c.011White : une vérité des profondeurs ?

White n’a jamais caché son désir d’aller au coeur des choses et de la réalité et il en fait son credo artistique : « ‘I have the same idea with all my books: an attempt to come close to the core of reality, the structure of reality, as opposed to the merely superficial. »’ 950 Une telle ambition s’inscrit dans le droit fil de l’esthétique romantique qui s’attache à une quête d’une « vérité des profondeurs »951. Elle est par ailleurs relativement atypique dans le cadre littéraire australien traditionnellement plus attaché aux notions d’égalitarisme et d’identité nationale. Si le « coeur » de la littérature australienne est occupé le plus souvent par le « thème démocratique », la quête herméneutique semble devoir passer au second plan. Et pourtant Harry Heseltine affirme que le paysage, le « bush », est aussi au coeur des préoccupations littéraires australiennes et il pourrait reprendre à son compte la formule de Gusdorf selon laquelle ‘« le voyage romantique impose une conversion de l’espace du dehors à l’espace du dedans, de l’évidence géographique du paysage à l’invidence de l’initiation ’»952 :

‘A feature of a good deal of recent Australian writing has been its willingness to use an exploration of the individual soul. The bush becomes a metaphor for the self. Just as the heart of the continent is a burning, insane emptiness, so too at the heart of a man is the horror of his pre-history953.’

Lorsque Patrick White déclare s’être inscrit en faux par rapport aux habitudes de ses compatriotes, il parle donc avant tout d’un héritage littéraire plus que des écrits de ses contemporains. Ses reproches s’adressent d’ailleurs aux Australiens en général, à qui il reproche de s’attacher uniquement aux apparences, alors que lui a dû se défaire de ses habitudes de « journalisme objectif » prises pendant la guerre alors qu’il était au service de l’armée de l’air :

‘In writing [The Aunt’s Story], I had first to break myself of the habit acquired while compiling factual reports in the Air Force, closer to the practice of objective journalism than the pursuit of truth in creative fiction. [...] I realised how much better pleased Australians would have been with my sifted factual reports. A pragmatic nation, we tend to confuse reality with surfaces954.’

Cette confusion entre réalité et surface était pour lui la conséquence d’un matérialisme crasse qu’il se plaisait à vilipender dans des diatribes frisant la caricature :

‘Was there anything to prevent me packing my bag and leaving like Alister Kershaw and so many other artists? Bitterly I had to admit, no. In all directions stretched the Great Australian Emptiness, in which the mind is the least of possessions, in which the rich man is the important man, in which the schoolmaster and the journalist rule what intellectual roost there is, in which beautiful youths and girls stare at life through blind blue eyes, in which human teeth fall like autumn leaves, the buttocks of cars grow hourly glassier, food means cake and steak, muscles prevail, and the march of material ugliness does not raise a quiver from the average nerves955.’

Il définit ses projets esthétiques en totale contradiction avec ce matérialisme : ‘« I wanted to discover the extraordinary behind the ordinary, the mystery and the poetry which alone could make bearable the lives of [an ordinary man and woman] and incidentally, my own life since my return ’»956. Ce désir d’aller voir en dessous de la surface de « l’ordinaire » est particulièrement frappant dans The Vivisector où le personnage principal, Hurtle Duffield, est peintre. White affirmait d’ailleurs que ce que le peintre Roy de Maistre lui avait appris était justement d’aller en dessous de la surface des choses : « ‘I’ve known many painters myself. ’ ‘One of the first I knew was Roy de Maistre: I feel he taught me to write by teaching me to look at paintings and get beneath the surface.’ »957 Comme son titre l’indique, le roman a pour métaphore filée la vivisection qui est précisément le geste de l’écriture, à la fois inscription/incision et traversée de la surface pour atteindre le « coeur », les « nerfs de la matière » :

‘Glutted finally with bread, light, sound, he returned to the attack on those giant rocks with which he was obsessed: to dissect on his drawing-board down to the core, the nerves of matter; but pure truth, the crystal eye, avoided him. He the ruthless operator was in the end operated on [...] (Viv, p. 221)’

La mère adoptive de Hurtle Duffield lui dit qu’il est est né le couteau à la main ou plutôt dans l’oeil : « ‘‘You, Hurtle–you were born with a knife in your hand. ’ ‘No,’ she corrected herself, ‘in your eye.’’ » (Viv, p. 146). L’auteur White lui-même se reconnaissait ce désir irrépressible de vérité et de sincérité qui passait par une véritable découpe de la réalité, fût-ce à la lame de rasoir :

‘Where I have gone wrong in life is in believing that total sincerity is compatible with human intercourse. Manoly, I think, believes sincerity must yield to circumstance without necessarily becoming tainted with cynicism. His sense of reality is governed by a pureness of heart which I lack. My pursuit of that razor-blade truth has made me a slasher. Not that I don’t love and venerate in several senses–before all, pureness of heart and trustfuness958.’

Dans Voss, la métaphore récurrente n’est tant celle de la vivisection et du coeur de la matière, de ses profondeurs ou entrailles que celle de l’effeuillement, du dévoilement et de la dispersion. L’expédition est un voyage au coeur du « bush » et au-delà des apparences qui, telle la chair dans le roman, se délitent.

En effet, au fur et à mesure de la progression de l’expédition, les explorateurs se décharnent et cette mise à nu est souvent assimilée à une démarche mystique de tension vers une forme d’absolu, d’» infini » ainsi que Voss le suggère à Le Mesurier :

‘Everyman has a genius, though it is not always discoverable. Least of all when choked by the trivialities of daily existence. But in this disturbing country, so far as I have become acquainted with it already, it is possible more easily to discard the inessential and to attempt the infinite. (V, p. 35) ’

Le désert doit tailler, épurer, polir l’être des explorateurs, au point de les désincarner, voire de les « écorcher » : « ‘the men only remotely suggested flesh’ » (V, p. 334). La nudité du désert et l’érosion qui le caractérisent sont au coeur du processus de découverte de soi qui est lui-même mise à nu et mise à l’épreuve :

‘[...] it is the apparent poverty of one’s surroundings that proves in the end to be the attraction. This is something that many refuse to understand. Nor will they accept that, to explore the depths of one’s own repulsive nature is more than irresistible - it is necessary. (V, p. 167)’

Voss parle aussi de dénuement progressif : « ‘To peel down to the last layer ... There is always another, and yet another, of more exquisite subtlety’ » (V, p. 167). Cette image du dessèchement et du dépérissement de la chair humaine devient lyrique et violente lorsque Patrick White oppose dans un subtil clair-obscur, les ombres filiformes et longilignes des hommes de l’expédition à une nature pleine de vie et de sensualité : « ‘passionate cries of birds exploded wonderfully overhead » and « muscular forms of cool, smooth, flesh-coloured trees rose up’ » (V, p. 334). La nature se fait homme (« muscular, flesh-coloured ») tandis que l’homme devient plante : ‘« blackened and yellowed by the sun, dried in the wind, [Voss] now resembled some root, of dark and esoteric purpose.’ » (V, p. 169). Quant à Le Mesurier, il est comparé à un lis en voie de décomposition : « ‘he had grown very frail, and thin and yellow, and transparent; he had the appearance of a yellow lily, but hairy and stinking. ’» (V, p. 268). Les images de dépouillement, de dessèchement, voire de décomposition, s’accompagnent de visions d’aplanissement, de réduction, de simplification qui sont dotées de connotations positives. Voss est un roman de l’ascèse et du renoncement aux couches superficielles de l’homme, son corps, sa chair : ‘« you will be burnt up most likely, you will have the flesh torn from your bones [...] but you will realize that genius of which you sometimes suspect you are possessed’ » (V, p. 35). Ce dépouillement symbolique des membres de l’expédition a pour ultime dénouement la mort du corps et la libération de l’esprit dans un esprit biblique. Le Mesurier fait référence à cette dernière étape dans son poème :

‘O God, my God, I pray that you will take my spirit out of this my body’s remains, and after you have scattered it, grant that it shall be everywhere, and in the rocks, and in the empty waterholes, and in true love of all men, and in you, O God, at last. (V, p. 297). ’

Carolyn Bliss commente ce passage en parlant d’» accretion et d’accumulation »959 mais ces deux termes me semblent problématiques au sens où ce dont il est question ici reste d’une nature extrêmement elliptique puisqu’il est question d’esprit et non de matière, et donc de quelque chose d’essentiellement évanescent et qui se prête peu à la notion d’accumulation. Elle décèle deux mouvements contradictoires chez White : celui de la recherche d’un noyau central et celui d’une expansion à partir de ce noyau central qu’elle résume dans la formule suivante : « ‘the peeling-away and the piling-on ’»960. Là encore l’idée d’une exténuation sans cesse renouvelée de la surface et des apparences dans un désir de purification pour atteindre l’essentiel et le spirituel semble tout-à-fait convaincante mais le mouvement second qui est un mouvement de flux et de dissémination dans le paysage ne me semble pas se poser en termes d’» ‘accumulation’ »961 ou d’» ‘amassement de nouveaux territoires’ »962 mais plutôt en termes de gain imaginaire ou spirituel contrairement à ce que Carolyn Bliss semble suggérer : « ‘Again, the Australian continent proves a suggestive metaphor, since exploration of its interior may be seen both as a progress towards a central core and a progressive amassing of new territory.’ »963 Dans Voss, l’homme retrouve une simplicité qui le rapproche des éléments naturels dans lesquels il semble se fondre. Sa mise à nu facilite sa fusion dans le paysage, comme en témoigne le passage où lors d’un violent orage, Le Mesurier se dissout dans le vent, l’éclair et les rigoles :

‘The wind was filling his mouth and running down through the acceptant funnel of his throat, till he was completely possessed by it; his heart was thunder, and the jagged nerves of lightning were radiating from his own body. [...] the rain came [...] he was immersed in the mystery of it, he was dissolved, he was running into crannies, and sucked into the mouths of the earth, and disputed, and distributed, but again and again, for some purpose, was made one by the strength of a will not his own. (V, p. 249)’

Dans ce même passage, la métaphore de la vérité comme au coeur des choses et du monde apparaît mais de manière ironique. Si elle est présentée comme enfouie, enfermée dans un carcan rocheux qu’il faudrait fendre en deux (« ‘to split open rock ’»964), la métaphore reste de pure forme puisque Voss suggère ici qu’il est Dieu, qu’il est lui-même cette vérité :

‘And now Voss began to go with him, never far distant, taunting him for his failures, for his inability to split open rock, and discover the final secret. Frank, I will tell you, said his mentor, you are filled with the hallucinations of intellectual power : I could assist you perhaps [...] indeed, as you may have suspected, I am I am I am...
But the young man had been submitted to such a tumult of the elements, and now, of his own emotions, he failed to catch the divine Word [...]. (V, p. 250)’

En effet, tout le roman concourt à démystifier cette « vérité des profondeurs » et lui substitue une contemplation du monde dans sa latéralité. Le roman est en ce sens très proche de l’esprit des vanités en peinture : les surfaces matérielles ou corporelles se délitent et découvrent, au lieu d’un « ultime secret », un vide. Voss affirme que les éléments tels le roc et le feu donnent à l’homme la mesure de sa vacuité : ‘« Mediocre, animal man never do guess at the power of rock or fire, until the last moment before those elements reduce them to–nothing. ’ ‘This, the palest, the most transparent of words, yet comes closest to being complete.’ » (V, p. 61) Et en ce sens il est assez proche de l’auteur Patrick White qui ne croyait pas tant en un mystère caché dans la profondeur du monde mais étalé à la surface même des choses :

‘What do I believe ? I am accused of not making it explicit. How to be explicit about a grandeur too overwhelming to express, a daily wrestling match with an opponent whose limbs never become material, a struggle from which the sweat and blood are scattered on the pages of anything the serious writer writes ? A belief contained less in what is said than in the silences. In patterns on water. A gust of wind. A flower opening965. ’

En ce sens il est très proche de la littérature « voyageuse »966 telle que l’entend Michel Chaillou, une littérature d’aventures certes mais avant tout consacrée aux « choses élémentaires » :

‘Je crois que le roman d’aventures, c’est le roman des choses élémentaires. Le pain senti comme pour la première fois, le beurre senti comme pour la première fois– pour parler des aliments –, l’argent senti comme pour la première fois, l’air senti comme si c’était la première fois qu’on le respirait. C’est vraiment la naissance du roman. C’est pour cela que le héros d’aventures ne peut pas se stabiliser, parce qu’il ne serait plus à sa naissance s’il le faisait. Il serait déjà à son mariage, ou à sa mort. Il s’agit donc toujours du début, des premières naissances, des premières épousailles, des premiers pas du héros dans le domaine du réel. L’aventure est une naissance, ce n’est jamais un accomplissement. On ne peut pas accomplir une aventure. Ce qu’on accomplit de l’aventure, c’est déjà l’aventure morte967. ’

En effet pour Voss, ce sont les « choses élémentaires » qui détiennent la réalité la plus essentielle (« the innermost reality ») : « ‘Voss thought how he woud talk eventually with Laura Trevelyan, how they had never spoken together using the truly humble words that convey the innermost reality: bread, for instance, or water.’ » (V, p. 190). Ce goût pour les objets simples est très prégnant chez Patrick White comme le rappelle son biographe David Marr : « ‘He discovered those plain objects – bowls, a table, a wooden chair – that came to have an extraordinary power to console him in later life. ’»968. C’est pourquoi, on ne peut véritablement parler d’une vérité des profondeurs chez White même s’il reste très influencé par l’esthétique romantique. En effet, le « bush » australien devient le théâtre non pas tant d’une initiation et d’une exploration de l’être, ses profondeurs psychologiques ou ses abîmes de conscience que celui d’une osmose entre l’homme et le monde, entre surface et profondeur mais aussi entre réalité et illusion. En effet, vers la fin du roman préféré de Patrick White, The Aunt’s Story, le personnage imaginaire Holstius dit à Theodora Goodman ce que White pourrait donner en coda à son oeuvre entière :

‘‘You cannot reconcile joy and sorrow,’ Holstius said. ‘Or flesh and marble, or illusion and reality, or life and death. For this reason, Theodora Goodman, you must accept. And you have already found that one constantly deludes the other into taking fresh shapes, so that there is sometimes little to choose between the reality of ilusion and the illusion of reality. Each of your several lives is evidence of this.’ (AS, p. 278). ’
Notes
950.

Patrick White, « In the Making » (1969), in Patrick White Speaks, Londres : Jonathan Cape, 1990, p. 21.

951.

Gusdorf, cf supra, note 917.

952.

Gusdorf, cf supra, note 919.

953.

H. P. Heseltine, « The Literary Heritage », Meanjin Quarterly, Mars, 1962, p. 46.

954.

Patrick White, Flaws in the Glass, A Self-Portrait, Londres : Vintage, 1998 (©Patrick White, 1981), pp. 127-128.

955.

Patrick White, « The Prodigal Son », in Patrick White Speaks, op. cit., p. 15.

956.

Ibid., p. 15.

957.

Patrick White, « In the Making » (1969), in Patrick White Speaks, op. cit., p. 20.

958.

Patrick White, Flaws in the Glass, op. cit., p. 155.

959.

« The experience which Theodora undergoes, Le Mesurier imagines and White projects is one of accretion and accumulation, a flowing-out from the centre to circumscribe even larger circles. » in Carolyn Bliss, Patrick White’s Fiction, The Paradox of Fortunate Failure, New York : Saint Martin’s Press, 1986, p. 10.

960.

Ibid., p. 10.

961.

Cf supra, note 959.

962.

Cf infra, note 963.

963.

Ibid., p. 10.

964.

Cf infra.

965.

Patrick White, Flaws in the Glass, op. cit., p. 70.

966.

Il s’agit du titre d’un ouvrage consacré à la littérature de voyages et d’aventures : Michel Chaillou, Pour une littérature voyageuse, Borer, Bouvier, et al. (éd.), Bruxelles : Editions Complexe/Le regard littéraire, 1992.

967.

Michel Chaillou, « La mer, la route, la poussière » in Pour une littérature voyageuse, op. cit., pp. 78-79.

968.

David Marr, Patrick White, op. cit., p. 35.