1.2.6 L’interprétation des circulations : les échanges

Les circulations de matières démontrées par la pétrographie ont été mises à contribution dans les débats sur la compréhension sociale et historique des sociétés néolithiques. Cet axe de recherches s’est développé dans les années 1960 principalement dans les pays anglo-saxons, sous l’influence des théories économiques en cours chez les anthropologues12. Ceux-ci développaient alors une vision économique, marchande des sociétés et les préhistoriens appliquèrent ces principes à leur objet d’étude pour interpréter les données à leur disposition, d’où l’emploi du terme trade (commerce) pour définir les circulations de biens. L’attention portée aux roches a été grande car elles présentent le double intérêt de posséder des sources identifiables et de ne pas changer d’état au cours de leur usage, contrairement au métal qui peut être refondu, par exemple. Elles offrent donc une base de travail sûre pour l’étude de leurs circulations. Les déplacements de lames de hache ont été partie prenante de ces réflexions et ont été étudiés selon deux axes : d’une part, l’interprétation de la circulation d’une matière ou d’une production donnée ; d’autre part, la compréhension des interactions entre les circulations des différentes matières. C. Renfrew a le premier tenté, à la suite de ses travaux sur l’obsidienne de Méditerranée orientale, de modéliser pour la Préhistoire les liens entre les modes de circulation et les agencements sociaux qui les sous-tendent, dans une vision économique (Renfrew 1977). Cette démarche a été suivie par plusieurs études concernant les lames de hache, employant une modélisation plus ou moins poussée des données (cf. Cummins 1974, 1979 ; les deux volumes édités par Earle et Ericson en 1977 et 1982 ; Chappell 1986 ; Welinder 1988). L’a priori du fonctionnement économique des sociétés néolithiques a été peu à peu battu en brèche par les études menées, une fois encore, dans le Pacifique et surtout en Nouvelle-Guinée. Les limites de l’analyse économique ont été vite atteintes et la nécessité d’envisager les circulations de biens en termes d’échanges s’est imposée (cf. par exemple l’étude de M. Godelier sur le sel ; Godelier 1969). Incidemment, les études de cas ont montré l’ampleur des changements de signification des objets au cours de leur circulation. Dans ces sociétés, les objets n’ont pas de sens en eux-mêmes, ce sont au contraire leurs possesseurs qui leur donnent un sens ; le lien entre les formes de production/circulation et le type d’organisation sociale n’est pas univoque (cf. infra).

L’application de ces principes à la Préhistoire est ardue, puisque le sens est précisément la donnée manquante. Des voies de recherche ont été développées dans le cadre d’une «archéologie des contextes», où les contextes de découverte des objets sont considérés comme des données fondamentales de l’analyse (Hodder 1982). Concernant les lames de hache, une telle approche «contextuelle» n’a donné lieu qu’à peu d’applications dans des situations archéologiques, bien qu’elle ait démontré toute son efficacité dans l’approche des systèmes de circulations lithiques en général (Perlès 1992). Les premières applications ont été réalisées en Grande-Bretagne, véritable laboratoire pour les études de cas, par I. Hodder et P. Lane qui n’ont intégré comme critère contextuel que la longueur des lames polies considérée comme marqueur de leur fonction sociale (Hodder et Lane 1982). Un travail de plus grande envergure a été mené à bien par R. Bradley et M. Edmonds sur les mêmes bases documentaires, mais avec une approche renouvelée des complexes de production et surtout la prise en compte des contextes archéologiques, avec une discussion appuyée sur le rôle des monuments funéraires et des enclos et henges divers qui abondent dans les îles britanniques (Edmonds 1993 ; Bradley et Edmonds 1993). En parallèle se sont développés les travaux sur les terrains ethnographiques sub-contemporains en Australie (MacBryde 1984) et sur l’île de Nouvelle-Guinée (Burton 1989 ; Pétrequin et Pétrequin 1990, 1993). De même, c’est en prenant en compte l’ensemble des contextes de production, de circulation et d’usage des lames de hache que les productions vosgiennes ont pu être replacées dans le contexte social qui les a générées (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995).

Notes
12.

Pour un historique précis de ces recherches, cf. Earle et Ericson 1977 ; Earle 1982 ; Bradley et Edmonds 1993, chap. 1.