Les haches constituent une catégorie d’outils dont les formes générales et les grandes fonctions sont bien caractérisées. Quels que soient les matériaux mis en oeuvre, le lieu et l’époque d’utilisation, les haches sont, du point de vue technique, des outils composites comprenant une lame tranchante ajustée à un manche, qui travaillent en percussion lancée (Leroi-Gourhan 1943, p. 188-195). Dans cette définition, il s’agit bien d’une famille d’outils plus que d’un type d’objet précis. Pour cette raison, nous utiliserons dans ce travail le terme de hache dans le sens générique d’outil appartenant à la famille des haches, sans employer de noms plus précis, tels que herminette, cognée, coin, merlin, etc. Ce point demande explication. En effet, l’usage fréquent en Préhistoire est de donner des noms différents selon la forme ou le fonctionnement supposé de l’outil, qu’il soit conservé entier (dans les sites de milieux humides) ou que la lame soit seule subsistante. Or, le vocabulaire employé est inspiré des outils européens contemporains ou historiques à lame de fer. Un rapide examen de ceux-ci montre que les formes et les noms donnés aux outils, avant l’essor des productions industrielles standardisées, varient selon trois critères (Robert 1991 ; Boucard 1998) :
* L’option technique fondamentale sur le mode d’emmanchement qui fonde en français la distinction entre la hache et l’herminette1, à savoir la position de l’axe du fil de la lame par rapport à celui du manche (Leroi-Gourhan ibid.), cette position pouvant être parallèle (famille des haches, selon l’acceptation courante) ou perpendiculaire (famille des herminettes)2.
* La fonction de l’outil. Les bûcherons par exemple utilisent au moins trois types différents de hache : la hache d’abattage et la cognée, pour abattre les arbres et débiter les billes ; la hache à ébrancher les troncs à terre ; et la hache à refendre, ou merlin, ou coin, pour fendre les billes dans leur longueur, chacune ayant un type de forme adapté à sa fonction.
* Le style. Pour une même fonction, la forme du fer, celle du manche et le mode d’emmanchement peuvent varier selon les traditions régionales et locales. Cela est dû au fait qu’il s’agit de productions artisanales issues du savoir-faire de chaque taillandier et des tendances régionales.
Seul le premier critère peut dans certains cas générer des formes de lames suffisamment typées pour être identifiables de manière sûre en Préhistoire, en l’absence de manches. C’est le cas en particulier pour les herminettes du Néolithique ancien danubien (Childe 1949-50). Mais, même dans une région bien documentée comme le Plateau suisse, où les outils emmanchés se comptent par dizaines dans les sites de milieux humides, les auteurs germanophones emploient le nom Beil pour désigner toutes les haches, quelle que soit l’option d’emmanchement choisie (Winiger 1981 ; Suter 1993 ; Gross-Klee et Schibler 1995). Dans les Alpes occidentales, la distinction entre les haches et les herminettes n’est pas immédiatement perceptible à partir des formes de lames polies. Nous employons donc le terme générique de famille des haches, abrégé en haches, sans préjuger ni des modes d’emmanchement et de fonctionnements, ni des fonctions3, qui seront étudiés dans le chapitre 6.
Pour le Néolithique, la famille des haches est associée aux lames de pierre polie, et ce quel que soit le lieu ou l’époque. En effet, à de rares exceptions près où les manches de bois sont conservés, seules les parties imputrescibles de l’outil nous parviennent, à savoir sa lame et, le cas échéant, la gaine en bois de cerf qui sert d’intermédiaire pour l’emmanchement. Les haches néolithiques sont donc surtout connues par leur lame, à tel point que celle-ci est de manière usuelle mais inexacte appelée hache, la partie valant pour le tout. La lame de hache en pierre peut être façonnée par quatre techniques complémentaires : la taille, le sciage, le bouchardage et le polissage (cf. chapitre 3). Mais ce dernier est souvent retenu comme caractéristique, car considéré comme obligatoire au moins pour façonner les biseaux du tranchant. Nous employons donc, pour être exact, le terme de lame de pierre polie ou plus simplement de lame polie.
La hache n’est pas une invention néolithique. En Europe, elle apparaît dans les phases anciennes du Mésolithique, en particulier dans le Maglemosien du Danemark et de la Scandinavie, en parallèle avec l’accroissement de la forêt tempérée (Clark 1955, p. 258 ; Leroi-Gourhan 1962a ; Zvelebil 1992). Mis à part quelques cas de diffusion de lames polies à partir de sites néolithiques contemporains4, deux types d’outils mésolithiques peuvent être définis comme des haches. Le premier regroupe les dénommés pioches, merlins, haches ou haches-marteaux en bois de cerf, façonnés sur des bases d’andouillers affûtés en biseau simple, emmanchés au moyen d’une perforation centrale. Des exemplaires sont connus sur le site daté du Mésolithique récent de Schötz 7 dans le Wauwilermoos en Suisse (Wyss 1979). Ils sont également documentés en Europe septentrionale (Zvelebil 1992). Leur lien avec le travail du bois semble indubitable, mais leur morphologie leurs font attribuer plutôt des fonctions de refente du bois abattu, fonctionnant en merlin (en percussion lancée) ou en coin (en percussion posée avec percuteur). L’usage comme outil aratoire (piochage du sol pour extraire des racines, poser des pièges, etc. ; Clark 1955, p. 334) ou comme hache de débitage boucher (pour découper les carcasses de cétacés, par exemple ; ibid., p. 103-105 et 333) est également possible. Le deuxième type est constitué par des outils en silex taillé ayant travaillé en percussion lancée emmanchée, tels les haches et tranchets en silex non polis du Maglemosien (Zvelebil 1992), ou les importantes productions de tranchets reconnues dans le Mésolithique récent du Sud de l’Angleterre (Care 1979). Des preuves indirectes de l’emploi des haches sont fournies par les rares bois d’oeuvre conservés. Ainsi, le site de tourbière de Star Carr dans le Yorkshire anglais a livré des pieux conservés qui portent les traces d’abattage à la hache de silex taillé (fouilles de J.G.D. Clark, citées in Pétrequin 1984, p. 79-80). De même, la fabrication des pirogues monoxyles, connues dès cette époque5, nécessite le concours d’un outil de type hache ou herminette, au moins pour la finition.
D’autre part, les techniques mises en oeuvre pour la réalisation des lames polies ne sont pas des inventions néolithiques (Clark 1955, p. 258). La taille est aussi vieille que l’humanité, le sciage (ou rainurage) est employé pour débiter l’os et les bois animaux depuis le Paléolithique supérieur (Stordeur 1981), le bouchardage est utilisé dès le Natoufien au Proche-Orient pour façonner du matériel de mouture et de broyage (Nierlé 1982). Le polissage lui-même est employé pour la finition d’objets en os et en bois (aiguilles magdaléniennes, sagaies, hampes de flèches) depuis le Paléolithique supérieur (Camps-Fabrer 1976), comme en attestent les petits polissoirs à rainures d’Europe occidentale (Garcia-Argüelles i Andreu 1993). Cependant, ces techniques doivent être réorientées et adaptées pour pouvoir être appliquées au travail des roches tenaces : scier un os n’implique pas le même savoir-faire technique que scier une serpentinite, par exemple. L’innovation qui fonde la spécificité des haches néolithiques est donc de réunir sur un type d’outil préexistant un faisceau de techniques connues, appliquées en particulier sur la lame, pour créer un outil de plus grande résistance aux chocs. Il est probable que l’emploi préférentiel de roches tenaces auparavant inusitées est un facteur important de cette transformation, par le biais des développements techniques nécessaires à leur travail. Dès lors, la hache néolithique est bien une nouveauté qui révèle la mise en place d’un nouveau rapport de l’homme à son environnement végétal et minéral (cf. infra).
Une définition générique des haches néolithiques peut donc être énoncée comme suit : il s’agit d’une famille d’outils composites emmanchés, travaillant en percussion lancée et possédant une lame en roche dure et/ou tenace travaillée au moins par polissage (et au moins pour façonner un fil tranchant). Sur cette base peuvent être créées toutes les formes possibles, en jouant sur le manche, la lame et l’emmanchement, avec, pour ce dernier, l’invention d’importance que constitue la gaine en bois de cerf.
Une telle définition soulève deux problèmes liés au fait que la relation entre la catégorie technique famille des haches et la catégorie d’objets archéologiques lames de pierre polie n’est pas univoque, et ce dans les deux sens. En premier lieu, l’existence de lames de hache en matières autres que les roches tenaces et les silex polis a été démontrée à plusieurs reprises. Sur la base d’études tracéologiques, des pièces en silex taillé emmanchées et utilisées en percussion lancée pour le travail du bois sont attestées à l’heure actuelle dans deux régions. Dans le Néolithique ancien (P.P.N.A. et P.P.N.B.) de Tell Mureybet en Syrie, les lames de herminettes épaisses en silex taillés abondantes au Natoufien sont toujours présentes, mais sont remplacées peu à peu par des outils de même fonctionnement ayant la forme de grattoirs, selon le vocabulaire typologique ; les lames de hache en roches tenaces polies sont absentes de ces niveaux (Coqueugniot 1983). Le second cas démontré concerne des grattoirs (au sens typologique) présents dans plusieurs sites du groupe de Bliquy, culture placée dans une phase récente du Néolithique ancien belge (Caspar et Burnez-Lanotte 1996). Il est probable que d’autres types d’outils lithiques taillés aient été employés en lames de hache. Ce pourrait être le cas des pièces sur éclat bitronqué à retouches bifaciales, dénommées tranchets, connues entre autres dans la culture de Cerny du Bassin Parisien (cf. pour cette hypothèse, Augereau 1997, p. 280-281).
D’autres matières se prêtent à la réalisation de lames de hache : mentionnons pour mémoire les herminettes à lame de coquillage de Mélanésie et de Polynésie (Leroi-Gourhan 1943, p. 191 ; Garanger in Leroi-Gourhan dir. 1994, p. 510-511). De même, certains biseaux plats fréquents dans le Néolithique moyen et final du Plateau suisse réalisés en os ou en bois de cerf, de forme rectangulaire ou trapézoïdale pouvant atteindre 10 à 15 cm de long, ont pu servir de lames de hache (Wyss 1969a ; Winiger 1981 ; Voruz 1984 ; Gloss-Klee et Schibler 1995). Le fait est démontré par la découverte dans le site Horgen de Feldmeilen-Vorderfeld d’un tel biseau en os encore en place dans un manche coudé à pinces (Winiger 1981). Enfin, les merlins en bois de cerf de tradition mésolithique se retrouvent au Néolithique. Ils sont bien documentés sur les sites lacustres du nord-ouest de l’arc alpin, et en particulier dans le groupe occidental de la culture de Horgen (Pétrequin et Pétrequin 1988, p. 153-154 ; Baudais et Delattre 1997). Il convient donc de garder à l’esprit que les lames de hache ne sont pas toujours en pierre polie. Ce point sera examiné au chapitre 6, mais force est de constater que pour l’Europe occidentale, les artefacts en pierre polie forment de loin le plus gros du corpus des objets pouvant être reconnus comme lames de hache. De plus, les cas énumérés plus haut semblent liés à une région et/ou une culture précise, et ne connaissent pas un usage général à l’échelle du Néolithique ouest-européen. Nous pouvons donc postuler que ces productions sont des réponses techniques circonstancielles au besoin de lames de hache, ou, pour les cas de herminettes-grattoirs en silex, appartiennent à un système technique développé en parallèle dans une tradition mésolithique, pour des fonctions identiques à celles des lames de hache en roche tenaces polies. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si les deux cas démontrés sont, pour Mureybet, dans une filiation mésolithique claire, et pour le groupe de Bliquy, dans un contexte culturel qui se démarque de la tradition danubienne et qui en particulier n’utilise pas les lames en roches tenaces polies de cette culture (Caspar et Burnez-Lanotte 1998, p. 232).
Inversement, le deuxième problème est celui de l’existence, au sein de la catégorie archéologique lame en roche tenace polie, d’objets dont l’usage comme lame de hache n’est pas certain. Le fait a été pointé depuis longtemps par les lithiciens du poli qui ont isolé ce qu’il est convenu d’appeler des ciseaux. Il s’agit de lames polies qui se distinguent par leur forme, avec des bords parallèles et un allongement important, quel que soit leur dimension. Les ciseaux en pierre polie sont connus en particulier dans le monde danubien (certaines lames de herminette en forme de bottier répondent à cette définition ; Farruggia 1992, p. 55-61), en Bretagne (Le Roux 1999, p. 152), dans les productions en roches vosgiennes (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995, p. 81-82) et en roches alpines (cf. chapitre 3). L’étroitesse de leur fil de tranchant et leur relative fragilité due à l’allongement du corps permettent de douter qu’ils puissent être utilisés en percussion lancée. L’appellation de ciseau, par analogie avec les outils de métal, renvoie à un fonctionnement en percussion posée, directe ou indirecte (Leroi-Gourhan 1943, p. 195-196).
Malgré les apparences, définir la hache néolithique n’est pas aisé. Il nous semble néanmoins que les faits débattus plus haut permettent d’argumenter l’idée que la hache, qui est une invention mésolithique, est l’objet d’une véritable refonte au Néolithique, matériellement basée sur une cristallisation de techniques autour d’un concept d’outil, et ce dès le début de cette période (cf. chapitre 5). Il convient donc de replacer de manière plus précise la hache néolithique dans son contexte social.
Rappelons que les deux mots dérivent du même nom latin ascia. Le terme de herminette est apparu tardivement en français, au XVIème siècle, pour désigner un outil de charpentier (Robert 1991, p. 34).
Cette distinction ne se retrouve pas dans toutes les langues : l’anglais emploie deux noms (axe pour hache, adze pour herminette), l’italien ne semble connaître que le nom ascia. L’allemand distingue l’emmanchement parallèle, Parallelschaftung, et perpendiculaire, Querschaftung (Winiger 1981), mais les dénominations génériques de Beil et de Axt correspondent aujourd’hui à deux formes de hache bûcheronnes (Robert 1991, p. 2), respectivement la hache d’abattage (qui fend le bois) et la cognée (qui coupe en oblique), alors que pour le Néolithique elles distinguent la lame pleine (Beil) de la lame perforée (Axt ; Farruggia 1993).
Cf. Sigaut 1991 pour une discussion sur la nécessité de distinguer ces deux concepts en technologie culturelle.
En particulier dans la culture d’Ertebølle (Mésolithique récent) au Danemark et en Scandinavie (Clark 1955, chap. X ; Zvelebil 1992).
Par exemple sur le site de bord de rivière de Noyen-sur-Seine en Seine-et-Marne (Mordant et Mordant 1989). Pour le Néolithique, le plus ancien exemplaire a été découvert récemment sur le site Cardial de La Marmotta dans le Latium (Fugazzola Delpino et Pessina 1999).