1.3.2.1 Circulations et structurations sociales

Le premier questionnement concerne la place des circulations et des usages des lames polies en tant qu’agent structurant des sociétés néolithiques. A ce titre, elles s’insèrent dans les débats concernant les productions dont la circulation sur de grandes distances est démontrée.

D’un point de vue général, les recherches d’Ethno-histoire et de Préhistoire ont démontré que les sociétés peu ou pas hiérarchisées sont tout à fait capables de générer des circulations de biens sur des distances pouvant atteindre plusieurs milliers de kilomètres, et ce sans aucune organisation centralisée (Féblot-Augustins et Perlès 1992). Quelques exemples sub-contemporains peuvent en être donnés. En Amérique du Sud, des circulations de biens sur plusieurs centaines de kilomètres, organisées en véritables réseaux, sont attestées dans plusieurs régions. Les pains de sel exploités en minière puis échangés par les Arawaks dans le piémont andin (Renard-Casewitz 1993), les jades des Guyanes (Whitehead 1993), les poteries, les lames de râpes à manioc, les éléments de parures, les coquillages et les plumes dans le bassin amazonien (Lathrap 1973) sont autant de biens mobiles dont l’utilité économique est loin d’être toujours démontrée mais dont le poids dans la vie sociale a été considérable. Ces réseaux d’échanges ont montré leur efficacité par la rapidité avec laquelle les nouveautés apportées par les Européens sur les côtes antillaises et pacifiques ont traversé le continent et bouleversé les équilibres politiques (Métraux 1959 ; Whitehead 1993). Dans le Pacifique, il convient de rappeler le cas célèbre de la Kula, parures de coquillages qui circulaient entre les îles de l’Océanie (Malinowsky 1922). Sur l’île de Nouvelle-Guinée, la circulation des pains de sel à forte valeur d’échange fonctionnait parfois comme une monnaie (Godelier 1969). L’utilité économique de ces denrées n’est pas toujours le moteur de leur transport car dans la plupart des cas, des ressources équivalentes existent à plus faible distance. De plus, les circulations concernent parfois des biens inutiles : c’est le cas des éléments de parures ou, en Irian Jaya, des pains de sel toxiques (Weller, Pétrequin et alii 1996). Concernant les lames de haches, le cas bien documenté de la Nouvelle-Guinée montre également l’existence de productions circulant sur plusieurs centaines de kilomètres, déplacements qui demeurent néanmoins inférieurs à ceux des biens inutiles (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 388-392).

Les fonctions sociales de ces mouvements de biens s’enracinent dans les relations de compétition entre les hommes et entre les groupes qui caractérisent ce type de sociétés. Le contrôle de la production et/ou de la circulation de certains biens est un facteur de différentiation individuelle important pour l’acquisition d’un rang social (Godelier 1982). «Objets à exhiber, à donner ou à redistribuer pour créer une relation sociale (mariage, entrée dans une société secrète, alliance politique entre tribus), pour effacer une rupture dans les relations sociales (offrande aux ancêtres, compensation pour meurtre ou offense), pour symboliser une position sociale supérieure (potlatch), les objets précieux des sociétés primitives n’étaient donc pas du capital et fonctionnaient rarement à l’intérieur de ces sociétés comme une monnaie. Ils fonctionnaient surtout comme des moyens d’échange social, de valeur symbolique multiple et complexe mais d’usage et de circulation cloisonnés aux limites déterminées par la structure même des rapports sociaux de production et de pouvoir. [...] Donc, à l’entrée et à la sortie de chacune de ces sociétés, ces objets précieux prenaient provisoirement la forme de marchandises troquées à des taux fixes ou assez peu fluctuants ; mais à l’intérieur de chaque société, ils circulaient le plus souvent non plus comme marchandise mais comme objets à donner ou à redistribuer dans le processus même de la vie sociale, des rapports de production, de la parenté ou du pouvoir.

‘«Donc, très souvent les objets précieux que l’on rencontre dans les sociétés primitives sont d’une double nature, à la fois monnaie et objets à donner selon qu’ils sont troqués entre les groupes ou circulent en leur sein, etc. Ils fonctionnent comme marchandise si l’on est obligé de les importer ou si on les produit pour les exporter. Ils fonctionnent ensuite comme objets de prestige, objets d’échange social lorsqu’ils circulent à l’intérieur d’un groupe par le mécanisme des dons et d’autres formes de redistribution. De ces diverses fonctions, c’est en général la fonction d’objet d’échange social qui l’emporte et ceci exprime la dominance des rapports de production non marchands dans le fonctionnement du mode de production de la société où ces objets circulent.» (Godelier 1975, p. 126).’

Conséquence importante de ce mode de fonctionnement social, les objets ont peu de sens en eux-mêmes et leur valeur varie en fonction du sens que chaque communauté leur accorde. Dans les hautes terres d’Irian Jaya par exemple, l’homme tire du prestige de son habilité à façonner une ébauche d’herminette régulièrement taillée ; le même objet transformé en lame polie et échangé tirera sa valeur pour l’usager de la qualité de son polissage et de sa provenance lointaine (Pétrequin et Pétrequin 1990).

En Préhistoire, la recherche de causes explicatives pour les évolutions historiques perceptibles dans les sociétés néolithiques a conduit à solliciter les objets de grande circulation. La question centrale est de cerner l’éventuelle relation causale entre les mouvements de biens et les processus de différentiation sociale. L’idée dominante a longtemps été celle du principe de l’accumulation capitaliste de richesses basée sur le contrôle économique de la circulation de produits suivant les lois de l’offre et de la demande, cette accumulation étant censée générer un pouvoir. Or, tout comme en ethnologie, les cas documentés en Préhistoire montrent la non-pertinence des concepts économiques comme motivation essentielle des circulations de biens. Le cas est patent pour les silex. Les lames de silex du Grand-Pressigny sont diffusées au Néolithique final dans des régions qui recèlent des affleurements de bons silex aptes à la production de lames, ce qui infirme l’hypothèse d’un besoin économique de ces roches (cf. pour cette dernière idée, Mallet 1992, p. 202-204). Le problème est identique pour les silex blonds bédouliens du Sud-Est de la France, qui circulent dès le Néolithique ancien cardial et dans le Chasséen jusqu’à plus de 200 km de leurs sources (Binder 1998). De même les lames de hache en silex poli des mines de Krzemionki en Pologne ont circulé sur plus d’une centaine de kilomètres durant la Civilisation des Gobelets en Entonnoirs, alors que les ressources en silex sont abondantes (Zalewski 1995). Les transports à longue distance d’autres roches taillées apparaissent sans nécessité économique face à la profusion du silex : c’est le cas de l’obsidienne insulaire en Méditerranée occidentale, Corse et Sardaigne exceptées (Binder et Courtin 1994). Afin de démêler ce fait complexe, l’attention portée à l’économie du lithique et aux contextes de découverte des objets a permis de renouveler le questionnement. Ainsi, pour le Néolithique grec, C. Perlès a mis en évidence la coexistence de plusieurs systèmes lithiques où les productions en roches taillées qui circulent le plus ne représentent qu’une faible part des quantités produites (Perlès 1992). De même L. Manolakakis a montré que dans l’Enéolithique de Bulgarie coexistent des productions lithiques taillées domestiques et des productions spécialisées de longues lames de silex qui seules circulent sur plusieurs centaines de kilomètres, sans pour autant répondre à un besoin économique. Ces dernières se retrouvent dans toute l’aire culturelle de la céramique graphitée, en particulier dans les tombes les plus riches de cette période (nécropole de Varna par exemple) et semblent être un véritable marqueur territorial et social car elles excluent d’autres matériaux de grande circulation, telles les obsidiennes abondamment utilisées dans les cultures environnantes (Manolakakis 1996).

La question de la relation causale entre circulations de biens à grandes distances et structuration sociale se pose à deux échelles d’interprétation : au niveau régional et au niveau général sur le Néolithique européen.

A l’échelle régionale, la question est de savoir en quoi les circulations de matières premières peuvent être un élément structurant des relations sociales. Le problème est posé avec acuité pour la période du Néolithique moyen en terminologie française, soit des deux derniers tiers du Vème millénaire jusqu’au début de la deuxième moitié du IVème millénaire avant J.-C. L’analyse qui en a été faite s’est constituée principalement sous l’angle territorial. En moyenne vallée du Rhône, A. Beeching, après un travail d’analyse spatiale des sites permettant d’aborder la notion de territoire (Beeching 1989), a émis l’hypothèse du rôle structurant du contrôle des flux de biens dans l’axe du Rhône et dans les Préalpes drômoises (Beeching 1991). Les matières premières concernées sont au premier chef les silex blonds provenant du Sud de la Drôme et du Nord du Vaucluse, dont les affleurements sont situés à proximité de deux sites centraux dans l’organisation du territoire au Chasséen récent : Le Gournier à Montélimar (n° 95-1) et Les Moulins à Saint-Paul-Trois-Châteaux (n° 151-1). Mais les roches tenaces alpines s. géol. qui arrivent de l’Est sont également concernées. La présence de sites perchés en sommet de montagne ou sur des cols préalpins qui contrôlent visuellement et/ou physiquement les points de passage appuie cette hypothèse. D’autres matières, telles les obsidiennes venues de Sardaigne et les quartz hyalins alpins (Brisotto 1999) confortent cette idée d’un territoire structuré où les déplacements de matières ne sont pas aléatoires mais organisés avec en particulier des concentrations notables sur quelques sites (ibid. ; Binder et Courtin 1994). Dans la même optique, Jean Vaquer a mis en avant le parallélisme entre les circulations de matières (silex blonds, variscite catalane, roches alpines, obsidienne) dans le Sud-Ouest de la France et l’unité de l’entité chasséenne, en soulignant néanmoins l’impossibilité d’établir un lien de causalité (Vaquer 1990a, chap. VII). Un constat identique est dressé à propos du Néolithique moyen de Catalogne, où le lien est souligné entre les circulations de biens, en particulier les perles en variscite des mines de Can Tintorer à Gavà, et la hiérarchisation sociale perceptible dans les tombes dites Sepulcros de Fosa, sans causalité explicite (Martin Colliga et Villalba-Ibanez 1999). Ces idées apparaissent dans la conclusion du colloque sur le Chasséen tenu en 1989 comme une piste de recherche prometteuse (Collectif 1991).

Les sites ceinturés du Néolithique moyen ont également été sollicités dans ce débat, que ce soit les enceintes de la vallée de l’Aisne (Dubouloz 1989 ; Dubouloz, Mordant et Prestreau 1991) ou celles du Languedoc (Vaquer 1989), mais leur lien avec les circulations de matières n’est qu’une hypothèse explicitée mais non testée. A contrario, la discussion engagée à propos des circulations de roches noires vosgiennes dans la Trouée de Belfort et le Jura a conduit à mettre en corrélation l’avènement des enceintes et des camps fortifiés au Néolithique moyen II et le contrôle des productions des carrières vosgiennes proches. Mais la relation causale n’est pas établie car les réseaux de diffusion sont en place avant la construction de ces sites défendus (Pétrequin, Jeudy et Jeunesse 1996). En Grande-Bretagne, les débats sur les fonctions des nombreux causewayed enclosures du Earlier Neolithic (dans une tranche de temps similaire au Néolithique moyen français) ont déjà suscité une abondante littérature. La fonction de contrôle des flux de biens est une hypothèse parmi d’autres, recevable dans certaines régions : dans le Sussex, bon nombre des enclos palissadés sont implantés à proximité de minières de silex (Edmonds 1993 ; Bradley et Edmonds 1993). Néanmoins, une étude récente de M. Edmonds a souligné que ces enclos palissadés, tel le complexe de Hambledon Hill, sont avant tout des sites de consommation et d’exposition de biens divers (nourritures, céramiques, outils en silex, lames de hache) et de manipulations funéraires (expositions de corps avant inhumations dans les long barrows). Leurs fonctions, variable d’un site à l’autre, peuvent être liées aux circulations de biens, dont les lames polies, mais leur rôle de contrôle ou de redistribution ne peut être érigé en règle générale.

Les circulations de biens sur de longues distances sans nécessité économique démontrée débutent dans le plus ancien Néolithique d’Europe continentale, avec les parures en spondyles dans l’aire de la culture rubanée (Shackelton et Renfrew 1970 ; Seferiades 1995). Mais il semble qu’aucun lien entre les circulations et la structuration des territoires ne puisse être argumenté avant la seconde moitié du Vème millénaire avant J.-C. Ce fait reconnu dans plusieurs régions (cf. supra) conduit à rechercher des interprétations historiques de portée plus générale que les scénarios régionaux. Pour cette raison, les essais d’explication pan-européenne de l’émergence des hiérarchies sociales, après avoir mis en corrélation les chronologies régionales, ont pointé du doigt le parallélisme des transformations sociales en profondeur (chalcolithisation) et des grandes circulations de matières (Lichardus et Lichardus-Itten 1985). Le cas exemplaire est celui de la Bulgarie, où, à la fin du Vème millénaire av. J.-C., les transformations sociales importantes perceptibles dans le complexe culturel des céramiques graphitées sont contemporaines de la production de grandes à très grandes lames de silex de grande circulation (Manolakakis 1996), ainsi que de la maîtrise de la métallurgie du cuivre et de l’or, pour réaliser des parures et un outillage lourd qui se retrouvent dans les tombes les plus riches du groupe de Varna, par exemple dans les nécropoles de Varna et de Dourankoulak (Collectif 1989 ; Ivanov 1989). L’interprétation proposée par M. et Mme Lichardus est celle de l’apparition de spécialistes, perceptible dans les sépultures à mobilier technique (ébauches, matières premières) qui voisinent ou sont elles-mêmes des sépultures à riche mobilier, indices d’une hiérarchisation sociale (Lichardus et Lichardus-Itten 1985, p. 490-503). L’idée que les personnes inhumées aient pu avoir un rang social acquis grâce à leur travail implique l’existence de rapports sociaux où certaines personnes sont plus ou moins spécialisées dans une activité technique, mais le fait qu’une tombe contienne des ébauches de hache ne démontre pas que le défunt les a préparées lui-même (Pétrequin, Jeudy et Jeunesse 1996).

En fait, les circulations de matériaux à une grande échelle spatiale et quantitative sont une caractéristique du Néolithique dans son ensemble (Binder et Perlès 1990). C’est donc dans la structure même des productions et des circulations que doivent être recherchées des évolutions et des mutations. En effet, un des corrélats des grandes circulations est l’éclatement des chaînes opératoires, dispersion à la fois spatiale (la matière est successivement transformée dans des lieux différents) et technique (plusieurs savoir-faire très différents les uns des autres doivent être mis en oeuvre) qui peut entraîner des spécialisations à tous les niveaux de la production et de la circulation (ibid.). La spécialisation du fabricant n’est donc qu’un aspect du problème plus large de la structure même du système des objets circulants. De ce fait, les tombes avec ébauches peuvent aussi bien être des tombes de personnes ayant de leur vivant contrôlé la circulation des biens. Il faut donc porter attention à l’ensemble du système de l’extraction au rejet final, pour mettre en perspective tous les faits documentés, dont les tombes sont une des manifestations visibles.