3.2.3 Des possibilités naturelles aux choix humains

Les présentations des deux paragraphes précédants introduisent le cadre naturel dans lequel se sont déroulées les circulations de lames polies alpines. Il nous faut pour conclure insister sur deux points importants.

La première remarque concerne les rythmes de circulation dans les Alpes et le bassin rhodanien. La violence des éléments naturels n’autorise pas en permanence le franchissement de ce que nous appelons les points focaux du maillage de l’espace. L’accessibilité des gués comme des cols est en effet soumise aux aléas des conditions météorologiques. Pour les cours d’eau, les crues de printemps et d’automne interdisent les passages de gué. A contrario, les étiages estivaux ne sont pas un problème pour la circulation d’embarcations légères à faible tirant d’eau. Pour les itinéraires d’altitude, et en particulier les cols, l’automne et surtout le printemps sont des périodes dangereuses, du fait des précipitations abondantes et des fontes de neige qui provoquent glissements, avalanches et crues torrentielles. Malgré le sens commun, l’hiver n’a jamais arrêté les piétons, comme le démontre amplement l’histoire des passages d’altitude (Forray 1992 ; cf. Tracq et Inaudi 1998, pour des exemples savoyards concrets). En hiver dans les Grandes Alpes, la neige dure facilite souvent le cheminement dans les passages rocheux ou englacés.

En fait, seul le mauvais temps (le vent, les précipitations, le brouillard) arrête les montagnards. Par le bas ou par le haut, les déplacements connaissent des limitations cycliques au printemps et à l’automne, et ce fait a dû influer sur le mode de circulation des biens au Néolithique. Il est difficile d’imaginer des flux constants mais il faut au contraire intégrer l’idée de rythmes, de saisonnalité pour les déplacements humains et donc pour les circulations de biens.

Les rythmes naturels posent le cadre dans lequel s’opèrent des choix humains. Répétons-le, les possibilités naturelles ne valent que tant qu’elles sont utilisées par l’homme. En effet, non seulement la notion de barrière alpine infranchissable doit-elle être abandonnée, mais bien plus, le choix des itinéraires est sans limites. Nous l’avons vu à propos des cols transalpins, omniprésents le long de la ligne de crête. A raison d’un col tous les deux kilomètres entre la Maurienne et les vallées de Suse et de Lanzo (fig. 4), il n’est que l’embarras du choix, surtout pour les Néolithiques qui cheminent à pied. Or, à l’échelle historique, tous n’ont pas été utilisés. Le choix du pas peut certes être lié aux variations climatiques séculaires qui peuvent englacer une crête23, mais plus fondamentalement à des choix d’ordre socio-économique ou culturel. Ce qui est vrai pour les cols l’est pour l’ensemble des itinéraires et donc pour les réseaux de circulation. Pour démontrer ce fait, on nous permettra de rappeler deux exemples historiques pris dans les Alpes internes (cf. Thirault 1999a pour une présentation plus détaillée).

Le premier exemple concerne le massif du Mont-Cenis. Il s’agit d’un ensemble saillant dans la ligne de partage des eaux transalpine entre la Maurienne et la vallée de Suse (fig. 4), avec les pics culminants de Rochemelon (3538 m) et de la Pointe de Ronce (3612 m). Son intérêt vient de la présence de trois grandes échancrures d’accès relativement aisé, à l’exception de courts passages abrupts. Accessibles par des itinéraires différents, les trois cols du Clapier (2477 m), du Petit du Grand Mont-Cenis (2183 et 2081 m) sont parmi les plus bas des cols transalpins. Il est remarquable que malgré cet avantage, ils n’ont joué aucun rôle majeur sous l’Empire romain (Prieur 1983). Il faut attendre le VIIIème siècle après J.-C. pour que la fondation de l’abbaye de La Novalaise, sur le versant valsésien, marque le début de la fortune du passage, laquelle ne va cesser de croître avec la constitution progressive et la prospérité du duché de Piémont-Savoie durant le Moyen-Age et l’époque Moderne (Bergier 1980). Malgré un franchissement relativement aisé, une route carrossable n’est construite qu’au début du XIXème siècle. Le second point remarquable est que trois itinéraires se sont succédés depuis l’Antiquité : le plus ancien passait par le col Clapier ; peut-être suite à un effondrement dans le vallon d’accès, il s’est déplacé au haut Moyen-Age au col du Petit Mont-Cenis, puis au XIIIème siècle l’itinéraire mauriennais a été décalé plus à l’est pour passer par le col du Grand Mont-Cenis (Bellet, Forray et alii 1998).

Un deuxième exemple est fourni par l’acheminement des productions du Beaufortin vers les foires de Turin, organisé par l’association de notables locaux et de négociants mauriennais. Aux XVIIème et XVIIIème siècles, les convois de mulets passaient par le col du Mont-Cenis pour gagner Suse puis Turin. Mais selon le point de départ, la sortie du massif s’effectuait par l’aval ou par l’amont, et les mulets cheminaient selon deux itinéraires à travers la Tarentaise et la Maurienne pour se rejoindre à Lanslebourg, au pied du col du Mont-Cenis. Chaque itinéraire a ses avantages et ses inconvénients24, et il est démonstratif que l’un et l’autre coexistaient : le choix était effectué au départ selon le lieu de formation des convois, et non selon les difficultés du parcours (Viallet 1993, p. 193-216).

Malgré des obstacles réels et nombreux, les hommes disposent donc de multiples possibilités naturelles de déplacements dans, à travers et autour des massifs alpins. Pour comprendre les modes de circulation des biens durant le Néolithique, il faut donc chercher à mettre en évidence les choix opérés par les hommes dans l’éventail des possibles, et ce à toutes les échelles de l’analyse spatiale. Cet enjeu nous semble d’autant plus important qu’un nombre non négligeable de sites et de découvertes isolées, dont des lames de hache, sont placés sur les points focaux de ces itinéraires possibles (carte 9).

Notes
23.

Les variations climatiques perceptibles depuis le dernier retrait glaciaire ont conduit à des variations de la limite supérieure de la forêt et à des mouvements des langues glaciaires d’altitude qui ont pu gêner le passage de certains cols transalpins. Mais à notre connaissance, à aucun moment depuis le Tardiglaciaire l’englacement a empêché totalement le passage. Rappelons que quatre cols au moins, celui de Larche, du Mont-Genèvre, du Mont-Cenis et du Petit-Saint-Bernard ne dépassent pas 2200 m, altitude hors d’atteinte des descentes glaciaires holocènes.

24.

Malgré un profil en long de même développement (170 km pour rejoindre Turin), les dénivelées sont fort différentes : environ 2800 m de montée et 2850 m de descente pour l’itinéraire d’aval, contre 3800 m de montée et 3050 m de descente pour celui d’amont. Le second est plus pentu, avec trois cols à franchir, mais le premier emprunte les passages difficiles des gorges de sortie du Beaufortin et de rentrée en Tarentaise, et chemine jusqu’à Bozel dans des fonds de vallée soumis aux aléas des rivières (Thirault 1999a, fig. 3).