c.011White : jeu de bascule entre sens et sensation

Tout le roman semble tourné vers le dévoilement d’une vérité d’ordre eschatologique ou encore sotériologique mais cet ultime dévoilement reste indicible et ne se manifeste que de manière indirecte au détour de la sensation, de l’intuition. Ainsi, lorsque Harry déclare que Voss lui a appris des choses qui ont transformé sa vision du monde, il ne peut que suggérer cette révélation sans pouvoir l’exprimer ni l’expliciter, et c’est le « langage » du corps qui fait alors suppléance au déficit langagier :

‘[...] If I had gone, I would not a known what to do when I got there. Not any more.’
‘You would have learnt again very quickly.’
‘I could have learnt to black your boots, if you had been there, sir. But you would not a been. And it would not be worth it. Not since you learnt me other things.’
‘What things ?’ asked Voss quietly, whose mind shouted.
The boy was quiet then, and shy.
‘I do not know,’ he said at last, shyly. ‘I cannot say it. But know. Why, sir, to live, I suppose.’
He blushed in the darkness for the blundering inadequacy of his own words, but in his weak, feverish condition, was vibrating and fluctuating, like any star–living, in fact.
‘Living ?’ laughed the German.
[...] the German was shivering with the cold that blew in from the immense darkness, and which was palpitating with little points of light. So, in the light of his own conquest, he expanded, until he possessed the whole firmament. Then it was true; all his doubts were dissolved.
‘And what about you, Frank ?’ he said, or shouted again, so recklessly that one old mare pricked up her drowsing ears.
‘Have I not taught you anything ?’ he asked.
‘To expect damnation,’ said Le Mesurier, without considering long.
In the uncompromising desert in which they were seated, this answer should have sounded logical enough, just as objects were the quintessence of themselves, and the few remaining possessions of the explorers were all that was necessary in that life.
But Voss was often infuriated by rational answers. Now the veins were swollen in his scraggy neck.
‘That is men all over,’ he cried. ‘They will aim too low. And achieve what they expect. Is that your greatest desire ?’ (V, p. 360)’

Tout le passage est placé sous le signe de l’entre-deux, entre sens et sensation, entre l’avant révélation et l’après, entre l’interprétation de Harry et celle de Le Mesurier, entre la réticence et l’éclat de voix. Harry essaie d’exprimer un sentiment de révélation ultime en utilisant les mots les plus triviaux qui soient : « you learnt me other things ». Voss réagit d’une voix calme alors que son esprit « hurle » silencieusement pour reprendre une formulation oxymorique : ‘« ‘What things ?’ asked Voss ’ ‘quietly’ ‘, whose mind ’ ‘shouted’ ‘.’ »894 Les mots venant à manquer à Harry, le narrateur décrit une forme de transe du corps du jeune homme en proie à de soudaines palpitations (« vibrating and fluctuating ») comme s’il s’agissait d’un rite d’initiation. Pareillement, l’espace qui les entoure se met à vibrer : ‘« the immense darkness [...] was palpitating with little points of light.’ »895 Cet hypallage qui traduit en fait l’état d’esprit des protagonistes est récurrent chez White et il correspond à un jeu incessant entre un sens eschatologique qui échappe et néanmoins une sensation, un désir de dépassement et d’infini. En ce sens l’écriture devient peinture chez White lorsqu’elle tente de « comprendre et de réaliser l’infini » : « ‘As I see it, painting and religious experience are the same thing, and what we are all searching for is the understanding and realization of infinity.’ »896 Lorsque le sens ne peut être dit, le narrateur le suggère par petites touches visuelles : les palpitations de Harry, le frémissement de la nuit, etc. Et tout comme le discours visuel propre aux rêves d’après Freud, une telle écriture « picturale » ne connaît pas la contradiction897 et Harry peut donc à la fois dire qu’il sait et qu’il ne sait pas en jouant sur la nuance entre savoir comme sens et savoir comme sensation, intuition, expérience shamanique : ‘« ‘I ’ ‘do not know’ ‘,’ he said at last, shyly. ’ ‘‘I cannot say it. But ’ ‘know’ ‘. Why, sir, to live, I suppose.’’ »898 Cette utilisation paradoxale du même verbe « know » avec deux sens différents, l’un rationnel, l’autre intuitif, est d’autant plus essentielle chez White qu’il avait déjà employé ce même procédé à la fin de son roman précédent The Tree of Man. En effet, dans le dernier chapitre qui joue le rôle d’épilogue centré sur le petit-fils de Stan Parker, ce dernier envisage de composer un poème en ces termes : ‘« So he would write a poem of life, of all life, of what he did not know, but knew.’ » (TM, p. 480). Son grand-père Stan Parker est mort au chapitre précédent et le petit-fils est donc emblématique de la force cyclique de renouvellement de la nature. Après avoir tout d’abord envisagé d’écrire un poème sur la mort, il décide en fait d’écrire un poème sur la vie et le narrateur poursuit de la manière suivante :

‘ So he would write a poem of life, of all life, of what he did not know, but knew. [...]
As his poem mounted in him he could not bear it, or rather, what was still his impotence. And, after a bit, not knowing what else to do but scribble on the already scribbled trees, he went back to the house in which his grandfather had died, taking with him his greatness, which was still a secret.
So that in the end there were the trees. The boy walking through them with his head drooping as he increased in stature. Putting out shoots of green thought. So that, in the end, there was no end. (TM, p. 480)’

Ici, de même que dans Voss, le paradoxe apparent qui consiste à écrire sur ce que l’on ne sait pas mais sur ce que l’on sent, aboutit à une même ouverture de l’interprétation oscillant entre le « secret » du grand-père et les pensées bourgeonnantes du jeune homme (« shoots of green thought ») et celles que White essaie de susciter chez le lecteur. A la fin du roman, il n’y a pas de fin mais un éternel recommencement de l’interprétation et de la lecture : « ‘So that, in the end, there was no end.’ » (TM, p. 480). De même, la contradiction entre le salut de la « vie » pour Harry et la damnation ultime pour Le Mesurier n’est pas tranchée : elle continue de « palpiter », de « vibrer » ou encore de « fluctuer » comme si le jeu de bascule herméneutique et interprétatif ne pouvait s’arrêter. Ce jeu de bascule, c’est aussi bien sûr le jeu de bascule entre son et sens, forme et sens dont parlait déjà Valéry à propos de la poésie :

‘Pensez à un pendule qui oscille entre deux points symétriques. Supposez que l’une de ces positions extrêmes représente la forme, les caractères sensibles du langage, le son, le rythme, les accents, le timbre, le mouvement en un mot, la Voix en action. Associez, d’autre part, à l’autre point, au point conjugué du premier, toutes les valeurs significatives, les images, les idées ; les excitations du sentiment et de la mémoire, les impulsions virtuelles et les formations de compréhension en un mot tout ce qui constitue le fond, le sens d’un discours. Observez alors les effets de la poésie en vous-mêmes. Vous trouverez qu’à chaque vers, la signification qui se produit en vous, loin de détruire la forme musicale qui vous a été communiquée, redemande cette forme. Le pendule vivant qui est descendu du son vers le sens tend à remonter vers son point de départ sensible, comme si le sens même qui se propose à votre esprit ne trouvait d’autre issue, d’autre expression, d’autre réponse que cette musique même qui lui a donné naissance899. ’

Cette oscillation entre son et sens pour Valéry est bien à l’image de l’écriture de la sensation de White, une écriture qui fluctue, vibre et frémit entre image, sensation corporelle et sens. Et le lecteur doit alors accepter ce va-et-vient du pendule et ne pas chercher à en arrêter la course, d’autant que chez White comme chez Conrad et Lowry, ce principe d’oscillation se retrouve à un autre niveau, celui d’une énonciation omniprésente entre différentes voix qui oblige le lecteur à suspendre toute interprétation qui se voudrait définitive afin de laisser le sens lui-même penduler.

Notes
894.

C’est moi qui souligne.

895.

C’est moi qui souligne.

896.

Citation de Ben Nicholson citée en épigraphe au Vivisector.

897.

« La manière dont le rêve exprime les catégories de l’opposition et de la contradiction est particulièrement frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le « non ». Il excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet. Le rêve représente souvent aussi un élément quelconque par son désir contraire, de sorte qu’on ne peut savoir si un élément du rêve, susceptible de contradiction, trahit un contenu positif ou négatif dans les pensées du rêve. » (Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, Paris : PUF, 1967(©1926), p. 274).

898.

C’est moi qui souligne.

899.

Paul Valéry, « Poésie et pensée abstraite », conférence prononcée à Oxford (©Oxford, Clarendon Press, 1939) et reprise dans Oeuvres, tome 1, Paris : Gallimard/Pléiade, 1987, pp. 1314-39, pp. 1331-32.