011Lowry : topologie mouvante entre intérieur et extérieur

Dans Under the Volcano, les protagonistes sont souvent présentés de la manière la plus « plate » qui soit, pour reprendre l’opposition de Forster entre personnages « plats » (« flat ») et personnages « tout en rondeur » (« round »), c’est-à-dire plus consistants, décrits avec plus de détails caractéritiques934. Lowry disait d’ailleurs de la description de ses personnages qu’elle était tout simplement absente de son roman puisque les différents protagonistes du roman étaient supposés ne représenter que divers aspects du même homme ou même de l’Homme comme type :

‘The truth is that the character drawing is not only weak but virtually nonexistent, save with certain minor characters, the four main characters being intended, in one of the book’s meanings, to be aspects of the same man, or of the human spirit, and two of them, Hugh and the Consul, more obviously are935.’

Si les personnages sont souvent réduits à une surface, cette surface est par ailleurs aisément réversible. Lorsque Lacan s’était essayé à trouver une figure topologique correspondant à la structure du sujet, il avait proposé des figures sans intérieur ni extérieur, des surfaces comme la bande de Moëbius où extérieur et intérieur, surface et profondeurs soient indissociables. Cette métaphore est parfaitement adaptée aux personnages de Under the Volcano. Ainsi, les « profondeurs » physiques (entrailles) ou spirituelles (la culpabilité) viennent au jour, à l’extérieur, en surface :

‘[...] it was as though the whole of this man, by some curious fiction, reached up to the crown of his perpendicularly raised Panama hat, for the gap below seemed to Hugh still occupied by something, a sort of halo or spiritual property of his body, or the essence of some guilty secret perhaps that he kept under the hat but which was now momentarily exposed, fluttering and embarrassed. (UV, p. 190)’

Cette « sorte de halo » ou « propriété spirituelle de son corps » ou encore « l’essence de quelque secret coupable » sont des notations à la fois purement physiques et extérieures et en même temps symboliques d’une intériorité, d’un « esprit », torturés par la culpabilité (comme en témoignent les adjectifs « spiritual » et « guilty »). La description devient ici expressioniste au sens où c’est la perception subjective de la réalité qui prend le dessus sur son caractère objectif et où l’hallucination se superpose aux objets et personnes effectivement présents :

‘The Consul now observed that on his extreme right some unusual animals resembling geese, but large as camels, and skinless men, without heads, upon stilts, whose animated entrails jerked along the ground, were issuing out of the forest path the way they had come. (UV, p. 341)’

Ces passages hallucinatoires sont représentatifs d’un processus récurrent dans le roman, celui du morcellement des corps et d’une monstrueuse exoscopie. Le solipsisme du Consul l’empêche de structurer l’image de son corps à partir du regard unifiant de l’autre et notamment à partir de l’image renvoyée par le miroir. En effet, il est dans la situation paradoxale qui est celle de l’enfant avant le « stade du miroir » : il éprouve la réalité de son corps comme somme de sensations éparses et non unifiées et seule l’image du miroir ou encore l’image renvoyée par l’autre (tout d’abord la mère), peut lui permettre cette « captation spatiale » qui, toute aliénante qu’elle soit, lui donne néanmoins la possibilité de passer d’une image morcelée de son corps à une forme unifiée, ce que Lacan appelle une « forme orthopédique de sa totalité » :

‘[...] le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation–et qui pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité, – et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental936.’

Or ce stade du miroir est ce qui permet précisément de négocier le passage de l’espace intérieur à l’espace extérieur, de l’esprit ou inconscient au corps. C’est la raison pour laquelle la description du corps morcelé par Lacan semble correspondre tout-à-fait à certaines scènes du roman :

‘Ce corps morcelé [...] se montre régulièrement dans les rêves, quand la motion de l’analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l’individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exoscopie, qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines, qu’à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch, dans leur montée au siècle quinzième au zénith imaginaire de l’homme moderne937.’

Il semblerait donc que le Consul n’ait pas réussi à assumer le stade du miroir de façon convaincante et ceci est d’autant plus net que ni lui ni les autres personnages du roman ne réussissent à entretenir des relations intersubjectives satisfaisantes avec leur entourage ni avec le monde en général. Il n’est par conséquent pas étonnant qu’une des scènes d’hallucination les plus violentes apparaisse juste après que ni Hugh ni le Consul ne soient venus en aide à l’indien gisant au bord de la route. La conscience de ce dernier est alors envahie par une vision apocalyptique de mutilation et de désintégration des corps qui annonce la vision finale des dernières pages :

‘–something like a tree stump with a tourniquet on it, a severed leg in an army boot that someone picked up, tried to unlace, and then put down, in a sickening smell of petrol and blood, half reverently on the road; a face that gasped for a cigarette, turned grey, and was cancelled; headless things, that sat, with protruding windpipes, fallen scalps, bolt upright in motor cars; children piled up, many hundreds; screaming burning things [...] (UV, p. 248)’

Les organes intérieurs surgissent à la surface (« protruding windpipes »), les corps se disloquent, une jambe tranchée, un gros plan sur un visage puis sur des corps sans têtes qui en deviennent des « choses » (« headless things »), des scalps et des corps d’enfants dont l’entassement fait qu’on les assimile eux aussi à des objets, des choses (« screaming burning things »). Surface et profondeur se mêlent donc en un corps morcelé monstrueux qui est à l’image d’un monde qui court à sa perte dans une frénésie de violence et avec la montée des forces fascistes en Espagne mais aussi au Mexique puisque les miliciens qui empêchent Hugh de venir en aide à l’Indien sont clairement identifiés comme fascistes. Par ailleurs, la réversibilité entre intérieur et extérieur touche un autre domaine que celui des corps, celle du monde extérieur contaminé par le monde intérieur comme en témoignent les nombreuses hallucinations du roman. Si le « ‘rétrécissement de l’espace vécu’ »938 est bien le propre de l’hallucination d’après Merleau-Ponty, alors le Consul est bien cet homme dont l’espace est déstructuré et qui n’arrive pas à empêcher l’» ‘enracinement des choses dans [son] corps ’» :

‘The broad leaves of the plantains themselves drooping gently seemed menacingly savage as the stretched wings of pelicans, shaking before they fold. The movements of some more little red birds in the garden, like animated rosebuds, appeared unbearably jittery and thievish. It was as though the creatures were attached by sensitive wires to his nerves. When the telephone rang his heart almost stopped beating. (UV, p. 76)’

Le Consul multiplie ici les comparaisons comme s’il n’arrivait plus à dissocier êtres vivants d’une part et arbres et plantes d’autre part : les feuilles de plantain ressemblent à des ailes de pélicans et les oiseaux rouges à des boutons de rose et tous ces éléments lui sont rattachés par de mystérieux fils nerveux. Comme le dit l’écrivain William Gass, le Consul est à l’image de Lowry, un homme de l’oralité qui n’arrive pas à couper le cordon avec l’élément liquide symbolique de la mère, et qui ne voit le monde qui l’entoure que comme directement relié à lui :

‘And if he had not been born, mistakenly, a Leo, he would have made a perfect Pisces : swimmer, sailor, soak, souse, sponge–all that absorbent–oral, impotent, a victim of undifferentiation and the liquid element, shoreless like his writing, wallowy, encompassing, a suicide by misadventure, bottle broken, drinker, diver, prisoner of self...939

Outre une telle confusion entre monde extérieur et monde intérieur, entre surface et profondeur comme reflet et symptôme d’une attitude purement solipsiste et d’une situation politique perturbée, le roman présente une réflexion sur la surface des mots, ces ‘« vieux mots usés et effacés par des siècles d’insouciant usage ’»940. Les mots et les personnages sont effectivement composés d’une succession de couches (« peels ») sans centre, sans noyau ni signifié primordial. Et par conséquent les reflets qui viennent jouer à la surface des mots sont changeants ainsi qu’en témoigne l’épisode consacré au « pelado ». C’est un extrait d’autant plus important qu’il fait écho à de nombreux autres passages où il est question des signifiants « pelado » et son antonyme « compañero ». C’est un mot travaillé par l’ambiguïté puisqu’il signifie soit le démuni soit l’exploiteur ou encore les deux à la fois941 :

‘Certainly his features, high, prominent nose and firm chin, were of strongly Spanish cast. His hands–in one he still clutched the gnawed half-melon–were huge, capable and rapacious. Hands of the conquistador, Hugh thought suddenly. But his general aspect suggested less the conquistador than, it was Hugh’s perhaps too neat idea, the confusion that tends eventually to overtake conquistadores. His blue suit was of quite expensive cut, the open coat, it appeared, shaped at the waist. Hugh had noticed his broad cuffed trousers draped well over expensive shoes. The shoes however–which had been shined that morning but were soiled with saloon sawdust–were full of holes. He wore no tie. His handsome purple shirt, open at the neck, revealed a gold crucifix. The shirt was torn and in places hung out over his trousers. And for some reason he wore two hats, a kind of cheap Homburg fitting neatly over the broad crown of his sombrero. “How do you mean Spaniard?” Hugh said.
“They came over after the Moroccan war,” the Consul said. “A pelado,” he added, smiling.
The smile referred to an argument about this word he’d had with Hugh, who’d seen it defined somewhere as a shoeless illiterate. According to the Consul, this was only one meaning; pelados were indeed “peeled ones,” the stripped, but also those who did not have to be rich to prey on the really poor. For instance those halfbreed petty politicians who will, in order to get into office just for one year, in which year they hope to put by enough to forswear work the rest of their lives, do literally anything whatsoever, from shining shoes, to acting as one who was not an “aerial pigeon.” Hugh understood this word finally to be pretty ambiguous. A Spaniard, say, could interpret it as Indian, the Indian he despised, used, made drunk. The Indian, however, might mean Spaniard by it. Either might mean by it anyone who made a show of himself. It was perhaps one of those words that had actually been distilled out of conquest, suggesting, as it did, on the one hand thief, on the other exploiter. Interchangeable ever were the terms of abuse with which the aggressor discredits those about to be ravaged! (UV, pp. 234-235)’

Le sèmes attachés à ce personnage, à ce « pelado » sont hautement contradictoires : il porte des vêtements onéreux et pourtant ses chaussures sont trouées et sa chemise déchirée. Il a l’air d’un espagnol d’après le Consul mais son allure de « pelado » l’associe aux politiciens métis mesquins (« those halfbreed petty politicians”) et aux indiens d’un point de vue espagnol. Espagnol, métis, indien, le mot paraît synonyme d’altérité et tout dépend alors du point de vue adopté. Par ailleurs, ce mot de “pelado” comprend le sème de la misère et de la pauvreté (« “peeled ones,” », « the stripped »), ce que confirme en un sens l’allure négligée du « pelado » en question, même si ses riches vêtements se révèlent alors inappropriés. Les deux dernières phrases du paragraphe concluent habilement en soulignant que le mot est vraisemblablement de ces « ‘vieux mots usés et effacés par des siècles d’insouciant usage’ » (Ibid., c’est moi qui traduis), et que l’on peut dès lors les utiliser à n’importe quel propos. Chez Lowry comme chez Conrad, il y a cette dénonciation de l’usage abusif des mots, de leur réduction à une surface qui se retourne facilement.

Du reste, dans sa préface à Under the Volcano, Lowry préconise d’aller voir en dessous de la surface du texte car, dit-il, le lecteur y trouvera des « profondeurs » qui lui avaient peut-être échappé lors d’une première lecture paresseuse et attachée à la seule surface du texte :

‘[...] my little book seem[s] to me denser and deeper, composed and carried out with more care than the English publisher supposed; that if its meanings had escaped the reader, or if the latter had deemed uninteresting the meanings that float on the surface of the narrative, this might have been due at least in part to a merit rather than a failing of mine. In fact, had not the more accessible aspect of the book been designed so carefully that the reader did not wish to take the trouble of pausing to go below the surface 942 ? ’

Lowry se livre ensuite à une véritable explication de textes en donnant quelques clés et pistes interprétatives au roman et il se justifie en disant qu’il l’a fait pour prouver que le roman avait des « profondeurs » : « ‘All this was not essential for the understanding of the book; I mentioned it in passing so as to give the feeling, as Henry James has said, ‘that depths exist’. ’»943 D’après l’un de ses traducteurs, Stephen Spriel, la surface du texte s’apparente à un cryptogramme qui ne mène toutefois pas à une quelconque « Clé du Cosmos »944 mais qui permet le déploiement de « ‘sidérantes nébuleuses d’intersignes ’ ‘esthétiquement’ ‘ signifiants’ »945 :

‘Au lieu de la Clé du Cosmos, rien que les hypnotisantes volutes de sa Grille, cryptogramme tellement surchiffré qu’il a tous les sens possibles, au choix. Si message il y a dans le Volcan, ce que je crois, il convient à coup sûr de le chercher ailleurs que dans ces–dirait Caillois–» idéogrammes objectifs ». Car tout s’y lie à tout en une résille de signes couvrant la peau du monde, mais dont pas une file (ou semblant de file) ne saurait servir de fil d’Ariane946.’

« ‘Et la surface du ’ ‘Volcan’ ‘, je vous le demande en vérité, n’est-ce-pas, sans conteste, le papillotement illusoire des symboles de toute nature et des phantasmes du délirium tremens ? Le message est ailleurs’ »947. Pour Lowry, le « papillotement » entre surface et profondeur est un phénomène de structure dû à une position de sujet en perpétuel mouvement et en perpétuel « voyage »948. Il s’éloigne ainsi progressivement d’une tradition du personnage à trois dimensions, consistant et tout de profondeur pour la présentation de « centres de conscience » mouvants :

‘[Progressively] Lowry was deliberately moving the “Voyage” novels futher and further away from conventional realist narratives of three-dimensional, consistent characters (an aspect of fiction which he claims–in his famous letter to Cape about Volcano–never greatly interested him) and ever closer to the depersonalized centres of consciousness found in Tristram Shandy, Finnegans Wake and Gravity’s Rainbow, as well as some recent metafiction949.’

Ces « centres de conscience », centres de projections d’images et de mots, sont en ce sens déjà extrêmement modernes voire postmodernes. Chez White à l’inverse, on peut encore parler d’une quête d’une certaine « vérité des profondeurs » même si le roman reste extrêmement ambigu à ce sujet.

Notes
934.

Cf E. M. Forster, Aspects of the Novel, New York : Harcourt, Brace and World, Harvest Books, 1954, pp. 74-75.

935.

Malcolm Lowry, « Letter to Jonathan Cape » in Under the Volcano, Londres : Penguin, 1962, p. 10.

936.

Jacques Lacan, « Le Stade du miroir », Ecrits I, op. cit., pp. 93-94.

937.

Ibid., p. 94.

938.

Cf supra, note 845.

939.

Gass, The World within the Word, op. cit., pp. 30-31.

940.

On aura reconnu ici la traduction d’un célèbre passage de la préface du Nègre du Narcisse, traduite ici par Robert d’Humières dans la Pléiade : « [All art] must strenuously aspire to the plasticity of sculpture, to the colour of painting, and to the magic suggestiveness of music–which is the art of arts. [...] and the light of magic suggestiveness may be brought to play for an evanescent instant over the commonplace surface of words: of the old, old words, worn thin, defaced by ages of careless usage. » (Joseph Conrad, The Nigger of the Narcissus, préface, New York : Norton Critical Edition, 1979, p. 146).

941.

Ackerley rappelle en effet que le mot vient du verbe « pelar » qui signifie entre autres peler, retirer l’écorce, l’enveloppe : « A pelado. From the verb pelar, “to pull out the hair” or “to peel” (in the sense of divesting the shell or husk); hence one that is discarded, a nobody, or in Hugh’s words, a shoeless illiterate. The Consul’s explanation of the word is an excellent one : thief, exploiter, a term of abuse by which the aggressor discredits the one ravaged. » (Ackerley, op. cit., p. 313).

942.

Il s’agit ici de la traduction par George Woodcock de la préface française de Lowry pour l’édition de Under the Volcano en 1948, citée dans Gordon Bowker (éd.) Malcolm Lowry : Under the Volcano, A Selection of Critical Essays, Londres : Macmillan/ Casebook Series, 1987, p. 33. C’est moi qui souligne.

943.

Ibid., p. 35.

944.

Stephen Spriel, « Le cryptogramme Lowry », in Malcolm Lowry, Études, Bonnefoi Geneviève, etc., Paris : Papyrus Éditions/ MauriceNadeau, 1984, p. 109.

945.

Ibid., p. 109.

946.

Ibid., p. 109.

947.

Ibid., p. 111.

948.

Il comptait effectivement intituler l’ensemble de son oeuvre The Voyage that Never Ends, cf supra, note 78.

949.

Sherrill Grace, The Voyage that Never Ends, Malcolm Lowry’s Fiction, Vancouver : University of British Columbia Press, 1982, p. 13.