5.3 La répartition spatiale des lames de hache

L’analyse spatiale étant un outil de travail utilisé tout au long de notre étude, il convient de commenter dès à présent la carte de répartition de l’ensemble des lames de hache connues (carte 8 et annexe 2). En premier examen, une grande hétérogénéité apparaît dans la répartition des lames de hache : des régions de découvertes denses et d’autres vides ou très peu documentées sont perceptibles. Avant d’expliquer les absences, les présences et les concentrations en termes de reflet d’une réalité de peuplement néolithique, deux types de biais possible de la documentation doivent être explicités : l’historique et l’état de la recherche et les processus taphonomiques.

La représentativité de l’état de la documentation peut être établie selon deux critères. Le premier est celui de l’exhaustivité de l’enquête documentaire. Malgré le soin porté à la recherche des lames polies, il est possible que certaines collections ou mentions bibliographiques n’aient pu être prises en compte, soit par ignorance, soit par limitation de temps et/ou d’accès. Il en est ainsi en particulier pour le vide documentaire du sud du Jura, du Bugey et du pays de Gex. Mais à l’inverse, nous avons tiré parti de travaux d’enquêtes documentaires approfondies qui permettent d’assurer pour les régions concernées que le corpus établi correspond peu ou prou à celui existant (annexe 2) : c’est le cas du Valais65, de la vallée de Suse (Dora Riparia ; Fozzati et Bertone 1984) et du val d’Aoste (Dora Baltea ; Mezzena 1981, 1997), des départements de la Savoie (Rey 1999) et de l’Isère (Bocquet 1969). Ailleurs, il est possible que des collections privées qui compléteraient le corpus existant demeurent inconnues. En effet, il est clair que l’activité des fouilleurs et des collectionneurs de la seconde moitié du XIXème siècle et des premières décennies du XXème siècle a été déterminante dans le drainage des nombreuses découvertes du sud de la Drôme et des Hautes-Alpes. Il en va de même pour les concentrations importantes du Léman et des avant-pays savoyards (Bocquet et Laurent 1976 ; Marguet 1995 ; Rey 1999, p. 13-29). Mais de vastes secteurs peu ou pas documentés en lames de hache sont inexplicables en termes de géographie des recherches : ainsi le Vercors, parcouru et fouillé de toute part depuis H. Müller, et dont la fréquentation néolithique est démontrée par la reconnaissance d’ateliers de taille du silex en particulier sur le plateau de Vassieux (Malenfant 1976 ; Pelegrin, Riche et Malenfant 1999). Il est de même significatif que l’Oisans que H. Müller connaissait bien en tant qu’ethnologue soient quasiment vide de découvertes. Ces deux régions, prolongées à l’ouest par la basse vallée de l’Isère et à l’est par le Briançonnais, constituent un véritable no axe’s land qui sépare nettement les grandes concentrations plus méridionales des semis réguliers quoique peu denses du Bas-Dauphiné, du bassin et de la cluse de Grenoble, du Grésivaudan (moyenne vallée de l’Isère) et de la Maurienne.

Second filtre documentaire, les biais induits par la taphonomie des sites archéologiques peuvent jouer aussi pour les lames de hache isolées. Ainsi, les carences en outils polis dans le nord du département de la Drôme et dans la basse vallée de la Drôme sont corrélées avec la rareté des sites néolithiques connus, due aux érosions et recouvrements importants et ce dès le Néolithique (Brochier 1991 ; Brochier, Mandier et Argant 1991 ; Beeching et Brochier dir. 1994). Mais à l’inverse, dans le Bas-Dauphiné (Bocquet 1969, p. 151-152), la Dombes et la Bresse66, les découvertes isolées étoffent le corpus des points de découvertes néolithiques et permettent de démontrer des présences humaines dans des secteurs très mal documentés en sites néolithiques.

Une fois discriminés les biais documentaires et taphonomiques, il est possible de rechercher des corrélations entre la présence -et surtout la densité- ou l’absence des lames de hache et une réalité de peuplement néolithique. La première impression est celle d’un lien entre la densité de lames polies et l’altitude. Les plus grandes concentrations de lames de hache sont placées dans les basses terres : rives du lac Léman, avant-pays savoyards et dauphinois, bassin de l’Ardèche et surtout bassin du Buëch, moyenne vallée du Rhône et ses bordures orientales (Valdaine, Tricastin). Mais des secteurs de basses altitudes, telle la basse vallée de l’Isère, sont vides de découvertes. A contrario, l’ensemble des Baronnies, régions accidentées et montagneuses, montre des concentrations importantes de lames de hache. De fait, toutes les régions comprises entre les bassins de l’Ardèche, de la moyenne Durance et de la Drôme montrent une présence constante et parfois forte des lames polies : près des deux tiers du mobilier étudié en provient. De telles concentrations semblent trouver des prolongements vers le sud, avec en particulier de nombreux objets provenant du Vaucluse conservés dans la collection Vallentin (non étudiés). Mais au sein de cette région couverte de manière sensiblement homogène par les prospecteurs et les collectionneurs depuis plus d’un siècle, de sensibles différences de concentration sont perceptibles : ainsi, les basses vallées de l’Ardèche et du Chassezac, la Valdaine et les bassins versants du Roubion et du Jabron, le Tricastin et le bassin du Lez, les vallées des Baronnies (Aygues, Ouvèze, Céans, Blaisance, Chauranne), la vallée du Buëch et le Diois montrent des concentrations importantes, avec des records établis à Menglon (326 lames polies et fragments ; n° 84 ; pl. 96 à 99) et à Sigottier (219 objets ; n° 362 ; pl. 90 à 94, 132), concentrations qui peuvent être corrélées avec la forte occupation néolithique traduite par le grand nombre de sites connus (cf. pour les Hautes-Alpes, Lombard 1999, pour le Néolithique moyen de la Drôme : Beeching et Brochier dir. 1994). Néanmoins, les densités calculées pour les départements de la Drôme et des Hautes-Alpes (0,11 et 0,12 lame polie par kilomètre carré) sont équivalentes aux chiffres établis selon les estimations de F. Fedele pour le Piémont et la Ligurie (entre 0,10 et 0,11 lames polies/km2 ; Ricq-de Bouard, Fedele et alii 1990) ainsi que pour les quatre départements de la Bretagne (0,11 lames polies/km2) et dans l’ouest de la France (entre 0,08 et 0,19 lames polies/km2 selon les départements ; Le Roux 1999, p. 160). Les rives des grands lacs préalpins sont également des régions riches en découvertes de lames polies, liées aux sites d’habitats riverains du Léman, du lac d’Annecy et du Bourget. Dans les Grandes Alpes, les vides qui couvrent les hautes altitudes sont compensés par des semis réguliers dans les grandes vallées de la Dora Riparia (val de Suse), de l’Arc (Maurienne), de la haute Isère (Tarentaise) et dans une moindre mesure du Val d’Aoste et du Val d’Orco. Des itinéraires de circulation à travers les massifs centraux se dessinent avec plus ou moins de netteté selon trois axes : entre les vallées de l’Isère, de l’Arc et de la Romanche via les cols de la Madelaine, du Glandon et de la Croix de Fer ; entre la vallée de l’Arc (Maurienne) et celle de la Dora Riparia (val de Suse) via les cols du Mont-Cenis ; entre les vallées de la Durance et de la Dora Riparia via le col du Mont-Genèvre. De même, des découvertes régulières parsèment les axes et noeuds de circulations de basse altitude : le bassin et la cluse de Grenoble, le Grésivaudan (moyenne vallée de l’Isère), le bassin du lac du Bourget et la cluse de Chambéry, le bassin du lac d’Annecy et sa cluse, et le haut Rhône (Valais). A contrario, le seul vide qui puisse correspondre, en l’état actuel des connaissances, à une réalité néolithique est celui du Vercors dont l’occupation doit suivre des modalités très différentes des vallées et plaines alentour.

Des variations semblables se retrouvent en Piémont et en Ligurie où F. Fedele a relevé l’opposition entre les grandes concentrations des hautes vallées du Tanaro (environ 1500 pièces signalées dans le secteur d’Alba), de la Bormida di Spigno et des Apennins liguro-piémontais et les quasi-vides des régions alentours (carte 10 ; Ricq-de Bouard, Fedele et alii 1990). En complément, quelques semis notables apparaissent en val d’Aoste et val de Suse précités, et sur les piémonts des reliefs alpins. Le biais taphonomique peut jouer pour la rareté des découvertes dans les plaines, mais seul le facteur néolithique explique les concentrations, d’autant plus qu’il s’agit aussi d’une différence qualitative : les concentrations autour des Apennins correspondent à des zones de production des lames de hache (cf. p. 33-34).

Il est donc difficile d’affirmer que la carte de répartition des lames de hache reflète, sur un plan général, une réalité archéologique. Il convient de garder à l’esprit, tout au long de l’étude, que les régions non ou mal documentées ont dû également participer aux mouvements néolithiques que nous étudions. Certains vides cartographiques sont donc à confronter à la répartition générale de la documentation et ne pas être considérés comme significatifs (carte 8).

Notes
65.

Inventaire inédit réalisé par K. Müller et aimablement communiqué.

66.

Les collections du Museum d’Histoire Naturelle de Lyon et du Musée de Brou permettent de nuancer la remarque de M. Vuillemey qui oppose, sur la base des collections du Musée de Lons-le-Saunier, le Revermont et le premier plateau jurassien, riches en découvertes isolées et en sites archéologiques, et le vide de la Bresse (Vuillemey 1976a et b).