Les éclogites jouent un rôle directeur dans la différentiation spatiale des circulations de productions de lames polies. Un élargissement de la focale d’analyse permet de mieux saisir cette structure et de proposer, sur la seule observation des faits, une première hypothèse de travail sur la structuration des productions de lames de hache dans cette région de l’Europe occidentale (carte 19).
Dans un rayon d’environ 200 km vers l’ouest et l’est à partir de l’axe de la dorsale alpine, les diffusions des éclogites sont prépondérantes, représentant au moins la moitié et le plus souvent les trois quarts ou plus des lames polies.
Trois secteurs d’autres productions, géographiquement alpines ou préalpines se placent au sein de cette zone de domination des éclogites, à des distances variables du coeur des affleurements de ces dernières : moins d’une centaine de kilomètres pour les roches «valaisannes» (A sur la carte 19), environ 100 km pour l’éventail de roches mises en oeuvre sur le Léman et en Haute-Savoie (B), 150 km environ pour les glaucophanites duranciennes (C). Les diffusions de ces roches ne dépassent pas 150 km dans les cas extrêmes, et se placent dans un rayon d’environ 50 km pour les fortes densités, selon des axes de circulation plutôt tangentiels aux axes de diffusion des éclogites.
Au nord du Léman, sur le Plateau suisse et jusqu’au lac de Constance, les moraines préalpines sont des sources importantes de roches tenaces alpines s. géogr. (D). Le rôle des éclogites, s’il n’est pas négligeable, est encore mal cerné : des diffusions à longues distances depuis les Alpes sont probables, tout autant que des productions sur blocs de moraines.
Dans un rayon de 200-250 km des sources d’éclogites se rencontrent quatre zones de production qui forment une couronne appuyée sur la bordure orientale du Massif Central où les lames polies circulent sur de faibles distances, encore mal cernées mais ne dépassant pas les 50 km. Du sud au nord, il s’agit des amphibolites, basaltes, gneiss et autres roches de basse Ardèche (F), des fibrolites de la Haute-Loire et sans doute d’autres roches locales (G), des méta-andésites du Forez (H ; Masson 1977, p. 17-19 et p. 27-30) et des actinolites de Bourgogne sud-orientale (I). D’autres groupes de roches sont sans doute à déterminer dans ces régions où les études pétrographiques ne sont pas très développées, mais l’existence d’une ceinture de productions régionales de faible diffusion est indubitable. De même à l’est des Alpes occidentales, en Italie du Nord, les études pétrographiques disponibles permettent d’entrevoir l’existence d’une semblable hiérarchie, avec la reconnaissance récente de productions en serpentinites dans le Haut-Adige (E ; D’Amico, Felice et Ghedini 1998).
En poursuivant l’exercice, nous rencontrons deux grands centres de production ayant largement diffusé, qui semblent placés en interaction avec les diffusions alpines : au sud, les cinérites du Rouergue produites à Réquista (J), au nord, les métapélites vosgiennes issues de Plancher-les-Mines (K). La forme en banane des diffusions de ces dernières semble suivre une ligne de rupture de diffusion et d’usage des productions en roches alpines s. géogr. (éclogites et/ou roches tenaces morainiques du Plateau suisse). L’étude de l’évolution chronologique des productions de Plancher-les-Mines montre en particulier l’impact des productions alpines dans la première moitié du Vème millénaire av. J.-C., puis l’intensification progressive des diffusions vosgiennes qui oblitèrent les roches alpines en Suisse orientale et nord-occidentale au début du IVème millénaire av. J.-C. (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995).
Du point de vue géographique, une telle structuration de l’espace démontre l’importance des circulations dans les axes est-ouest et le rôle déterminant joué par les passages transalpins et des Préalpes du Sud, ainsi que le recours aux grandes voies naturelles passant par les cluses des Préalpes du Nord. Il est important de noter que le couloir de la moyenne vallée du Rhône n’apparaît pas comme un axe de circulation privilégié : il joue néanmoins un rôle de structuration des circulations par un effet de seuil ou de limite qui se prolonge dans la basse vallée de la Saône. De même, le Sillon alpin et les vallées du Buëch et de la haute Durance ne semblent pas être des axes de circulation privilégiés.
Le schéma présenté, s’il simplifie de manière excessive les données, montre bien le rôle central joué par les productions en éclogites. Elles constituent un ensemble cohérent de centres aux diffusions juxtaposées en périphéries desquels de nombreuses productions se placent en couronnes concentriques. Un tel phénomène a été bien pressenti dans le Forez par A. Masson qui a mis en évidence l’opposition entre les méta-andésites travaillées localement (carte 19, cercle H) et les éclogites diffusées via la vallée du Rhône106, qui représentent respectivement 29 % et 32 % des lames de hache du Forez (Masson 1977, p. 29-30). L’idée a également été exprimée pour les glaucophanites (Ricq-de Bouard, Compagnoni et alii 1990, p. 146), mais il apparaît maintenant clair que le phénomène est de portée générale au moins de la Méditerranée aux Vosges. Néanmoins, nous n’affirmons pas que les productions en éclogites ont généré les autres productions : il est probable au contraire que la périphérisation mise en évidence soit une construction historique. L’étude chronologique est à ce stade indispensable pour dépasser les généralités (chapitre 5).
Une telle hiérarchisation est reconnue dans d’autres centres à une échelle géographique plus restreinte : elle est claire dans les Vosges avec les carrières principales de Plancher-les-Mines et de petites exploitations telles celles de Saint-Amarin (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995), probable pour Réquista (Servelle et Vaquer 2000), bien établie en Bretagne avec Plussulien comme centre prépondérant ceinturé par les productions en fibrolite et autres roches métamorphiques : amphibolites du «type B» et petits groupes pétrographiques de la bordure orientale du Massif armoricain (Le Roux 1999, chap. XXI).
L’existence de cette structuration implique la connaissance des productions alpines au-delà de la zone de diffusion massive que nous avons mise en évidence. Nous discuterons dans le chapitre 5 des diffusions à longues distances en dehors de notre zone d’étude, mais le succès des roches alpines est illustré par la question des longues lames polies, qu’il convient de rappeler ici. En effet, la structuration que nous proposons rejoint celle présentée voici peu pour expliquer la répartition des lames de hache de grandes dimensions (de longueur supérieure à 15 cm) à l’échelle de l’Europe occidentale (Pétrequin, Cassen et alii 1997 ; Pétrequin, Croutsch et Cassen 1998). En partant de l’hypothèse de productions alpines, les auteurs proposent trois zones de concentrations de ces objets, disposées en couronnes concentriques à partir des Alpes occidentales. La plus interne correspond aux régions de production, dans les reliefs. La seconde, de la Méditerranée au lac de Constance, englobe les Préalpes, l’axe Rhône-Saône, le Léman, le Plateau suisse, et correspond assez bien avec la zone de diffusion massive des éclogites (ibid., fig. 2). La polarisation alpine des productions de lames de hache dans toutes ces régions est donc indiscutable, et il semble clair que les axes de diffusion des longues haches à grandes distances sont en relation (à définir) avec la diffusion des lames de hache utilitaires, même si les modes de circulation peuvent en être très différents.
Le flou relatif de ce schéma est dû à l’absence de profondeur historique. Il compile dans un cadre faussement synchrone des phénomènes ayant sans aucun doute une histoire, qui sera étudiée au chapitre 5. Tel quel néanmoins, il pose la question des raisons du succès des éclogites face aux autres roches tenaces. Avant toute étude archéologique de cette question, il est important d’étudier maintenant les qualités techniques des roches mises en oeuvre pour préciser les termes du problème.
«entre le matériau du cru et la belle roche étrangère».