1.3.2.2 Néolithisation des régions alpines et circulations de roches tenaces

Eu égard aux principes énoncés ci-dessus, il convient d’examiner de plus près les modèles proposés pour les processus de néolithisation dans les Alpes et de cerner le rôle tenu par les circulations de matières premières dans ces modèles. A notre connaissance, trois auteurs se sont penchés sur la question.

Alain Gallay a développé à partir du Valais un modèle de peuplement alpin à double composante (Gallay 1983). Le modèle historique d’occupation du territoire n’envisage pas les circulations de matières comme élément structurant. L’analyse territoriale synchronique période par période intègre de manière théorique la circulation des matières premières à l’échelle régionale (quartz hyalin, roches tenaces alpines) et extra-régionale (grandes lames de hache dites de prestige, silex, coquillages méditerranéens) et les études projetées intègrent la localisation des matières premières par analyse pétrographique. L’enquête sur les réseaux d’échanges est envisagée dans ce cadre mais non pas dans leur dimension historique (Gallay 1983, chap. VI et VII). Les amorces de réalisation de ce programme se sont concentrées sur les modalités d’occupation territoriale et les questions chrono-culturelles. Si des progrès importants ont été effectués dans ces domaines, permettant de critiquer certains points du modèle prédictif d’A. Gallay (Baudais, Curdy et alii 1987 ; Baudais, Brunier et alii 1989-90), la question des productions et des circulations de biens lithiques ou autres n’a été qu’évoquée (Curdy 1995). Les propositions de scénario historique élaborées par A. Gallay pour la néolithisation des Alpes (Gallay 1989), basées sur l’idée d’une conquête progressive des massifs (phase néo-pionnière) puis d’une consolidation du peuplement (phase de stabilisation puis de croissance) n’interprètent pas ces processus et en particulier passent sous silence le rôle possible des circulations de biens. Notons cependant que les principales zones géographiques documentées sont pré- ou péri-alpines, et ne concernent pas les massifs et vallées constituant la partie centrale des Alpes occidentales, à l’exception du Valais et de la haute vallée de l’Adige.

A contrario, deux auteurs ont abordé de front la question des circulations de biens dans les Alpes et leur rôle éventuel dans la structuration des peuplements.

Francesco Fedele a développé depuis plus de vingt ans un modèle historique du peuplement des Alpes occidentales et centrales conçu comme une évolution progressive des occupations vers une intégration de plus en plus grande et une maîtrise accrue des contraintes écologiques des écosystèmes montagnards (Fedele 1976, 1979, 1984, 1986). Cette évolution historique est perçue à travers un découpage en six stades qui marquent autant de changements importants dans les rapports de l’homme à la montagne. Plus récemment, cet auteur a intégré les circulations de matières, et particulièrement les roches tenaces polies (sur la base des résultats acquis par M. Ricq-de Bouard) selon un modèle de circulations polycentriques orientées de l’est vers l’ouest à travers les cols de la ligne de partage des eaux Rhône/Pô (Ricq-de Bouard et Fedele 1993 ; carte 20). F. Fedele propose de distinguer une zone d’approvisionnement direct et une zone de diffusion plus lointaine, la limite entre les deux correspondant à la limite des reliefs de la montagne et non pas à la ligne de partage des eaux. Ces réseaux de circulation hiérarchisés se mettent en place au stade 3 du modèle (dit «stade expérimental»), phase marquée par l’émergence dans les hautes terres intra-alpines d’une entité culturelle cohérente. F. Fedele voit dans ces deux faits un lien de cause à effet, bien que selon cet auteur, la mise en oeuvre de roches alpines s. géol. trouverait son origine dans la première conquête des Alpes au Mésolithique. Les circulations de silex depuis la vallée du Rhône français vers le Piémont apparaîtraient à ce stade au sein du mouvement chasséen, marqué selon F. Fedele par la mise en place de «réseaux sociaux» (Fedele 1999).

Aimé Bocquet a récemment proposé en d’autres termes une interprétation proche de celle de F. Fedele, mais basée de manière beaucoup plus empirique sur la reprise de la documentation existante dans les Alpes du Nord françaises (Bocquet 1997). Cet auteur place au Néolithique moyen (en chronologie française) l’émergence d’une identité culturelle intra-alpine implantée dans les grandes vallées des hautes terres. L’un des arguments déjà connu étant l’occurrence du rituel funéraire de type Chamblandes, centré sur les Alpes occidentales du Nord (Gallay 1977, p. 167-173). Mais A. Bocquet propose de voir dans la mise en oeuvre et en mouvement des roches tenaces alpines le moteur même de ce peuplement d’altitude (Bocquet 1997, p. 320-325), lequel se consoliderait durant le Néolithique final et la Protohistoire où il serait lié à la métallurgie du cuivre.

F. Fedele et A. Bocquet fondent leur interprétation sur une vision positive des milieux montagnards, qui sont envisagés comme des régions de peuplements véritables à partir du Néolithique moyen et éventuellement des zones actives dans les processus de néolithisation de l’Europe occidentale, par le biais des productions de lames de hache, entre autres. Une telle conception constitue un axe de recherche que nous nous proposons d’explorer et qui fonde notre problématique de recherche concernant les productions de lames de haches dans les Alpes occidentales, que nous pouvons maintenant expliciter.