011Une machine qui permet la libre circulation, le jeu

Cette logique d’un étoilement du signifiant qui concourt non plus à conforter notre lecture tragique de l’oeuvre mais à nous ouvrir d’autres pistes de lectures multiples et contradictoires s’inscrit dans ce que Bakhtine appelle un fonctionnement proprement polyphonique et carnavalesque du roman en général et du Volcan en particulier. Toutes les conditions sont ici réunies avec ce roman qui se concentre en un jour, celui de la fête des morts, autrement dit, la vie à l’envers, un Consul qui ne l’est plus, des identités qui se brouillent avec une femme, Yvonne, qui est à la fois l’épouse du Consul, la maîtresse de son frère et une femme-enfant, et le frère Hugh qui entretient avec le Consul des relations gémellaires et des relations père-fils. Ce qui nous intéresse ici particulièrement, c’est l’usage qui va être fait des références intertextuelles et des jeux de mots, de ce que nous avons appelé étoilement du signifiant, non pas pour instaurer un discours monologique de la paranoïa et de la tragédie mais au contraire une prolifération de discours et de voix concurrentes et contradictoires qui plonge le roman dans une esthétique du jeu, le jeu étant entendu comme prise de distance et espace ménagé par rapport à une machine, à un discours mais aussi le jeu comme jouissance au sens où l’entend Barthes, cette « ‘possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu.’ »885.

Le jeu que permet l’étoilement de Under the Volcano est avant tout une prise de distance vis-à-vis des règles du jeu propres à certains genres. Alors que pour Butor, « ‘[l]e jeu de société littéraire est contrôlé par un certain nombre de règles, et c’est cela qui constitue ce que nous appelons, par rapport à la littérature classique, les genres’ »886, pour Lowry, le jeu consiste justement à ne pas suivre les règles d’un genre unique, de la tragédie en l’occurrence, mais de multiples genres a priori incompatibles. Voici ce qu’il dit de son roman  :

‘It can be regarded as a kind of symphony, or in another way as a kind of opera–or even a horse opera. It is hot music, a poem, a song, a tragedy, a comedy, a farce, and so forth. It is superficial, profound, entertaining and boring, according to taste. It is a prophecy, a political warning, a cryptogram, a preposterous movie, and a writing on the wall. It can even be regarded as a sort of machine: it works too, believe me, as I have found out887. ’

Le jeu littéraire devient alors non plus un jeu sur le respect des règles d’un genre mais un jeu sur la transgression des règles de plusieurs, voire de multiples genres. Butor souligne d’ailleurs lui aussi cette ambiguité du terme « jeu » lorsqu’il affirme que ce dernier a partie liée avec le carnaval, c’est-à-dire la suspension d’un certain nombre de règles ou leur renversement888. L’écriture carnavalesque de Lowry, c’est effectivement un jeu sur les genres et l’identité et notamment sur la lecture tragique que le Consul fait du monde qui l’entoure. La tragédie est un genre qui n’admet pas le jeu entre différentes voix ou différents styles : elle est d’après Bakhtine, un « monostyle » qui exclut donc la « ‘multiplicité des tons dans le récit’ »889. Or, il n’y a pas plus dialogique et carnavalesque que Under the Volcano. On pourrait lui appliquer la définition que donne Bakhtine des romans carnavalesques et polyphoniques :

‘Ce qui les caractérise, c’est la multiplicité de tons dans le récit, le mélange du sublime et du vulgaire, du sérieux et du comique ; ils utilisent amplement les genres “intercalaires” : lettres, manuscrits trouvés, dialogues rapportés, parodies de genres élevés, citations caricaturées, etc890. ’

Quoi de plus carnavalesque que les lettres, les pancartes, les extraits de menus, de dépliants touristiques, de journaux, qui viennent interrompre le récit, parfois une ligne, parfois tout un paragraphe ? De plus, chaque scène, chaque symbole, chaque mot, tisse des liens avec d’autres scènes, symboles ou mots et ce jeu intratextuel et intertextuel contribue à la polyphonie du roman. Si l’on prend par exemple le signifiant « cat » et ses différentes déclinaisons et avatars y compris « puss », notamment au chapitre V, on voit qu’il est susceptible d’être interprété sous le mode tragique mais aussi bien sous un mode pathétique, dyonisiaque, biblique et bien d’autres encore. Les deux chats du Consul et d’Yvonne meurent après le départ de cette dernière, comme le rappelle le Consul :

‘“The cats had died,” he said, “when I got back–Pedro insisted it was typhoid. Or rather, poor old Oedipus died the very day you left apparently, he’d already been thrown down the barranca, while little Pathos was lying in the garden under the plantains when I arrived [...] dying [...] Maria claimed it was a broken heart–” (UV, p. 89)’

Le premier chat, Oedipe, est jeté au fond d’un ravin tout comme le Consul le sera à la fin du roman : le destin du Consul est donc ici explicitement lié à celui de la figure tragique d’Oedipe. Quant au deuxième chat, Pathos, son sort est moins tragique que pathétique comme son nom l’indique ainsi que la référence au coeur brisé. Le clin d’oeil tragique se trouve donc démonétisé par l’évocation du deuxième chat, Pathos : le Consul et le roman hésitent déjà entre Oedipe et Pathos, autrement dit entre le mode tragique et son contraire, le pathos891. Plus loin dans le roman, un autre chat, celui du voisin du Consul, M. Quincey, suscite une déclinaison de mots-valise : ‘« “–Hullo-hullo-look-who-comes-hullo-my-little-snake-in-the-grass-my-little-anguish-in-herba–” the Consul at this moment greeted Mr Quincey’s cat, [...] hello-pussy-my-little-Priapusspuss, my-little-Oedipusspusspuss,”’ » (UV, p. 134). L’allusion à Priape ainsi que la répétition du morphème « puss », avec leurs connotations sexuelles pour le moins marquées, sont d’autant plus ironiques ici que les retrouvailles du Consul et d’Yvonne se sont soldées par un fiasco : le jeu sur « Priapuss » est ici un prétexte pour souligner le contraste entre l’impuissance du Consul et la sensualité de l’animal ou même les élans débridés du dieu Priape qui lui est associé par contiguité phonique. Tragédie et farce ne semblent ici que les deux faces d’une même pièce, d’un même signifiant.

Une subversion similaire est opérée à partir du symbole du bouc dont les différents signifiants évoquent soit la tragédie avec le signifiant grec « tragos », soit la farce avec le signifiant espagnol « cabron ». En effet, le signifiant « tragos » est à l’origine de la formation du mot tragédie, autrement dit le « chant du bouc », et cela confirme alors le fait que le Consul soit associé au bouc (« goat ») à de multiples reprises, comme bouc émissaire et figure sacrificielle centrale dans la tragédie. Par ailleurs, le signifiant espagnol « cabron » utilisé lui aussi dans le roman évoque la farce avec la figure du cocu que le mot espagnol ne laisse pas d’évoquer892. Pour revenir maintenant au signifiant « cat », une deuxième série de mots-valise apparaît quelques paragraphes plus loin : ‘« Knock knock : who’s there ? ’ ‘Cat. Cat who ? Catastrophe. Catastrophe who ? Catastrophysicist. What, is it you my little popocat ? Just wait till I and Jacques have finished murdering sleep ! Katabasis to cat abysses. Cathartes atratus...’ » (UV, p. 136). Les indices de la tragédie sont bien présents, qu’il s’agisse du renversement tragique connoté ici par la « catastrophe », l’abîme (« cat abysses ») ou encore les vautours (« cathartes atratus »), images de la mort. Néanmoins, un autre discours concurrent se détache : celui du péché et du jardin d’Eden. Le chat, que le Consul dénomme « petit-serpent-dans l’herbe » (p. 134), est ici une figure du démon tentateur. Il attrape dans sa geule un insecte dont les ailes dépassent de chaque côté. Les ailes sont sûrement à l’origine de la comparaison que fait le Consul entre l’insecte et l’âme humaine échappant aux mâchoires de la mort :

‘Finally the cat extended a preparate paw for the kill, opening her mouth, and the insect, whose wings had never ceased to beat, suddenly and marvelously flew out, as might indeed the human soul from the jaws of death, flew up, up, up, soaring over the trees; and at that moment he saw them (UV, p. 140). ’

Autrement dit, le chat, c’est aussi le serpent de la Tentation qui s’est glissé dans le jardin de Quincey et dans le Jardin d’Eden et qui menace l’âme du Consul. De plus, en relevant les yeux, le Consul aperçoit alors Hugh et s’exclame : ‘« Hi there, Hugh, you old snake in the grass ’» (p. 141). La métaphore de la tentation se poursuit avec la menace que représente Hugh pour le couple que forment Yvonne et le Consul. L’intertextualité biblique est ici très nette et elle vient concurrencer l’intertexte tragique lui-même menacé par des références au pathos ou au dyonisiaque. Autour d’un même signifiant « cat », tous ces genres et discours instaurent un dialogisme centrifuge et sans fin. Finalement, il semble dans ce passage comme dans de nombreux autres passages que ce soit le signifiant qui organise le discours plus qu’un signifié particulier et l’on est très proche ici du fonctionnement de la psychose que Lacan définit par « l’envahissement du signifiant » : les ‘« jeux de signifiant finissent dans la psychose par occuper le sujet tout entier [...] cet envahissement psychologique du signifiant qui s’appelle la psychose ’»893. Or la psychose est liée à la non reconnaissance du nom-du-père, cette métaphore paternelle qui seule permet l’entrée dans le symbolique. Il n’est donc pas surprenant que le Consul qui a perdu son père dans l’Himalaya soit justement frappé de cet envahissement du signifiant, envahissement qui se fait prioritairement sur le mode de la contiguité comme c’est le cas ici : « ‘puss, Oedipuss, Priapuss, Cat, Catastrophe, Catabases’ », etc. D’ailleurs la chaîne des associations par contiguité phonique passe par le signifiant « Popocat » qui est justement le signifiant de la perte et de la disparition du père. Popocatepetl est l’un des deux volcans du roman : il en est question dans le titre mais aussi à la fin du roman puisque le Consul imagine qu’il est en train de l’escalader dans l’hallucination qui précède sa mort. Le volcan est explicitement associé au père disparu à de multiples reprises, le père parti à l’ascension du mont Himavat et qu’on n’a plus revu. La rupture de la ligne symbolique et généalogique par la perte du père et du nom-du-père donne donc lieu à des positions de sujet successives qui hésitent entre destin tout tracé et renvoi infini de signifiant en signifiant, de signifié en signifié. En ce qui concerne White, le jeu se fait avant tout entre sens et sensation.

Notes
885.

Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris : Seuil/ Points Essais, 1973, p. 11.

886.

Michel Butor, « La littérature et le jeu » dans Berchtold J., Lucken C., Schoettke S. (éds.) Désordres du jeu. Poétiques ludiques, Genève : Librairie Droz/Recherches et rencontres, vol. 6, 1994, p. 252.

887.

Cf supra, note 663.

888.

Michel Butor insiste ainsi sur la possibilité de ’jouer avec les règles : « La finalité de la règle du jeu c’est une règle nouvelle de la société. A cet égard, on peut lier tous les phénomènes du jeu avec le carnaval. Dans le carnaval, on suspend momentanément un certain nombre de règles, on en renverse quelques-unes, et donc on expérimente un autrement » dans Butor, op. cit., p. 255.

889.

« La troisième particularité réside dans la pluralité intentionnelle des styles et des voix, propre à tous [les genres comico-sérieux]. Ceux-ci renoncent à l’unité stylistique (au monostyle, si l’on peutdire) de l’épopée, de la tragédie, de la rhétorique élevée, de la poésie lyrique... » dans Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoievski, Paris : Seuil, 1970, 348p., p. 153.

890.

Ibid.

891.

Ce balancement entre tragédie et farce pathétique touche un autre personnage du roman : Yvonne. Au chapitre neuf, le récit de sa vie ressemble à un mauvais scénario hollywoodien (mari millionnaire infidèle, carrière brisée) qui aurait perdu le sens tragique : « God knows how many of them had been caugt up in, or invited, the same kind of meaningless tragedy, or half-tragedy, as herself [Yvonne] and her father. [...] her tragedy was no less valid for being so stale. » (UV, pp. 263-264)

892.

« The tragedy. The word tragedy is derived from the Gk. tragôdia, ’the song of a goat’ (from tragos, ’a goat’ and oîde, ’a song’) and is variously explained as referring to a goat offered as a prize at the early dramatic contests, the goatskin dress of the performers, or the vellum on which the plays might have been written. For Lowry, however, the key association is with the Sp. cabrón, ’a goat,’ which has emphatic overtones of ’cuckold’: ’The goat means tragedy (tragedy-goat song) but goat–cabrôn–cuckold (the horns)’ (SL, p. 198). In this opening phrase exists prepotentially all the anguish and disaster of the coming sexual problems of infidelity and impotence which will form the emotional core of the chapter. » (Ackerley, op. cit., p. 102). La citation est de Lowry dans ses Selected Letters, Harvey Breit and Margerie Bonner Lowry (éds.), Londres : Cape, 1967.

893.

Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 251.