b.011Conrad et Lowry : surface, écran de projection, théâtre d’ombres

011Conrad : vide des profondeurs et voiles de la surface

Chez Conrad, même si le topos romantique du voyage est utilisé, il ne mène pas à une « vérité des profondeurs » ou au « centre de la personnalité du voyageur », qu’il s’agisse de Kurtz ou de Marlow. En effet, si Kurtz est bien le but ultime du voyage, il n’en reste pas moins que le coeur de sa personne est vide : ‘« he was hollow at the core. »’ (HD, p. 97). Marlow explique sa déception lorsqu’il a réalisé qu’il n’entendrait plus jamais Kurtz parler et que ce qu’il avait tant désiré était finalement dépourvu de substance : « ‘There was a sense of disappointment, as though I had found out I had been striving after something altogether without a substance.’ » (HD, pp. 82-83). Mais le champ sémantique du creux (« hollow ») et donc de l’absence d’une « vérité des profondeurs » autre que vide ne se limite pas à Kurtz. La « wilderness »921 est elle aussi décrite en termes du creux, du vide et du silence ainsi que Marlow : ‘« There was a pause of profound stillness, then a match flared, and Marlow’s lean face appeared, worn, hollow, with downward folds and dropped eyelids [...]’ » (HD, p. 83). Dans Heart of Darkness les protagonistes semblent gagnés par le vide, véritables « hommes creux » comme le sont les hommes du poème de T. S. Eliot, « The Hollow Men » :

« We are the hollow men
We are the stuffed men. »

Eliot dit aussi plus loin qu’ils sont des hommes vides (« empty men »). En ce sens Heart of Darkness n’est pas tant une quête du Graal qu’une familiarisation avec le vide, une « connaissance du vide »922 si tant est qu’on puisse le connaître. Si la « vérité des profondeurs » est vide, qu’en est-il de la surface ? Dans Heart of Darkness, Marlow semble prôner une approche de la surface au détriment des profondeurs. Il présente en effet l’attachement à la surface comme « salvateur » :

‘[...] I had to keep a look-out for the signs of dead wood we could cut up in the night for next day’s steaming. When you have to attend to things of that sort, to the mere incidents of the surface, the reality–the reality, I tell you–fades. The inner truth is hidden–luckily, luckily. (HD, p. 67)’ ‘There was surface truth enough in these things to save a wiser man. (HD, p. 70).’

A cette prédilection pour la surface au niveau diégétique s’ajoutent en outre des préoccupations narratologiques sur un plan méta-diégétique : un refus de la position de narrateur omniscient héritée du réalisme et du naturalisme, qui prône les profondeurs psychologiques et la détention d’un savoir ultime. Ainsi Conrad déclarait-il quelque 20 ans plus tard à son ami Lenormand : « ‘Je ne veux pas aller au fond, je veux considérer la réalité comme une chose rude et rugueuse sur laquelle je veux promener mes doigts–Rien de plus. ’»923 Il en découle un texte qui ressemble à une surface plane dépourvue de profondeur et une impression de mosaïque créée par les différents points de vue des personnages sur une même réalité, fussent-ils contradictoires : « ‘Whereas his Victorian predecessors had allowed themselves unrestrained access to a character’s consciousness, Conrad here inclines to restrict his attention to the directly available sensory surface.’ »924 En ce sens Conrad renonce à la prérogative de l’auteur réaliste qui était son « ‘caractère d’ubiquité et de pénétration’ »925. Chez Conrad, on a un espace de pure surface comme l’espace « neutre »926 du nouveau roman d’après Bernard Dort : ‘« Plus de profondeur ; tout est en surface, une surface illimitée où les différents éléments (l’eau, l’air, la terre) communiquent entre eux, où toutes les distances sont abolies, où il n’y a plus de solution de continuité [...]’ »927. Il poursuit en soulignant la disparition du temps : ‘« Le temps a disparu : reste cet espace, le monde réduit à une surface, qu’il faut parcourir.’ »928 En effet, tout l’enjeu est d’arriver jusqu’à Kurtz à bord du vapeur qui doit absolument rester en surface et chaque incident est un incident de surface, la surveillance des possibles obstacles (branches mortes ou hauts-fonds), l’attaque du vapeur par de fausses flèches, etc. Chaque « fait », chaque événement reste semblable à une ride sur l’eau qui masque des profondeurs inaccessibles, une « énigme insondable » : ‘« [a] fact dazzling, to be seen, like the foam on the depths of the sea, like a ripple on an unfathomable enigma’ » (HD, p. 76). Comme le souligne John Hillis Miller929, chaque incident, chaque témoin ou point de vue apparaît sous la forme d’un voile sur ce que Gusdorf appelle la « vérité des profondeurs » au point de se demander si pour Conrad la « vérité » n’est pas l’accumulation même de voiles et de couches de réalité et d’interprétation, ensemble de surfaces sans noyau véritable. En ce sens, le texte conradien aurait toutes les caractéristiques de ce que Barthes appelle le « texte-oignon » :

‘[...] si jusqu’à présent on a vu le texte sous les espèces d’un fruit à noyau (un abricot, par exemple), la pulpe étant la forme et l’amande étant le fond, il convient de le voir plutôt maintenant sous les espèces d’un oignon, agencement superposé de pelures (de niveaux, de systèmes), dont le volume ne comporte finalement aucun coeur, aucun noyau, aucun secret, aucun principe irréductible, sinon l’infini même de ses enveloppes–qui n’enveloppent rien d’autre que l’ensemble même de ses surfaces930.’

Une des métaphores les plus célèbres de Conrad est d’ailleurs bien similaire :

‘[...] to him, the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside, envelopping the tale which brought it out only as a glow brings out a haze, in the likeness of one of these misty halos that sometimes are made visible by the spectral illumination of moonshine. (HD, p. 30)’

Néanmoins, il ne faut pas assimiler cet attachement à la surface à un certain matérialisme tel que Wells, Bennett et Galsworthy le pratiquent d’après Virginia Woolf931. Contrairement à ces derniers, Conrad et Hardy savent mieux rendre les myriades d’impressions fugitives de la vie :

‘[With Bennett] Life escapes; [...] Whether we call it life or spirit, truth or reality, this, the essential thing, has moved off, or on, and refuses to be contained any longer in such ill-fitting vestments as we provide. [...] The mind receives a myriad impressions–trivial, fantastic, evanescent, or engraved with the sharpness of steel. From all sides they come, an incessant shower of innumerable atoms ; [...] Life is not a series of gig lamps symmetrically arranged ; life is a luminous halo, a semi-transparent enveloppe surrounding us from the beginnning of consciousness to the end932.’

Cette métaphore du « halo lumineux » de même que la métaphore conradienne du « halo de brume » souligne un désir de rendre compte de la réalité telle qu’elle s’imprime sur l’écran intérieur de notre conscience : « Let us record the atoms as they fall upon the mind in the order in which they fall, let us trace the pattern, however disconnected and incoherent in appearance, which each sight or incident scores upon the consciousness. »933 Cette préséance de l’extérieur et de la surface chez Conrad se retrouve en partie chez Lowry mais sous la forme très nette de l’indistinction primordiale entre forme et fond, extérieur et intérieur, surface et profondeur.

Notes
921.

Dans la « wilderness », les bruits sont réverbérés comme s’ils se produisaient dans une caisse de résonance : « The word ivory would ring in the air for a while– and on we went again into the silence, along empty reaches, round the still bends, between the high walls of our winding way, reverberating in hollow claps the ponderous beat of the sternwheel. » (HD, p. 68, c’est moi qui souligne)

922.

Je reprends ici l’expression de Todorov à propos de Heart of Darkness (Tzvetan Todorov, « Connaissance du vide », in « Figures du vide », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 11, Printemps 1975, pp. 145-154).

923.

Lettre de Conrad à H. R. Lenormand, « Note sur un séjour de Conrad en Corse », La Nouvelle Revue Française, n°135, 1924, p. 27.

924.

Levenson, A Genealogy of Modernism, op. cit., p. 5.

925.

Michel Raimond parle de ce « caractère d’ubiquité et de pénétration » que l’auteur réaliste s’attribue (Raimond, La Crise du roman, Des lendelains du Naturalisme aux années 20, Paris : José Corti, 1985, p. 372).

926.

Bernard Dort, « Sur l’espace », Esprit, Juillet/Août 1958, p. 77. Cette remarque est valable à ceci près que si « neutralité » de l’espace il y a dans Heart of Darkness, elle est plus d’ordre herméneutique qu’ontologique. Elle ne délivre en effet aucun sens particulier mais néanmoins contrairement à l’espace de nouveaux romans tels ceux de Robbe-Grillet, elle suscite de nombreuses sensations et réactions de la part des protagonistes. Elle les amène à réfléchir sur leur position de sujets et à tenter d’interpréter ce qu’ils perçoivent de cette surface.

927.

Ibid., p. 77.

928.

Ibid., p. 79.

929.

« The novel is a sequence of episodes, each structured according to the model of appearances, signs, which are also obstacles or veils. Each veil must be lifted to reveal a truth behind which always turns out to be another episode, another witness, another veil to be lifted in its turn. » Cette citation est de John Hillis Miller dans « Heart of Darkness Revisited » (©1983), in Ross C. Murfin (éd.) Heart of Darkness, Boston : Bedford Books/Case Studies in Contemporary Criticism, 1996, p. 214.

930.

Barthes, Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris : Seuil, 1984, p. 159.

931.

Virginia Woolf, « Modern Fiction » in The Common Reader, Londres : Hogarth, 1925, p. 185.

932.

Ibid., pp. 188-189.

933.

Ibid., p. 190.