011Les jeux sont faits : le verrouillage d’une machine grippée, bloquée

Le roman fourmille de symboles évoquant une forme de fatalité tragique, qu’il s’agisse du motif de la toile, de la machine ou encore de la roue : toutes ces images visent à nier que l’homme puisse encore changer la partition de sa destinée, puisse encore en jouer. La fatalité tragique est présente dès le premier chapitre puisqu’il est question de la mort d’un personnage, le Consul, mort exactement un an auparavant, le même jour de novembre, jour des morts au Mexique. Les onze chapitres suivants constituent une analepse qui couvre les douze dernières heures de la vie du Consul. La toile de fond est donc déjà tendue et il ne reste qu’à déployer les fils de l’intrigue pour le lecteur. De plus, le roman est construit sur toute une série de symboles et de présages qui annoncent le dénouement tragique comme les chiens errants, les « pariah dogs », et les hommes aux lunettes noires qui suivent et espionnent le Consul tout au long du roman, détail d’autant plus ironique que le Consul mourra pour avoir été soupçonné d’être un espion lui-même. Les milices fascistes fusillent les espions sans état d’âme comme le rappelle Sanabria peu avant d’exécuter le Consul : « ‘We shoota de espiders in Mexico ’» (UV, p. 371). Alors qu’il vient d’être abattu et que l’on s’apprête à jeter son corps dans le ravin, le Consul se rappelle un dialogue entre sa femme et son frère Hugh, qui a été l’amant de sa femme :

‘He was [...] setting out with Hugh and Yvonne to climb Popocatepetl. Already they had drawn ahead.“Can you pick bougainvillea ?” he heard Hugh say, and, “Be careful,” Yvonne replied, “it’s got spikes on it and you have to look at everything to be sure there’s no spiders.” “We shoota de espiders in Mexico,” another voice muttered. (UV, p. 374) ’

Le jeu, l’espace qui existe a priori entre les deux signifiés de « spider » et « espider » est ici comblé par la similarité entre les deux signifiants que seule une lettre distingue. L’assonance permet de faire ressortir un sème commun, celui de la trahison, celle de Hugh et d’Yvonne dont la conversation fait pressentir au Consul une possible trahison et celle des milices fascistes à la poursuite d’espions (« espiders ») réels ou imaginaires. En cela, le jeu sur les mots a tout d’un raccourci paranoïaque, c’est-à-dire l’attribution d’un signifié agressif au détour de n’importe quel signifiant, l’araignée (« spider ») ou l’espion (« espider »). Comme le souligne Deleuze877, le paranoïaque essaie de contrôler le glissement du signifié sous le signifiant, glissement qui est particulièrement marqué chez tous les psychotiques, par le nouage d’un grand nombre de signifiants autour d’un signifié, toujours le même, celui de la colère ou ici plutôt celui de la trahison et de la persécution. La chaîne signifiante rapproche ici deux signifiés a priori sans rapport et pourtant l’interprétation paranoïaque les fait se rapprocher au détour d’une assonance. L’araignée/» spider » évoque la toile qui est une image privilégiée du paranoïaque qui voit dans chaque signe une confirmation d’un monde qui resserre son étau autour de lui, de même que l’espion correspond à une image de l’autre comme tissant ses fils autour du Consul. Cette emprise de la toile et du destin sur les personnages est illustrée par une autre image récurrente, celle de la machine. Dans sa lettre à Jonathan Cape, Lowry insiste sur cette mécanique bien huilée et prédéterminée en précisant que son roman est une sorte de machine et que celle-ci fonctionne d’ailleurs parfaitement : « ‘The novel [...] can even be regarded as a sort of machine : it works too, believe me, as I have found out’ »878. L’idée de déroulement mécanique correspond à celle d’un dispositif tragique prêt à écraser les personnages. Une image privilégiée de la machine est celle de la roue, qu’il s’agisse du manège dénommé la « Máquina Infernal » (qui apparaît dans le roman de manière récurrente) ou de la métaphore structurelle de la roue comme forme du roman. Lowry compare effectivement le mouvement de son livre à celui d’une roue :

‘[T]he form of the book [...] is to be considered like that of a wheel, with twelve spokes, the motion of which is something like that, conceivabbly, of time itself879.’ ‘This wheel [...] can be seen simply in an obvious movie sense as the wheel of time whirling backwards until we have reached the year before and Chapter 2 [...]880.’

Cette roue est celle d’un temps déjà révolu qu’il s’agit de déployer pour le lecteur/spectateur. Under the Volvano, c’est donc une machine tragique « remontée à bloc » qui ne laisse aucune aire de jeu aux personnages.

Cette fatalité tragique se traduit par deux autres métaphores récurrentes, celles du livre et du film. En tant qu’artefacts intertextuels, le livre et le film devraient introduire du jeu dans cette mécanique trop bien huilée et pourtant, là encore, les jeux intertextuels et intratextuels servent ici à renforcer l’impression de destin tragique et d’interprétation paranoïaque du monde. D’ailleurs, un critique de Lowry souligne l’image récurrente du monde/livre qui fait du destin de chaque personnage une ligne déjà tracée dans le Grand livre du monde : ‘« [...] ’ ‘Lowry never really attempts to refute the paranoid notion that the world is a giant book written about us and containing our destiny [...] ’»881. Il rappelle aussi cette observation du biographe de Lowry, Douglas Day, qui remarquait que ce dernier voulait voir en toute chose un signe, une signification :

‘[Lowry] had in him that which prohibited him from stopping at the thing in itself ; the thing had to mean, had to relate to another thing, and so on, until order and symmetry were lost in a maze of arcane correspondences and brilliant conceits882. ’

Nombre de références à d’autres oeuvres confirment l’idée d’un destin du Consul tout tracé. Les allusions intertextuelles à Faust ou encore à la Divine Comédie par exemple, soulignent le dénouement tragique. Pour ce qui est de la Divine Comédie, les références sont celles qui se rapportent à L’Enfer et non au Purgatoire ou au Paradis. Lowry avait prévu de calquer sa trilogie Under the Volcano, Lunar Caustic et In Ballast to the White Sea sur la trilogie de Dante, le Volcan correspondant à L’Enfer. Or, le manuscrit de In Ballast to the White Sea qui devait correspondre au troisième volet, le Paradis, a véritablement brûlé comme pour confirmer Lowry dans sa vision tragique, voire paranoïaque du monde ! Un autre avatar du livre dans le roman et cette fois-ci sur un plan intratextuel est l’annuaire téléphonique que le Consul feuillette chez son ami Laruelle : il y trouve des signes de son destin, le chiffre infernal 666 mais aussi les noms de Zuzugoitea et de Sanabria, les représentants des milices fascistes qui précipiteront sa perte. Le livre, c’est donc le manuscrit d’une vie conçue comme menant vers la mort, comme « être pour la mort » pour parler en termes heideggeriens : Lowry disait d’ailleurs que la mort était le manuscrit de la vie883. L’utilisation du film est tout aussi prémonitoire d’une fin tragique, qu’il s’agisse du film Les mains d’Orlac ou encore Le Destin d’Yvonne Griffaton 884. Le livre et le film sont des avatars de ce manuscrit de la vie qu’est la mort et il ne reste plus au lecteur qu’à dérouler les pages du manuscrit ou suivre le déroulement des bobines de film. Paradoxalement, à cette utilisation du jeu intertextuel et narratif comme ce qui oriente le roman vers une fin tragique toute tracée, s’ajoute une autre utilisation des jeux intertextuels dans un sens contraire, vers une interprétation aléatoire, une sorte de jeu qui serait celle d’un roman en roue libre, loin de toute déterminisme attaché à la psychologie des personnages, à leur destin, leur identité ou encore le sens de leur vie et de la situation politique et sociale décrite dans le roman.

Notes
877.

« Le régime signifiant du signe (le signe signifiant) a une formule générale simple : le signe renvoie au signe, et ne renvoie qu’au signe à l’infini. [...] Aussi le paranoïaque participe-t-il à cette impuissance du signe déterritorialisé qui l’assaille de tous côté dans l’atmosphère glissante, mais il accède d’autant plus au surpouvoir du signifiant, dans le sentiment royal de la colère, comme maître du réseau qui se répand dans l’atmosphère. Régime despotique paranoïaque : ils m’attaquent et me font souffrir, mais je devine leurs intentions, je les devance, je le savais de tout temps, j’ai le pouvoir jusque dans mon impuissance, « je les aurai ». » (Gilles Deleuze, Mille Plateaux, Paris : Minuit/ Critique, 1980, p. 142).

878.

Lowry Malcolm, « Letter to Jonathan Cape », Under the Volcano, Londres : Penguin, 1962, 416p, p. 17.

879.

Ibid., p. 18.

880.

Ibid., p. 23.

881.

Patrick A. McCarthy, « The world as Book, the Book as Machine : Art and Life in Joyce and Lowry », Joyce/ Lowry, Critical Perspectives, p. 151.

882.

Douglas Day, Malcolm Lowry : A Biography, New York : Oxford University Press, 1973, p. 274.

883.

La citation exacte est la suivante : « the idea of death as the accepted manuscript of one’s life [...] strikes me as a profound one. ». Il s’agit d’un extrait du projet de « The Voyage that Never Ends » conservé à l’Université de British Columbia à Vancouver, dossier 32, fichier 1, p. 3.

884.

La référence à ce film en relation avec la fin du roman, où Yvonne meurt piétinée sous les sabots d’un cheval, a été analysée plus haut (cf supra, « Lowry et la double voire multiple exposition »).