4. Le cadre chrono-culturel

4.1 Introduction

Pour mettre en évidence des processus historiques, la maîtrise du temps est fondamentale mais difficile, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une donnée a priori de la connaissance. La compréhension chronologique nécessite de mettre en relation de manière extrinsèque des objets dispersés dans l’espace (à l’échelle d’un site où entre plusieurs sites). Les chronomètres élaborés par les préhistoriens sont de deux ordres.

  • Les regroupements à visées chrono-culturelles, qui permettent de proposer, sur la base des analyses typo/technologiques (essentiellement sur le mobilier céramique et lithique) et stratigraphiques, des regroupements cohérents couramment appelés culture par les préhistoriens, avec toutes les nuances, divisions et généralisations possibles (groupe culturel, style, civilisation, etc.). Quelle que soit leur interprétation en termes sociaux et culturels (tradition technique, famille, tribu, ethnie, civilisation, etc., selon les vocabulaires ethnologique et sociologique), ces groupements cohérents ont de bonnes chances de correspondre à un degré (difficile à définir) d’une réalité sociale préhistorique, inscrite dans le temps (les cultures évoluent et se transforment) et dans l’espace (elles ont une emprise territoriale et peuvent se métisser). Les approches actuelles de la culture matérielle tendent à renouveler la notion de culture en cherchant à cerner des dynamiques où les outils, les techniques, les biens matériels et l’ensemble du bagage culturel et idéologique connaissent des évolutions propres et souvent différentielles25. Les sites ou phases d’occupation archéologiques ne sont donc pas réductibles à des éléments monolithiques qu’il serait possible d’enfermer dans des tiroirs chrono-culturels construits ad hoc, mais prennent place dans des dynamiques culturelles d’ampleur et de vitesse variables selon le lieu et l’époque. Néanmoins, en l’état actuel des connaissances, les tiroirs chrono-culturels demeurent une commodité d’usage pour bâtir l’architecture d’une étude à grande échelle. L’approche des transferts culturels (d’objets, de styles, de techniques, de goûts esthétiques, etc.), à travers les massifs alpins par exemple permettent d’établir des liens directs entre cultures différentes et de construire un tableau de relations dynamiques.

  • Les chronomètres dits absolus que sont les datations C14 et des mesures dendrochronologiques ne datent pas directement les objets qui nous intéressent, mais en datent d’autres (charbons de bois, os, bois divers) placés dans la même unité d’analyse (couche ou fosse, par exemple). Le lien entre une date ou une série de dates et les objets présents doit donc être discuté (Brochier, Beeching et alii 1995). Nous ne pouvons prendre en compte les dates que dans les cas où ce travail préliminaire a été effectué26. Dès lors, nous les utilisons de manière classique pour positionner dans le temps les ensembles culturels, tout en étant conscient qu’il ne s’agit, au vu de l’état d’avancement des connaissances archéologiques sur les régions étudiées, que d’un canevas général où demeurent de nombreux points d’incertitudes et de discordances.

De fait, l’établissement du cadre chrono-culturel du Néolithique des Alpes occidentales et des régions alentours est handicapé par une importante hétérogénéité des informations disponibles, tant du point de vue des données archéologiques que de leur étude et des interprétations proposées. Les lacunes documentaires les plus importantes concernent précisément les régions de forts reliefs des Alpes occidentales, Valais excepté : les massifs et vallées internes des Alpes françaises et piémontaises, bien qu’ayant ponctuellement connu depuis le XIXème siècle des recherches de terrain27, demeurent largement méconnues du point de vue des peuplements néolithiques. Cet état de fait rend délicate toute présentation d’ensemble des évolutions culturelles des Alpes occidentales. Nous avons néanmoins tenté de brosser un tableau cohérent de chaque phase du Néolithique sans masquer les points d’ignorance ou de discussions. De ce fait, la présentation proposée est volontairement schématique ; nous nous sommes borné à exposer les principaux faits de la culture matérielle, ainsi que les points économiques remarquables, tels qu’ils sont aujourd’hui connus et tels qu’ils sont retenus comme critères discriminants de chaque culture. L’état des connaissances concernant les relations transalpines ou internes aux reliefs, qui donnent le cadre des réseaux de relations et d’affinités culturelles dans lesquelles les objets circulent sont cependant évoqués plus en détail.

Le découpage des 3500 à 4000 ans du Néolithique en phases cohérentes n’est pas aisée du fait de nomenclatures discordantes selon les régions (fig. 5). Les découpages effectués à l’échelon supérieur relèvent plus d’une volonté pratique de zonation chronologique effectuée par région ou de nomenclatures à visées interprétatives. Dans notre zone d’étude, les décalages entre les régions concernent la position de la limite entre Néolithique ancien et moyen (entre la plaine du Pô, la Ligurie et le Sud-Est de la France) ; le découpage de ce que les préhistoriens français appellent Néolithique moyen, où les auteurs italiens voient un Neolitico Medio puis un Neolitico Superiore et/ou Finale. Les phases postérieures sont plus confuses puisque les italiens dénomment Eneolitico ou Calcolitico ce que les auteurs francophones divisent en Néolithique récent et/ou final et/ou Chalcolithique (cf. les débats in Voruz dir. 1995). L’emploi de la terminologie pan-européenne proposée par B. Soudsky qui vise à corréler les chronologies régionales (Lichardus et Lichardus-Itten 1985) permettrait de surmonter ces difficultés. Mais celle-ci étant d’emploi encore réduit en France et en Italie, et au vu des faibles décalages chronologiques à l’intérieur de la zone étudiée de part et d’autre des Alpes, nous avons opté pour un découpage le plus simple possible en trois phases qui suit la terminologie courante pour le Sud-Est de la France :

  • le Néolithique ancien, de 6000/5800 à 5000/4800 avant J.-C. environ calibré28, qui correspond à la phase de néolithisation d’une bonne partie de notre zone d’étude, caractérisée par le cycle culturel des céramiques à décors imprimés,

  • le Néolithique moyen, de 4800/4600 à 3600/3300 avant J.-C. environ, essentiellement concerné par le cycle des cultures à céramiques lisses,

  • le Néolithique final, de 3500/3300 à 2300/2200 avant J.-C. environ qui comprend toutes les cultures postérieures au complexe Chassey-Cortaillod-Lagozza, jusqu’au Campaniforme.

L’aire couverte par cette présentation chrono-culturelle correspond en priorité à celle de notre zone d’étude, mais nous avons intégré certaines régions avoisinantes dont les évolutions culturelles sont en relation plus ou moins directe, selon les périodes, avec celles qui nous concernent, et où nous puisons nombre de nos comparaisons : le Languedoc oriental, la Provence, la Ligurie, les plaines d’Italie du Nord et les Alpes centrales (Piémont, Lombardie, Trentin), la Suisse occidentale et le Jura. L’accent est mis en particulier sur les reliefs alpins des Alpes centrales italiennes qui sont en interaction avec l’Italie du Nord et permettent de montrer l’ampleur des occupations néolithiques intra-alpines dont la connaissance fait encore défaut dans les Alpes occidentales. Autant que possible, les cultures sont replacées dans une grille chronologique absolue calibrée tenant compte des dernières synthèses de dates29. Mais nombre de points de chronologie demeurent sujets de débats et le tableau synthétique présenté en figure 5 doit être compris comme un aide mémoire visuel de l’état des connaissances, non comme une fresque figée.

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Figure 5. Aide-mémoire chrono-culturel. Essai de corrélation entre les régions alpines et circum-alpines.
Notes
25.

Voruz 1984 ; Pétrequin, Chastel et alii 1987-88 ; Giligny, Maréchal et alii 1995 ; Beeching 1995 ; Beeching et alii 1997 ; Hafner et Suter 1999.

26.

Ce point est important, car la relation entre une couche ou une fosse (unités traditionnelles d’analyse), les objets qu’elle contiennent et les dates réalisées n’est pas une donnée préalable à l’analyse. Par exemple, pour les sites littoraux où des bois d’oeuvre architecturaux sont conservés, la relation entre les niveaux d’occupation et les pieux plantés qui les traversent sont difficiles à établir, et les bois d’oeuvre datables couchés dans les couches sont rares. Qui plus est, la dendrochronologie date l’abattage d’un arbre, non la durée d’utilisation de son bois. Sur les sites terrestres, la complexité des processus taphonomiques qui conduisent du sol où les personnes ont vécu à la couche archéologique fouillée et considérée comme une unité de temps, conduit le plus souvent à juxtaposer des éléments distincts à l’origine (Brochier 1997). Les cas ne sont pas rares de discordance entre l’attribution chrono-culturelle du mobilier et les dates C14.

27.

Cf. pour un historique et un bilan, Bocquet 1976b et Lombard 1999 pour la vallée du Buëch, Dubuis 1986, Gallay 1986e, Baudais, Brunier et alii 1989-90 pour le Valais, Fozzati et Bertone 1984, Bertone et Fozzati 1998 pour le Val de Suse, Mezzena 1981, 1997 pour le Val d’Aoste, Rey et Thirault 1999 pour la Maurienne et la Tarentaise.

28.

Toutes les datations présentées dans ce travail sont calibrées.

29.

Voruz 1990, 1991 ; Bagolini et Biagi 1990 ; Brochier, Beeching et alii 1995 et travaux d’auteurs cités dans le texte.