En 1996, date de la définition de notre sujet de recherche, les haches néolithiques étaient documentées par plusieurs études centrées sur les Alpes occidentales et les régions environnantes. Les recherches concernant les domaines technique, morphologique et fonctionnel ont été particulièrement développées sur le Plateau suisse, région d’avant-pays et de piémont alpin où les roches morainiques de provenance géographique alpine ont été largement mises en oeuvre (cf. supra). Mais l’effort le plus important, dans les deux dernières décennies, a porté sur la détermination des matières employées pour fabriquer les lames polies, puis l’identification des provenances. Il faut ici rappeler le rôle pionnier de Monique Ricq-de Bouard au début des années 1980, qui la première a démontré l’existence en Provence de circulations de roches dépassant le contexte régional (Ricq-de Bouard 1981 ; cf. supra). L’année 1996 a vu deux publications qui ont permis de dresser un bilan renouvelé de l’état des connaissances dans le monde alpin. D’une part, pour le versant occidental des Alpes, la publication de la thèse de M. Ricq-de Bouard soutenue en 1994 a fourni à la fois une analyse détaillée et une vison synthétique des circulations de roches tenaces alpines s. géol. 13 en Provence, Roussillon et Languedoc oriental, avec des références à la Ligurie (Ricq-de Bouard 1996). D’autre part, une exposition organisée à Turin et à Alba par la Surintendance des Biens culturels du Piémont a été l’occasion de présenter de nombreuses collections provenant de la partie occidentale de l’Italie du Nord (Val d’Aoste excepté), et a donné lieu à un catalogue où abondent analyses de sites et visions synthétiques (Venturino-Gambari dir. 1996).
Les travaux de M. Ricq-de Bouard ont montré le rôle fondamental des roches alpines s. géol. dans les productions de lames de hache à l’ouest des Alpes. Trois grandes familles de roches alpines s. géol. ont été reconnues. La principale regroupe des roches métamorphiques formées en conditions de haute pression/basse température (faciès des éclogites), regroupées sous les noms d’éclogites et d’omphacitites. Elles affleurent sur les versants italien et valaisan des Alpes, de la Ligurie au Valais et existent en dépôts secondaires dans le haut bassin du Pô et celui du Léman. Le fait de les retrouver dans les lames de hache des Alpes françaises et plus à l’ouest suppose donc un transport par mer et/ou le franchissement des cols transalpins. Le deuxième groupe est constitué par des roches formées à plus basse pression dans le faciès des schistes bleus, dénommées glaucophanites. Elles affleurent dans les régions précitées et sur le versant français des Alpes, dans le Queyras essentiellement, et se retrouvent dans les dépôts glaciaires et alluviaux du bassin de la Durance où elles ont été récoltées au Néolithique. Les roches à pyroxènes de type jadéite forment le troisième groupe, présentes dans les Alpes en petits affleurements liés à l’un ou l’autre des groupes précités. Les circulations de ces roches ont connu des variations conséquentes durant le Néolithique. Trois secteurs de production apparaissent durant le Cardial : dans le bassin de l’Aude, des amphibolites calciques d’origine régionale, peu diffusées ; dans le bassin inférieur de la Durance, des glaucophanites alpines s. géol. diffusées dans la basse vallée du Rhône ; en Ligurie, des éclogites alpines s. géol. qui seules diffusent sur de grandes distances jusqu’en Provence occidentale. Au Néolithique moyen (Chasséen), ces dernières prennent nettement le pas sur les autres productions et les oblitèrent, pour se rétracter partiellement au Néolithique final (Ricq-de Bouard 1996). C’est également au Chasséen que prennent place des circulations de roches alpines s. géol. en direction de la Bourgogne, du Bassin parisien (Ricq-de Bouard 1991) et de la Trouée de Belfort (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995).
Dans la partie italienne des Alpes, les recherches ont été initiées en Piémont et en Ligurie par M. Ricq-de Bouard sur les sites des Arene Candide et d’Alba (Ricq-de Bouard, Compagnoni et alii 1990 ; Ricq-de Bouard 1996), en collaboration avec les géologues de l’Université de Turin. En Lombardie, en Vénétie et dans le Frioul, le travail a été repris en particulier sous la houlette de Claudio D’Amico (Université de Bologne). Si les analyses de sites sont bien avancées, une vision d’ensemble cohérente fait encore défaut à l’échelle de l’Italie du Nord. Les synthèses proposées s’en tiennent à une présentation générale des faits, axée sur les problèmes de pétrologie (Compagnoni, Ricq-de Bouard et alii 1995 ; D’Amico, Campana et alii 1995). Les données chronologiques disponibles permettent cependant de poser des jalons sur l’évolution des circulations de roches tenaces (Venturino-Gambari 1996). Leur mise en oeuvre pour la réalisation de lames polies est attestée dès les plus anciennes phases du Néolithique de l’Italie du Nord sur la côte ligure dans le groupe culturel des céramiques décorées à Impressa (sites des Arene candide et de La Pollera ; Garibaldi, Isetti et Rossi 1996a), ainsi que dans le bassin supérieur du Pô, avec les sites d’Alba (Venturino-Gambari et Zamagni 1996a), de Brignano Frascata (D’Amico et Starnini 1996 ; Zamagni 1996d) et peut-être de Rivanazzano (Mannoni, Starnini et Zopfi 1996). Tous sont des lieux de travail des roches tenaces, parfois exclusifs comme les deux derniers sites décrits comme des ateliers. Les roches mise en oeuvre sont des roches alpines s. géol., principalement des pyroxénites, et leurs sources sont à rechercher dans les alluvions ou dans les conglomérats tertiaires proches, issus des Apennins ligures et piémontais (groupe de Voltri), en particulier la région de Sassello où des exploitations ont été reconnues (Garibaldi, Isetti et Rossi 1996b). Cet ensemble de sites documente des circulations ne dépassant pas la centaine de kilomètres. Néanmoins, les sites de Vhò et d’Ostiano en Lombardie, rattachés au groupe de Vhò, attestent de circulations de roches alpines à des distances quelque peu supérieures (D’Amico, Felice et Ghedini 1998). De plus, sur le site de Sammardenchia dans le Frioul, affilié au groupe de Vhò et placé à plus de 400 km des sources, les pyroxénites et les éclogites représentent 60 % des artefacts polis (D’Amico, Ferrari et alii 1996). Mais il ne s’agit pour l’heure que d’un cas isolé.
Avec la mise en place du complexe culturel des V.B.Q., dans la première moitié du Vème millénaire avant J.-C., les circulations de roches alpines semblent s’intensifier avec en particulier la reconnaissance de sites de travail au pied des reliefs alpins (Rocca di Cavour, n° 911-1 ; Zamagni 1996a), tandis que les sites des hautes plaines du Pô (Alba, Castello di Annone ; Venturino-Gambari et Zamagni 1996a et b) et de la Ligurie (Arene Candide, La Pollera) sont bien implantés autour des sources apennines. L’Eneolitico des auteurs italiens, soit le Néolithique final en terminologie française, qui débute vers le milieu du IVème millénaire av. J.-C., est beaucoup moins bien documenté. Il semble néanmoins qu’une plus grande attention ait été portée aux ressources lithiques locales. Le site d’altitude de Balm’Chanto à Roreto dans le Val Chisone (n° 922-1 ; Biagi et Isetti 1987) apparaît comme un bon exemple de la diversification des approvisionnements en ressources lithiques destinées à être polies.
De ce survol, il ressort que les roches alpines s. géol. du groupe de Voltri dans les Apennins ligures et piémontais ont été utilisées dès les phases anciennes du Néolithique sur les affleurements ou dans les dépôts secondaires régionaux, et n’ont jamais cessé de l’être au moins jusqu’à la fin du Néolithique moyen. Mais des indices sérieux montrent que des roches identiques ont été exploitées plus au nord-ouest, dans les vallées des Alpes piémontaises (sites de La Maddalena à Chiomonte et de Balm’Chanto à Roreto, n° 913-3 et 922-1).
Plus au nord, les circulations de roches tenaces sont très mal documentées en Suisse. L’idée dominante est celle d’approvisionnements locaux et/ou régionaux et donc de transports faibles, idées issues des rares cas bien documentés sur le Plateau suisse qui montrent un spectre de roches tenaces alpines s. géogr. proche de celui des moraines locales (Buret et Ricq-de Bouard 1982). Associés aux arguments techniques sur le travail des roches au sein des habitats, ces faits conduisent à négliger l’hypothèse de déplacements de lames polies. Or, ceux-ci existent, puisque les roches noires vosgiennes ont circulé durant le Néolithique moyen jusqu’au lac Léman (Jeudy, Jeunesse et alii 1995). Il conviendrait donc de se poser la question s’il ne peut pas en être de même pour une partie des productions en roches tenaces alpines s. géol.
Malgré un état de la documentation inégal selon les régions, les Alpes occidentales et les Apennins liguro-piémontais apparaissent comme des centres de production particulièrement actifs durant l’ensemble du Néolithique, et les diffusions de lames polies couvrent des surfaces considérables. Nous sommes clairement en présence de l’une des principales zones de production de lames polies d’Europe occidentale, qui a rayonné largement en dehors des Alpes et de leurs piémonts comme le suggèrent les possibles diffusions à très longues distances (jusqu’à 1500 km) de pièces en roches rares et souvent de proportions et de facture exceptionnelles (Pétrequin, Cassen et alii 1997 ; Pétrequin, Croutsch et Cassen 1998). L’hypothèse d’une origine commune alpine pour ces grandes lames polies en pyroxénites n’est pas nouvelle, puisqu’elle avait été proposée au XIXème siècle par Damour en alternative à une possible origine asiatique (cf. p. 19). Les données et hypothèses publiées étant encore largement préliminaires, nous ne les présenterons pas plus avant mais nous y ferons référence au cours du travail.
Pour éviter les confusions, nous précisons quand cela est nécessaire si l’adjectif alpin est employé au sens géographique ou géologique.