3.1.2 Qualités techniques et façonnage des lames de hache

3.1.2.1 Analyse

La forte ténacité des roches alpines s. géogr. utilisées pour les lames de hache, due à l’engrenage des cristaux, entraîne des aptitudes à la taille plutôt moyennes, bien inférieures aux silex en particulier pour le contrôle des enlèvements, et même inférieures aux roches volcano-sédimentaires fines et dures qui se débitent bien, telles les métapélites vosgiennes (Pélegrin in Pétrequin et Jeunesse dir. 1995). Les réactions à la taille varient selon la ténacité et la dureté de la roche : nous avons effectué des tests sur les serpentinites et les éclogites qui montrent la possibilité réelle d’enlever des éclats bien dirigés. La finesse du grain facilite la taille car elle améliore la propagation des ondes de chocs (Buret 1983, p. 112-113). La dureté joue aussi et il est plus aisé de provoquer des enlèvements sur les roches tendres (ultrabasites) que sur les roches plus dures : la force à déployer est bien moindre pour les premières que pour les secondes. Pour le bouchardage, le caractère grenu aussi fin soit-il facilite l’enlèvement de petits éclats par percussion répétée et cette technique est universellement développée pour les roches cristallines qui se taillent mal (par exemple pour les métadolérites bretonnes : Le Roux 1999, ou pour les roches cristallines néo-guinéennes : Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 366-369). Pour le polissage, procédé de réduction par abrasion, dureté et ténacité jouent sur les temps de travail. Les roches ultrabasiques et «valaisannes» doivent donc être privilégiées sur ce point, mais l’absence de référentiels expérimentaux ne permet pas de valider cette proposition. Les contraintes mécaniques du sciage sont a priori proches de celles du polissage, avec les mêmes facilités de travail pour les roches les plus tendres.

Afin de mettre en évidence les éventuels liens de causalité entre les qualités des roches et l’emploi des différentes techniques de travail, nous avons relevé pour chaque lame polie achevée ou en cours de travail la présence ou l’absence des quatre grandes techniques de façonnage : taille, sciage, bouchardage et polissage (polissage des biseaux exclu). Les décomptes sont traduits en pourcentage de présence de chaque technique pour chaque groupe de roche ayant des effectifs statistiquement fiables (fig. 9). Ce dernier point est un handicap car les techniques mises en oeuvre en dernier oblitèrent voire effacent complètement les stigmates de celles qui leurs sont antérieures. Les statistiques ainsi établies ne doivent donc pas être considérées comme absolues : il faudrait pour ce faire intégrer l’intensité d’emploi de chaque technique, en particulier du bouchardage et du polissage, intensité qui peut varier du tout au tout (cf. p. 192-199). Les traces de sciage et dans une moindre mesure de taille sont ainsi potentiellement effacées. Ce biais est atténué par la prise en compte des lames de hache en cours de fabrication qui donnent des indications sur les premières étapes du façonnage, en particulier la taille. A fin de comparaison, nous avons dressé un tableau équivalent pour le mobilier poli des fouilles d’Auvernier sur le lac de Neuchâtel, pour lequel des données chiffrées sont publiées et dont les roches métamorphiques employées sont très proches de celles de notre région d’étude (Buret et Ricq-de Bouard 1982). La succession des occupations sur le site au Néolithique moyen II donne un bon échantillonnage des stratégies d’approvisionnements sur le Plateau suisse (fig. 10).

Figure 9. Fréquence d’emploi des techniques de travail selon les types de roche dans le corpus de lames de hache des Alpes occidentales et du bassin du Rhône.
groupe de roches éclogites jadéitites glauco-phanites ultrabasites ’roches
valaisannes’
sciage 3,5 % 5 % 0 % 2,5 % 39 %
taille 13,5 % 14,5 % 16 % 30 % 70 %
bouchardage 91 % 81 % 66 % 45 % 22 %
polissage 70 % 77 % 68 % 60 % 87 %
effectif 1174 49 44 40 67

Sont comptabilisés les lames polies achevées (entières ou fragmentées) et celles abandonnées en cours de façonnage (ébauches ou lames polies reprises). Chaque pourcentage correspond au taux de présence de la technique donnée pour le groupe de roches donné ; plusieurs techniques étant mises en oeuvre pour chaque objet, le total des pourcentages de chaque colonne dépasse la valeur 100.

Figure 10. Fréquence d’emploi des techniques de travail selon les types de roche pour les outils polis des sites du Néolithique moyen d’Auvernier sur le lac de Neuchâtel (canton de Neuchâtel, Suisse).
roche métabasites métagabbros jadéitites serpentinites total
groupe de roches toutes métabasites métabasites épizonales ultrabasites
sciage 14 % 19 % 50 % 8 % 12 %
taille 52 % 35 % 25 % 81 % 65 %
bouchardage 73 % 88 % 100 % 40 % 58 %
polissage 80 % 73 % 100 % 66 % 73 %
effectif 128 26 12 183 349

Données calculées à partir des effectifs publiés in Buret et Ricq-de Bouard 1982, figures 6 et 11. Ne sont prises en compte que les roches présentes également dans notre zone d’étude, avec indication de notre nomenclature. Pour chaque roche, les chiffres correspondent à l’ensemble de l’outillage poli en roches tenaces, dont une grande majorité de lames de hache. Chaque pourcentage correspond au taux de présence de la technique donnée pour le groupe de roches donné ; plusieurs techniques étant mises en oeuvre pour chaque objet, le total des pourcentages de chaque colonne dépasse 100 (N.B. : les pourcentages présentés diffèrent de ceux publiés par les auteurs, car celles-ci ont calculé les pourcentage de chaque roche pour chaque technique).

Dans notre corpus, la taille est particulièrement fréquente pour les roches «valaisannes», ainsi que de manière moins marquée pour les ultrabasites, roches tendres et jamais très tenaces. Cette tendance conforme aux qualités mécaniques se retrouve à Auvernier avec une grande fréquence d’emploi de la taille pour les serpentinites (ibid.). A contrario, la faible fréquence d’emploi de la taille pour les éclogites, les jadéitites et les glaucophanites doit être relativisée, à cause de la forte fréquence d’emploi du bouchardage qui a pu oblitérer la taille. L’emploi du sciage suit des modalités différentes. Dans notre corpus, seules les roches « valaisannes » présentent des taux importants de travail par sciage (près de 40 %). Les jadéitites, les éclogites et les ultrabasites ont une même fréquence d’emploi du sciage, entre 3 et 5 %. Les glaucophanites ne sont jamais sciées. A Auvernier, avec des taux bien différents, les jadéitites se distinguent très nettement des autres roches (1 sur 2 sont sciées), mais le nombre d’individus est faible (12). La fréquence d’emploi du sciage est pour toutes les roches supérieure à celles établies pour notre corpus, roches «valaisannes» exclues. Notons de plus à Auvernier une complémentarité entre les deux techniques de premier façonnage, le sciage et la taille : les jadéitites sont beaucoup plus souvent sciées (50 %) que taillées (25 %) ; les taux sont opposés pour les serpentinites beaucoup plus souvent taillées (81 %) que sciées (8 %). L’interprétation de ces taux suit en partie une logique mécanique : les jadéitites étant un peu plus tenaces que les métabasites, la taille y est d’autant plus difficile ; le recours au sciage est une solution technique intéressante, bien qu’elle doive représenter des temps de travail conséquents. Dans notre corpus, la taille est privilégiée pour les ultrabasites, sans doute par facilité liée à la tendresse des roches et à leur ténacité plus faible. Les roches « valaisannes » présentent des taux importants d’emploi des deux techniques en phase avec la tendresse de la roche. Mais cette logique révèle en fait des choix humains au sein de ces possibilités : le sciage est fréquent en Suisse (Willms 1980, p. 68-69) et en Valais, mais très rare au sud du Léman (cf. p. 183-188 ; carte 21), même pour les jadéitites. De plus, il n’y a aucune raison mécanique de l’appliquer plus à certaines roches tendres (roches «valaisannes») qu’à d’autres (serpentinites par exemple), et encore moins de choisir le sciage pour façonner des roches tenaces comme les métabasites, les métagabbros et surtout les jadéitites comme cela est le cas à Auvernier. Il y a donc bien là un choix humain entre l’emploi de la taille et/ou du sciage pour la première phase du façonnage des lames de hache, surtout pour les roches les plus tenaces. L’absence d’emploi du sciage pour les glaucophanites de la Durance abonde dans le sens de traditions techniques non directement liées aux contraintes mécaniques.

Pour le bouchardage, des taux d’emploi faibles sont à relever pour les roches « valaisannes » et dans une moindre mesure pour les ultrabasites. De même à Auvernier, les serpentinites sont beaucoup moins souvent travaillées par bouchardage que les autres roches. Le polissage ne présente pas de variation d’emploi significative d’une roche à l’autre, hormis pour les roches « valaisannes » qui subissent un polissage dans neuf cas sur dix. A Auvernier par contre, les serpentinites sont moins souvent polies que les autres roches. La logique mécanique qui associerait tendresse de la roche et recours au polissage est donc respectée dans le Valais mais battue en brèche à Auvernier.