Dans un article fondateur, Didier Binder et Catherine Perlès ont montré en quoi les outillages lithiques connaissent une mutation structurelle profonde au Néolithique (Binder et Perlès 1990). Les auteurs mettent l’accent sur la capacité des sociétés néolithiques à générer des mouvements de biens d’une telle intensité et d’une telle diversité que les circulations doivent être pensées, au moins en partie, en termes d’échanges entre individus ou entre communautés, et non plus seulement comme le résultat d’approvisionnements directs. Ils montrent que c’est en fait l’ensemble du système d’objets lithiques, de l’acquisition des roches à la gestion des outillages, qui constitue un système technique14 nouveau et spécifique.
Les haches néolithiques, nous l’avons vu, font partie des objets qui peuvent circuler sur de grandes distances, en particulier les haches produites dans les régions alpines et ce durant toute la durée du Néolithique. Il faut donc se poser la question de la place structurelle occupée par les productions de hache alpines au sein des sociétés néolithiques qui les ont générées et utilisées. En d’autres termes, la problématique centrale de notre travail peut être définie ainsi : étudier en quoi les productions de haches dans les Alpes sont un élément structurant des sociétés néolithiques concernées. Si nous acceptons l’idée quelque peu théorique que les haches, en tant que famille d’outils, forment au sein du système technique néolithique un sous-système d’objets autonome, la problématique peut être également formulée comme suit : évaluer les interrelations entre le sous-système d’objets famille des haches ou haches et le système social global néolithique. Pour ce faire, nous acceptons au préalable l’idée que la culture matérielle est partie constituante de la culture et que l’étude de l’une peut nous permettre de comprendre le fonctionnement de l’autre (Lemonnier 1986, 1991).
Etudier ces interrelations nous oblige à poser la question de leurs moteurs, car les sociétés néolithiques ne sont pas statiques. C’est donc bien au niveau des explications sur le devenir historique des sociétés néolithiques que doit tendre notre travail. Mais il s’agit là d’un objectif théorique. Au niveau pratique, la recherche de causes explicatives ne peut se faire qu’après avoir établi des faits. Puisque les circulations de biens sont une composante structurelle du Néolithique, il nous faut donc documenter la structure interne du sous-système d’objets que sont les haches. Cela constitue la majeure partie de notre travail d’analyse. Corrélativement, la question est aussi de voir en quoi les productions de hache (en l’occurrence alpines) se distinguent des autres biens circulants. Le fait est essentiel si nous voulons démontrer le bien-fondé de l’idée du statut particulier de ces outils dans les sociétés néolithiques. Une telle question présente deux aspects : il s’agit de déterminer en quoi les haches alpines se distinguent des autres productions de hache ; et en quoi elles se distinguent des autres biens circulants ou non.
Pour comprendre le fonctionnement structurel de ce système d’objets, il faut étudier chacune de ses trois composantes :
* le système de production des outils, de l’acquisition de la roche à l’obtention de l’outil terminé,
* le système de circulation des biens,
* le système de «consommation», que nous préférons appeler l’usage, de l’outil neuf à son rejet ultime,
ainsi que les relations entretenues entre ces composantes.
Trois plans d’analyse factuelle doivent être mis en oeuvre afin de constituer des faits argumentés :
* l’analyse technique : il s’agit de documenter les faits techniques liés à la production et à la consommation des haches,
* l’analyse économique qui étudie la gestion des productions, de la sélection de la roche au rejet ultime,
* et l’analyse idéelle qui touche au domaine du fonctionnel dans le sens social du terme, et en particulier du symbolisme et de la place sociale de l’outil.
Ces trois plans d’analyse doivent être corrélés par l’intégration des composantes spatiales et temporelles du système. Dans une perspective interprétative, il faut en effet pouvoir étudier le devenir historique des productions ainsi que leur développement géographique. L’enjeu en est de corréler les évolutions mises en évidence avec les évolutions sociales perceptibles dans les sociétés néolithiques, et en particulier l’apparition de différentiations sociales de type hiérarchique, visible en Europe dans les faits archéologiques dans la seconde moitié du Vème millénaire (phénomène dit de chalcolithisation ; Lichardus et Lichardus-Itten 1985 ; cf. supra). Pour ce faire, l’ordre de grandeur de l’étude doit être adapté à l’échelle de leur emprise historique et géographique. En d’autres termes, la compréhension de la structuration interne du système d’outils haches ne peut se réaliser pleinement qu’en l’étudiant à l’échelle maximale des circulations d’objets et ce durant toute la durée de leur usage, cette échelle étant la seule à même de rendre compte de l’ensemble des variations au sein du système. Ces variations éclairent le fonctionnement (la dynamique) du système et permettent d’évaluer sa cohérence interne ainsi que sa légitimité heuristique. La compréhension doit venir du croisement raisonné de toutes ces données dans une grille de lecture apte à les mettre en perspective par rapport à la problématique centrale, celle de leur interrelation avec la structuration globale des sociétés néolithiques. In fine, il s’agit dans un premier temps de fonder une base de réflexion renouvelée par l’élaboration d’une documentation nouvelle ; dans un deuxième temps de proposer un ou des modèles de fonctionnement du système haches dans les Alpes occidentales ; dans un troisième temps, de définir les axes de travail nécessaires à la validation de ce(s) modèle(s) et à l’intégration de nouvelles composantes documentaires, celles en particulier provenant de nouvelles recherches de terrain. Notre problématique sera donc plus particulièrement focalisée sur deux questions essentielles :
au niveau régional, en quoi le système d’objets constitué par les haches alpines interagit avec les processus de néolithisation des Alpes et des régions environnantes ;
au niveau général, en quoi les Alpes constituent-elles un exemple du rôle structurant du système hache en tant que système d’objets circulants particulier.
Une telle problématique est de fait ambitieuse, et dans son accomplissement intégral, ne peut être en l’état actuel de la recherche qu’un projet quelque peu utopique vers lequel il faut néanmoins tendre. Dans le cadre de ce travail, nous avons choisi une stratégie d’étude axée sur une analyse archéologique poussée des objets, au détriment du travail de terrain (cf. infra). Mais, afin de ne pas diluer la problématique dans une infinité d’analyses de détail, nous nous sommes concentré sur l’étude de quatre thèmes que nous considérons comme cruciaux en l’état actuel de nos connaissances en ce qu’ils représentent, pensons-nous, autant d’articulations fonctionnelles du sous-système d’objets étudié. Il s’agit :
de la détermination des matières premières et de l’identification des sources utilisées,
d’une lecture technologique de la production et de la «consommation» des objets,
de la caractérisation des circulations de matières et de biens,
de l’analyse des contextes de découverte des objets.
Ces quatre axes de recherche ont été mis en oeuvre sur la totalité de la période néolithique (au sens traditionnel et français du terme), soit entre 6000 et 2000 ans avant J.-C. environ. Pour des raisons exposées ci-après, l’aire géographique étudiée a par contre dû être réduite par rapport à l’emprise des circulations de productions alpines. Elle couvre néanmoins l’ensemble des massifs des Alpes occidentales, à l’exception des Alpes du Sud franço-italiennes, et réalise un transect de la vallée du Rhône aux hautes plaines du Pô. Ce sont les modalités de mises en oeuvre de ces quatre axes stratégiques d’analyse que nous allons maintenant détailler du point de vue méthodologique.
Au sens donné par B. Gille et A. Leroi-Gourhan à ce concept (Leroi-Gourhan 1962c ; Gille 1978).