Les limites documentaires de ce corpus sont liées au fait de l’impossibilité de regard critique sur les caractères extrinsèques des objets. Rappelons que les lames polies ne peuvent être datées directement, et que, par principe méthodologique, nous les considérons datables a priori uniquement par leur contexte de découverte. Les problèmes posés diffèrent selon que l’on examine le cas des pièces issues de fouilles, de ramassages de surface ou de découvertes isolées.
Pour les séries issues de fouilles archéologiques, la critique des informations contextuelles est difficile à réaliser, à cause du caractère disparate et peu contrôlé des pratiques de terrain de l’archéologie préhistorique. Les données chronologiques et contextuelles détaillées en annexe 2 pour chaque site sont donc issues des informations publiées ou consignées par les archéologues en charge de la fouille ou par les personnes ayant travaillé sur les données de terrain. En cas de doute, les réserves émises ou les avis d’autres personnes sont explicités au cas par cas, mais il faut insister sur le fait qu’il n’est pas possible, dans la majorité des cas, de critiquer la source même de l’information. La seule réévaluation possible est celle du diagnostic chrono-culturel sur le mobilier établi en fonction de l’état des connaissances et des idées de l’époque.
Les séries issues de ramassages de surface posent le problème de leur homogénéité : il est rare qu’un site de surface puisse être attribué à une seule phase chrono-culturelle. Parfois cependant, une période est mieux représentée que les autres en nombre d’objets, et est considérée comme la phase d’occupation principale du site. Ce fait est pris en compte lors des attributions chrono-culturelles du mobilier poli (chapitre 5). Comme pour les sites fouillés, les attributions chrono-culturelles sont fournies d’après les travaux des personnes ayant étudié les séries, dûment mentionnées dans le corpus (annexe 2). Autre limite, la représentativité des objets recueillis. Il est difficile de savoir si le ramasseur a collecté tous les objets vus ou s’il a opéré une sélection. Deux types d’arguments peuvent aider. L’information directe est fondamentale, si les conditions de collecte sont connues par publication ou par enquête orale. Un second argument est fourni par l’examen des objets : la présence de petites pièces, de fragments, d’éclats, sont autant d’indices d’un ramassage non dirigé vers l’obtention de belles pièces : il en est ainsi, pour les roches tenaces tout du moins, des collectes de P. Plat dans le bassin du Buëch (Hautes-Alpes) ou de celles d’H. Müller sur le site des Terrres-Blanches à Menglon (Drôme, site n° 84-2).
Les objets dits isolés posent une série de problèmes liés à leur mode de trouvaille et à leur devenir postérieur. Ils proviennent de découvertes réalisées pièce à pièce ou par petits lots, souvent conservées par des particuliers, constituant des collections privées dont l’importance numérique varie de l’objet unique aux centaines de pièces collectées et transmises sur plusieurs générations, et/ou léguées à des musées publics (annexe 1). Le caractère isolé de l’objet est défini par l’absence d’information contextuelle et surtout par le fait qu’il ne soit pas associé à d’autres. Une telle définition peut paraître un truisme mais elle détermine la distinction entre un site, lieu précis de découverte d’un ensemble d’objets, et une pièce isolée. Mais l’absence d’association ne signifie pas que l’objet a été abandonné isolément au Néolithique : il peut aussi s’agir d’un objet provenant d’un site aujourd’hui démantelé, ou d’un site existant mais dont les autres catégories de mobilier (lithique, céramique, osseux) n’ont pas été ramassées. Un cas particulier est représenté par des localisations plus précises que la commune, lieu-dit ou point particulier (sommet, col, hameau, etc.), où, au sein d’une même collection ou par recoupement de plusieurs se regroupent un certain nombre de lames polies. Dans ce cas, les découvertes sont classées comme isolées mais peuvent être considérées comme les indices de l’existence d’un site. C’est le cas par exemple sur la commune de la Bégude-de-Mazenc dans la Drôme où 23 lames polies proviennent d’un quartier du village nommé Châteauneuf-de-Mazenc (n° 16-0).
Les collections répertoriées présentent quelques constantes, en particulier dans le type d’information consigné. Toutes les collections anciennes et certaines plus récentes portent, écrit à l’encre sur l’objet ou sur une étiquette collée, le nom de la commune, parfois une localisation plus précise (lieu-dit, station, distance à un point connu, etc.) ou plus générale (environ de..., lac de..., département, etc.), parfois accompagnées d’un numéro, comme les collections Plat-Vésigné et Vallentin. Le choix a été fait d’écarter tous les objets ne présentant pas de localisation communale, unité géographique de base pour les études spatiales de ce travail (cf. p. 50-51). Les seules informations extrinsèques sont celles portées sur l’objet et dans les rares publications faisant état de la découverte ou de l’achat. Mais la fiabilité de la localisation est impossible à vérifier. Deux causes d’erreur peuvent se présenter. L’homogénéité des écritures au sein d’une même collection suppose qu’elles ont été rédigées par leur propriétaire ou une personne proche. La localisation écrite retranscrit donc, a priori, le lieu de découverte, indiqué le cas échéant par le vendeur ou le donateur. Néanmoins, dans certains cas, le nom de lieu est plus probablement celui de l’achat. Le fait est patent pour un lot de lames polies déposées au Muséum d’Histoire Naturelle de Lyon, dont l’inventaire indique qu’elles proviennent de Lyon. Leur nombre, leur matières premières et leur morphologie, proches de lames polies exotiques, jettent un fort doute sur leur réelle origine lyonnaise. Par prudence, elles ont donc été écartées de l’étude. Il est probable aussi que certains noms de communes rurales soient en fait le lieu de résidence du vendeur ou du donateur de l’objet au collectionneur. Dans ce cas, l’erreur de localisation doit être bien moindre et ne nuit pas à la validité d’une étude à grande échelle. Par principe et malgré ces réserves, le lieu indiqué sur l’objet a été considéré comme celui de sa découverte.
La deuxième cause d’erreur de localisation, produite par la relation existant entre le lieu d’abandon des lames polies au Néolithique et le lieu où elles sont retrouvées de nos jours, est plus difficile à évaluer. Les lames polies sont en effet l’une des rares catégories d’objets préhistoriques, avec entre autres les pointes de flèches, a avoir eu de multiples usages depuis le Néolithique, qui les ont fait rechercher et conserver, et ce dès l’Age du Bronze. Leur récupération à des fins fonctionnelles, en lissoir de potier ou tas de dinandier62 est identifiable par les modifications de forme qu’elles entraînent (cf. p. 376-378). Mais l’usage le plus courant, attesté dès l’Antiquité, est celui bien connu des pierres à foudre (Cartailhac 1878 ; Laming-Emperaire 1964, chap. II ; Coye 1997, p. 19-35) : les lames polies, parmi d’autres pierres curieuses, étaient censées protéger leur possesseur des méfaits de la foudre63. Ce fait doit avoir entraîné des déplacements d’objets sur des distances difficiles à évaluer. Il est d’autre part avéré que les transhumances modernes sur de longues distances ont été la cause de transports d’objets talismans et panacées, aux premiers rangs desquels se placent les galets de variolites duranciennes et les lames polies64. Néanmoins, seuls les objets de petites dimensions pouvaient être ainsi employés comme protecteur des troupeaux. Il convient donc de garder ce fait à l’esprit pour des secteurs où les découvertes néolithiques sont rares, par exemple certains massifs élevés des Alpes, zones séculaires de transhumance depuis la Provence (réserve exprimée par A. Bocquet 1969, p. 151). A contrario, il peut être admis que cet usage ne modifie pas de manière statistique les données pour des régions où de nombreuses lames polies sont connues.
Nous en connaissons deux exemples en Saône-et-Loire : dans le dépôt de bronzier de Rigny-sur-Arroux daté du Bronze moyen tardif/début Bronze final (Combier 1962, p. 291-293) et dans celui de Génelard daté du Bronze final IIIa (observation personnelle et Bonnamour 1996).
De nombreux exemples médiévaux et modernes peuvent être cités : pour assurer la protection des maisons, elles étaient placées sur le toit (un cas connu à Chaponnay, Rhône, fiche n° 462 ; Bocquet 1969, p. 225), dans les murs, les seuils (Salch 1975), les fondations (Chantre 1867, p. 73 ; Vallentin 1878, p. 11-13), les cheminées (un cas à Rochefort-en-Valdaine dans la Drôme ; Barjet et Giffon 1980), en gong de porte (un cas dans les Hautes-Alpes ; Bocquet 1969-70, n° 108 de son catalogue). Une lame polie de 10 cm de long est attestée dans la tombe n° 6 de la nécropole mérovingienne de Viuz-Faverges en Haute-Savoie (Piccamiglio et Duret 1985, p. 43). D’autres étaient utilisées comme panacées curatives, telles les pierres à venin (de Bayle des Hermens 1980 ; Doire-Bernard 1980). Des lames polies sont attestées dès la Protohistoire sur des sites d’habitat, dans des contextes non fonctionnels. Ainsi, lors de la fouille de l’oppidum du Pègue (Drôme), ont été retrouvés une petite lame polie et un disque de bronze déposés sous l’un des vases de stockage placés dans un grand grenier incendié daté du Premier Age du Fer (Lagrand et Thalmann 1973, p. 39 et 54). La fouille de l’habitat des Gandus à Saint-Férréol-Trente-Pas (Drôme), daté du Bronze final IIIb, a livré une moitié de lame polie (Daumas et Laudet 1981-82, p. 24). Des cas semblables sont mentionnés en Piémont, en particulier sur le site de San Maria (Cima et Luzzi 1996).
Les petits galets de variolites de la Durance étaient apportés par les bergers jusque sur les hautes terres cévenoles et caussenardes, où ils étaient vendus comme pierres à pigote (Brisebarre 1978, p. 173 ; de Bayle des Hermens 1980), mais circulaient également dans le haut Dauphiné (Müller 1932). Les lames polies étaient souveraines pour la protection des troupeaux transhumants contre la foudre et les maladies : « quelques bergers provençaux, amenant les moutons en transhumance dans les Alpes, attachaient une de ces haches dans un floquet de laine, parmi les deux ou trois réservés sur la toison, et cela surtout pour le bélier de tête, le chef du troupeau. Cela peut expliquer peut-être, pourquoi quelques haches furent trouvées notamment dans les Basses-Alpes, parfois à plus de 2000 m. d’altitude, perdues par un bélier » (Müller 1932). Cet usage est attesté dans toute l’aire de transhumance méditerranéenne languedocienne et provençale (Vallentin 1878, p. 11-13), jusque dans les massifs méridionaux du Massif Central, ainsi qu’en Corse (Vaschalde 1874, p. 324-326 ; Brisebarre 1978, p. 173).