been discussing a third person, a football match, last year’s weather. (LJ, p. 100) ’

Alors que le premier qualificatif correspond tout-à-fait au stéréotype du marin maître de ses mots et de ses émotions ‘(« a quiet bearing that might have been the outcome of manly self-control’ »), les suivants sont en totale contradiction avec le code de conduite associé à la caste des marins (« impudence », « callousness », « colossal unconsciousness », « gigantic deception »). Bien que la première phrase semble tout droit sortie du domaine du code avec des assertions à la troisième personne du singulier (« [Jim] was of the right sort ; he was one of us ») et la suggestion de l’existence de classes, de catégories bien définies, l’irruption du modal « might » fait entrer la narration dans un domaine non plus définitoire mais subjectif et incertain. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Marlow choisit ici le modal le plus indéterminé qui soit quant à l’assertion puisque might marque l’équipossibilité et donc l’indécidabilité entre les interprétations proposées. Le jeu interprétatif est par conséquent ici incontrôlable et incontrôlé. Plus loin, c’est Jim qui utilise l’expression inverse « one of them » pour référer à ses complices dans le « crime » : « ‘He discovered at once a desire that I should not confound him with his partners in –crime, let us call it. He was not one of them; he was altogether of another sort. I gave no sign of dissent.’ » (LJ, p. 101). L’expression « one of them » est vraisemblablement la transposition directe des propres mots de Jim alors que l’incise « his partners in –crime, let us call it » vient du point de vue de Marlow car il est peu probable que Jim parle de « crime » quant à lui. Ici encore le jeu interprétatif se met en place et Marlow remarque ironiquement qu’il ne sait pas si Jim « joue » sur les mots, s’il « joue » la comédie ou s’il croit vraiment être différent de ses comparses comme en témoigne la suite du passage :

‘I had no intention, for the sake of barren truth, to rob him of the smallest particle of any saving grace that would come in his way. I didn’t know how much of it he believed himself. I didn’t know what he was playing up to–if he was playing up to anything at all–and I suspect he did not know either ; for it is my belief no man ever understands quite his own artful dodges to escape from the grim shadow of self-knowledge. (LJ, p. 102)’

Marlow voit dans le discours de Jim un jeu possible sur l’identité et la connaissance de soi. Lorsque Jim affirme ne pas s’être senti visé quand Marlow avait prononcé le mot de « roquet » puisque d’après lui, sa vertu intrinsèque, son identité n’avaient rien à voir avec l’accident du Patna et son saut par dessus bord, Marlow fait la remarque suivante :

‘‘It was solemn, and a little ridiculous too, as they always are, those struggles of an individual trying to save from the fire his idea of what his moral identity should be, this precious notion of a convention, only one of the rules of the game, nothing more, but all the same so terribly effective by its assumption of unlimited power over natural instincts, by the awful penalties of its failure. (LJ, p. 103)’

Avec ce commentaire ironique, Marlow insiste sur le désir de garder les apparences d’une identité morale noble et idéale qui n’est pour lui qu’un jeu, rien de plus. Lord Jim explore donc systématiquement l’espace de jeu, la faille entre les identifications imaginaires (« his idea of what his moral identity should be ») et la réalité du jeu symbolique et social qui n’admet que des positions de sujet qui peuvent évoluer. Cette observation de Marlow est ici bien proche des conceptions de Conrad qui affirmait : ‘« If we are « ever becoming–never being » then I would be a fool if I tried to become this thing rather than that ; for I know well that I never will be anything.’ »874 Lord Jim dissèque un hiatus entre un personnage, Jim, qui pense simplement avoir mal joué ou à contre-temps, et une société qui le juge sur cet acte unique comme représentatif de son identité et de son essence pourrait-on dire. Heart of Darkness analyse une autre forme de comédie sociale et de jeu qui est celui de l’impérialisme où derrière les grandes déclarations de principe, c’est une farce qui se joue. C’est aussi un jeu sans enjeu autre que le profit où tous les nobles signifiants sont alors contaminés par un désir d’exploitation comme nous avons essayé de le montrer ailleurs dans un article consacré à l’étude du discours impérialiste875. Si chez Conrad l’ancre et la plume rivalisent d’influence dans un jeu de bascule entre signifiant, signifié et position de sujet, chez Lowry les liens entre signifiant, signifié et position de sujet sont ou bien plus rigides ou au contraire au bord de l’éclatement le plus total, et la métaphore de la toile d’araignée en est alors une figure spatiale des plus éclairantes.

Notes
860.

Claude Maisonnat, « L’ancre contre la plume : l’écriture double de Joseph Conrad », CREA, n° spécial, Mélanges conradiens, Grenoble : Université Stendhal, 1992, p. 27.

861.

Ibid., p. 31.

862.

Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Le masque et le vertige, Paris : Galimard, 1967 (©1958), p. 14.

863.

Joseph Conrad, The Mirror of the Sea and A Personal Record, (©The Mirror of the Sea 1906, ©A Personal Record 1912) Londres: Dent Collected Edition, 1946, p. 13.

864.

Ibid., p. 90.

865.

Ibid., p. 90.

866.

L’objet a est un terme lacanien qui désigne l’objet de désir qui vient remplacer la mère dans le désir de l’enfant puis de l’adulte.

867.

Joseph Conrad, « Books », Notes on Life and Letters, Londres : Dent, 1926, p. 6.

868.

Définitions du Gaffiot.

869.

L’écriture et la différence, op. cit., p. 409.

870.

Joseph Conrad, « Books », op. cit., p. 6.

871.

Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Paris : Seuil, 1984, 439p., pp. 78-79.

872.

Ibid., p. 79.

873.

Cette expression apparaît au chapitre 5 : « I liked his appearance ; I knew his appearance ; he came from the right place ; he was one of us. He stood there for all the parentage of his kind, for men and women by no means clever or amusing, but whose very existence is based upon honest faith, and upon the instinct of courage. » (LJ, p. 74)

874.

Lettre de Joseph Conrad à Edward Garnett, datée du 23/24 mars 1896 (Frederik Karl et Laurence Davies [éds.], The Collected Letters of Joseph Conrad, op.cit., p. 268).

875.

« Heart of Darkness : Jeu et enjeu », L’époque conradienne, 1998, vol. 24, pp. 113-132.