2.1.2 La partition des diffusions

2.1.2.1 Analyse

La large répartition géographique des affleurements d’éclogites (carte 11), mise en parallèle avec l’importance des diffusions de lames polies constituées de cette roche, pose la question de l’unicité ou non des sources d’approvisionnement. Les sciences de la terre apportent à l’heure actuelle peu de réponses sur la question des variations de faciès des éclogites et roches proches au sein des affleurements des Alpes occidentales. Ces différences sont perceptibles au niveau de l’affleurement (échelle au moins métrique) mais ne sont pas identifiables à coup sûr à l’échelle décimétrique ou inférieure qui est celle de la lame de hache. Les variations significatives concernent les assemblages minéralogiques : les éclogites du Valais présentent des chloritoïdes et des chlorites magnésienne en équilibre avec la paragenèse éclogitique (Ricq-de Bouard, Compagnoni et alii 1990, p. 134). Or, si les chloritoïdes sont présents sur les séries archéologiques de Clairvaux et de Chalain dans le Jura (ibid., p. 142), M. Ricq-de Bouard n’en a pas retrouvé plus au sud, fait confirmé par les analyses réalisées par D. Santallier où les chloritoïdes n’ont jamais été mis en évidence, y compris sur les échantillons archéologiques des sites de la rive sud du Léman. Nous avons donc là une preuve de bipartition des sources d’approvisionnement pour les éclogites. Sur le Plateau suisse et dans le Jura, les éclogites mises en oeuvre sont d’origine valaisanne (affleurements autochtones du haut Valais) ou proviennent des moraines issues de cette région (moraines lémaniques et du Plateau suisse). Mais l’absence de ces éclogites à chloritoïdes sur le Léman nous conduit à penser que la ligne de partage passe par ce lac. Il existe donc probablement une disjonction entre les éclogites employées sur le Plateau suisse et celles mises en oeuvre sur la rive sud du Léman (aucune donnée n’existe pour la rive nord), qui auraient une origine proche des éclogites plus méridionales : Alpes piémontaises et/ou Ligurie.

La carte de répartition des lames polies en éclogites permet de proposer une seconde coupure (carte 12) : il existe un courant de circulation transalpin bien documenté orienté de l’est vers l’ouest et issu de la région du Mont-Viso ou éventuellement des affleurements sub-autochtones qui en découlent91, courant qui chemine par le Queyras et/ou la haute Ubaye, via sans doute des passages comme le col de Larche, descend à travers les massifs92 jusqu’à la vallée de la Durance, le Gapençais, le bassin du Buëch puis à travers de nombreux cols toujours plus à l’ouest dans les Préalpes drômoises jusqu’à la vallée du Rhône (carte 13).

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Figure 7. Fréquence de présence des quatre couleurs des éclogites par unité administrative.

Afin d’affiner la tripartition obtenue, nous avons recherché d’autres critères de distinction au sein des éclogites. Hormis les critères techniques (mais les études sur les qualités respectives des différentes éclogites font complètement défaut), il est possible de travailler sur les critères visuels qui ont pu guider le choix des hommes. Deux types de critères ont été retenus : la présence de grenats, dont les dimensions varient de l’infra-millimétrique invisible à l’oeil nu jusqu’aux monocristaux de plusieurs millimètres, parfois groupés en amas ; et la teinte générale de la roche. Si la présence de grenat peut être objectivement relevée, les nuances de couleurs sont d’appréciation plus subjective. Deux écueils nous ont contraint à renoncer aux codes normalisés de type Munsell : les variations de teinte au sein d’un objet, très courantes surtout pour les pièces litées ou zonées, et l’extrême hétérogénéité des conditions de travail dans les musées et lieux de dépôts. Les éclairages étant fort disparates, il eut été vain de tenter de décrire en finesse des nuances de couleurs. Nous avons donc opté pour une tripartition entre les roches très sombres (ECLOd, vert à vert-bleu sombre, vert-noir à noir)93, les roches très claires (ECLOb, vert clair, teinté de gris) et les inévitables termes intermédiaires (ECLOc) qui sont les plus nombreux car refuge pratique en cas d’hésitation. Une quatrième distinction est apparue en cours de travail. Une quinzaine d’objets présente en effet une apparence particulière : le grain est plus gros, les couleurs sont claires, vert clair à vert-blanc, de teinte soutenue et légèrement translucide, donnant à la roche un aspect pailleté à saccharoïde. Le grenat est absent à l’oeil nu. Cinq analyses de laboratoire démontrent sans ambiguïté l’appartenance de ces roches aux faciès métamorphiques de haute pression/basse température, et en particulier aux éclogites94. Elles sont réunies dans le sous-groupe ECLOa.

Il n’y a pas de corrélation entre les teintes des roches et la présence de grenat, sauf pour le sous-groupe ECLOa où le grenat est toujours invisible. Aucune variation géographique significative n’apparaît dans les taux de présence de grenat. Par contre, les teintes connaissent des variations géographiques importantes (fig. 7). Pour les mettre en évidence, nous avons procédé à des comptages par département et région afin d’obtenir des effectifs fiables. Une telle approche n’a pas été possible en Val d’Oste, à cause du faible nombre de lames polies découvertes dans cette vallée, ni dans les vallées piémontaises, où nous n’avons pu observer en détail qu’un échantillon restreint de lames polies. Bien que schématique, ce découpage permet de mettre en évidence trois faits, si l’on considère uniquement les termes extrêmes (ECLOa, b et d). En premier lieu, les éclogites du type ECLOa n’ont d’importance qu’en Haute-Savoie, où elles représentent près de 10 % des éclogites. Quelques exemplaires sont identifiés en Isère, dans les Hautes-Alpes et dans la Drôme. Deuxième point, les teintes claires sont plus fréquentes dans l’Ain et en Haute-Savoie (si on additionne ECLOa et b), où elles dépassent les 20 % des éclogites. Troisième fait, les éclogites sombres (sous-groupe d) sont nettement dominantes en Valais (60 % des éclogites) et en Ardèche (près de la moitié). L’interprétation de ces faits va dans le sens d’une tripartition des circulations d’éclogites, avec d’un côté le Valais, d’un autre la Haute-Savoie et l’Ain (avec distinction de la première par le sous-groupe ECLOa), et au sud l’Ardèche. Les autre secteurs ne présentent pas de variations significatives. Si les couleurs permettent de confirmer l’existence d’au moins trois mouvements différents pour les éclogites, ce critère n’est pas un marqueur absolu, sans doute pour deux raisons : d’une part, les roches de teintes intermédiaires sont majoritaires, mais un classement plus précis permettrait sans doute de scinder ce sous-groupe en plusieurs ensembles ; d’autre part, il est possible que des variations chronologiques aient affecté ces mouvements de circulations, ce qui expliquerait qu’ils ne soient perceptibles que dans leurs opposés. L’étude du matériel poli des sites de Chalain dans le Jura montre bien que de telles variations dans le choix des couleurs de roche en un même lieu peut être rapide dans le temps, à l’échelle de quelques siècles (Jeudy, Maitre et alii 1997, p. 455-457).

Notes
91.

Ce point important est discuté dans le chapitre 3, mais relevons tout de suite que nous ne croyons guère à l’exploitation massive des conglomérats tertiaires et encore moins des dépôts alluvionnaires pour des diffusions en masse vers le bassin du Rhône.

92.

Les gorges de sortie de l’Ubaye étant quasi-infranchissables, les itinéraires traditionnels passent plus au nord dans les reliefs pour gagner la vallée de la Durance.

93.

La couleur sombre des éclogites et des omphacitites pourrait être due à la présence d’une proportion notable de glaucophane de rétromorphose.

94.

Omphacites dominantes : n° AR793-239 du Musée de Valence (analyse en lame mince de M. Ricq-de Bouard) et n° 988-167-4(2) du Musée de Gap (analyse en RX, DSET242). Omphacite et grenat : n° 988-118-3(4) du même musée (RX n° DSET240). Pyroxénite indéterminée : n° 11146-2 du Musée d’Annecy (lame mince ET45). Jadéitite : n° AR793-262 du Musée de Valence (lame mince de M. Ricq-de Bouard). Cf. annexe 9 pour plus de détails.