011VI. Surface et profondeur

a.011Un aperçu d’histoire littéraire

Surface et profondeur sont des concepts qui sont au coeur de toute réflexion tant philosophique que littéraire et qui sont à la croisée de partis pris formels comme de choix éthiques. Le critique Georges Gusdorf s’est penché sur ce problème à de nombreuses reprises et l’analyse qu’il fait des rapports entre surface et profondeur au XVIIIe siècle puis au XIXe nous semble intéressante à rappeler, d’autant que de telles notions sont essentielles à la question du placement et du positionnement qui font problème chez Conrad, Lowry et White. Gusdorf souligne ainsi qu’au siècle des Lumières l’esprit et la conscience sont le plus souvent perçus comme surface dénuée de profondeur : ‘« Notre esprit est un théâtre d’ombres, apparences sans substance ni substrat, relations sans rapport d’une présence d’esprit qui s’interrompt dans les intervalles du sommeil et de la pensée confuse’ »913. Hume et les philosophes des Lumières estiment qu’il n’y a pas de dedans, d’individualité mais seulement un dehors, une surface. Alors que pour Newton, ‘« l’ordre admirablement lié des phénomènes n’est pas un dehors sans dedans » et « la physique mathématique est un langage destiné par Dieu à l’intelligence humaine’ »914, pour Hume, ‘« la vie psychique de tout un chacun se réduit à un dehors sans dedans ’» :

‘La conscience est une surface, un écran de projection, un théâtre d’ombres, derrière lequel on ne doit pas supposer une quelconque présence, un manipulateur divin, artisan de nos pensées. Le Moi, l’Ego n’existe pas, fiction inventée de toutes pièces par des charlatans intéressés à nous tromper. L’empirisme radical de Hume, en accord avec la pensée dominante de l’âge des Lumières, nie l’existence d’un sujet, d’une entité individuelle, qui servirait de support aux sensations, idées et représentations de la conscience. La vie psychique de tout un chacun se réduit à un dehors sans dedans915.’

Gusdorf contraste cette vision prédominante au siècle des Lumières avec les idées du XIXe siècle, puisque les romantiques décrètent alors que les manifestations de surface n’ont que peu d’intérêt et que c’est ‘« l’Autre qui est important, ce qui se dérobe aux analyses discursives ’» :

‘Les propositions de la science, ses longues chaînes de raisons, exposent seulement l’indéfinie répétition du Même. Mais c’est l’Autre qui est important, ce qui se dérobe aux analyses discursives ; le fondement du fondement, le commencement du commencement, même si l’esprit fini n’a pas prise sur ces immensités au sein desquelles il ne peut s’aventurer que selon la voie incertaine du promontoire du songe, comme disait Victor Hugo916.’

Deux métaphores de la vérité rivalisent d’influence chez les romantiques, le dissimulé et le profond, le « sens caché » et la « vérité des profondeurs » :

‘Le savoir romantique recherche le sens caché de l’existence individuelle et sociale selon la voie de l’occultisme. Les romantiques dignes de ce nom sont des adeptes de cette vérité des profondeurs, accessible au prix d’une reconversion de l’être personnel. La connaissance authentique est théosophie ; la science ésotérique de l’espace du dedans et de ses hiéroglyphes symboliques procure les clefs de l’intelligence divine, foyer des intelligences humaines. Mais le langage de l’initié demeure lettre morte pour celui qui n’est pas initié ; quant aux autres initiés, il est inutile de s’adresser à eux pour leur faire part de ce qu’ils savent déjà. D’où le caractère ambigu du discours romantique, condamné à se dérober sous le voile de l’analogie, à indiquer seulement une voie qui transgresse les limites de l’expression humaine917. ’

Cet espace du dedans est intimement lié à l’espace du dehors, espace du voyage et de l’altérité tels la « wilderness » dans Heart of Darkness, les ruelles de Quaunahuac et la « barranca » dans Under the Volcano et pour finir le « bush » australien dans Voss. D’ailleurs le titre même des romans évoque à première vue une quête d’une « vérité des profondeurs », d’un centre qui ne soit pas tant celui du monde que celui de la personnalité du voyageur comme le dit Gusdorf :

‘Les voyages, réels ou imaginaires, sont des recherches d’une vérité dispersée dans l’espace, pèlerinages symboliques dont la destination finale n’est pas le centre du monde, ni non plus le bout du monde, mais le centre de la personnalité du voyageur918. ’

Aller au « coeur des ténèbres », c’est à la fois s’enfoncer au coeur de la « wilderness » et plonger dans les méandres de la personnalité. De même, alller au « dessous du volcan » évoque un déplacement avant tout métaphorique : il s’agit de découvrir ce qui nourrit le volcan, en quoi il est indissociable du feu et de la lave qui sont dans le roman explicitement liés à l’alcool et donc à la position subjective du Consul. Enfin, la traversée du « bush » australien s’apparente à une traversée des identifications imaginaires dont Voss doit se défaire. Néanmoins le terme de « centre de la personnalité » du voyageur est un peu trompeur au sens où chez Conrad, Lowry et White, on a bien plutôt la découverte que l’homme n’a pas de centre ni de personnalité qui découlerait d’un centre organisateur. L’affirmation selon laquelle ‘« le voyage romantique impose une conversion de l’espace du dehors à l’espace du dedans, de l’évidence géographique du paysage à l’invidence de l’initiation’ »919 ne se trouve vérifiée en ce qui concerne Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss que dans la mesure où l’espace du dehors est faillé, creux, évanescent, à l’image de la position subjective des protagonistes des romans. En ce sens, les romans de Conrad et Lowry ont nettement plus d’affinités avec la vision dix-huitièmiste d’une conscience comme « surface », « écran de projection » ou encore « théâtre d’ombres »920.

Notes
913.

Georges Gusdorf, Auto-bio-graphie, lignes de vie 2, Paris : Odile Jacob, 1991, p. 187.

914.

Ibid.

915.

Ibid., p. 188.

916.

Ibid., p. 186.

917.

Georges Gusdorf, Fondements du savoir romantique, Paris : Payot, 1982, 471p., pp. 394-395.

918.

Ibid., p. 396.

919.

Ibid., p. 397.

920.

« La conscience est une surface, un écran de projection, un théâtre d’ombres [...] » (Gusdorf, cf supra, note 915).