3.3 La disponibilité physique des matières premières

Nous avons jusqu’à présent travaillé sur les roches effectivement mises en oeuvre pour confectionner les lames de hache. Pour évaluer la part du déterminisme naturel induit par les affleurements existants et potentiellement exploitables, il est important de connaître l’ensemble des roches utilisables pour cerner lesquelles ont ou n’ont pas été utilisées, en présupposant que les Néolithiques ont pris connaissance par prospection de toutes ces roches. Une telle connaissance est aujourd’hui difficile à acquérir. Elle nécessiterait des prospections importantes, d’une toute autre ampleur que celles destinées à retrouver les affleurements des roches déjà déterminées par analyse pétrographique. Cette démarche a été menée par P. Pétrequin pour les roches vosgiennes, ce qui a permis de démontrer que les Néolithiques ont exploité à Plancher-les-Mines les roches vosgiennes présentant les meilleures aptitudes à la taille eu égard à la ténacité (Jeudy, Jeunesse et alii 1995 ; Pétrequin et Jeunesse dir. 1995) ; elle reste à accomplir pour les Alpes occidentales. Néanmoins, au vu de la géographie des affleurements autochtones et allochtones et de leurs qualités mécaniques respectives, trois remarques peuvent être faites qui permettent de discuter du déterminisme géographique.

* Les serpentinites présentent des affleurements abondants dans toutes les Alpes occidentales, tant dans les bassins du Rhône que du Pô, et sont fréquentes dans les alluvions sous forme de galets de dimensions et de quantités non négligeables jusque dans le haut Rhône français, la moyenne vallée de l’Isère (Grésivaudan) et la basse vallée de la Durance. Or, elles ne sont jamais, ou peu s’en faut, présentes dans les lames de hache du Sud-Est de la France (carte 15B). En particulier, les galets de glaucophanites de la Durance ont été exploités en nombre mais pas ceux de serpentinites, pourtant aussi abondants et visibles sur les grèves du lit majeur (prospections personnelles ; fait relevé in Ricq-de Bouard, Fedele et alii 1990, p. 135-137). Les raisons mécaniques déjà explicitées plus haut (roche moins tenace et plus tendre) ne sont pas seules en cause, puisque l’emploi substantiel des serpentinites se rencontre dans des régions bien précises sans rapport avec la géographie des gîtes : Plateau suisse, rives du lac Léman, hautes vallées piémontaises, cette dernière région étant située au coeur des affleurements des métabasites alpines (éclogites, jadéitites et glaucophanites). Il y a là des choix de roche et d’approvisionnement qui ne tiennent pas à la disponibilité des affleurements.

* Le choix d’utiliser préférentiellement les éclogites peut être éventuellement lié à leur dureté parfois quelque peu inférieure à celles des glaucophanites et des métabasites épi- et mésozonales, pour des ténacités équivalentes. Mais dans les Alpes françaises existent des éclogites paléozoïques de qualités très proches des éclogites alpines s. géol. ; or, les premières ne sont qu’occasionnellement mises en oeuvre, et faiblement diffusées, en Haute-Savoie principalement (cf. p. 131). La preuve de la bonne connaissance par les Néolithiques de toutes les roches métamorphiques des massifs cristallins externes des Alpes du Nord françaises est apportée par leur usage comme percuteurs en particulier en Haute-Savoie (Thirault, Santallier et Véra 1999). Il y a donc là aussi des choix humains au moins partiellement indépendants des possibilités offertes par les affleurements.

A une échelle plus large, en considérant la géographie des affleurements dans le haut bassin de la Loire, celui du Rhône et le haut bassin du Pô, force est de constater une dissymétrie importante dans les diffusions (cartes 6 et 19) : les éclogites issues des Alpes internes connaissent un succès flagrant face à leurs équivalentes potentielles du Massif Central : éclogites paléozoïques, métadolérites, amphibolites qui peuvent présenter dans certains de leurs faciès des qualités de ténacité et de dureté identiques. Les affleurements métamorphiques de la bordure orientale du Massif Central n’ont généré au mieux que des productions de diffusion régionale. Le choix humain est donc ici aussi prépondérant. De plus, les Préalpes sédimentaires vides de roches métamorphiques sont riches de gîtes de silex diversifiés, certains d’excellentes qualités, qui ont été largement exploités au Néolithique mais en l’état actuel des connaissances, pas pour fabriquer des lames de hache. La préférence est allée à la recherche de roches métamorphiques plus lointaines, ultramontaines et alpines.

Il nous semble donc démontré que le déterminisme de la matière première est une notion toute relative, qui peut jouer soit ponctuellement pour influer sur un choix technique, soit à un niveau très général comme celui de la recherche de la plus grande ténacité possible, ou celui du recours au bouchardage pour les roches à grain visible qui se taillent moins bien que les roches amorphes ou très finement cristallisées. Le pouvoir explicatif d’un tel niveau de déterminisme joue entre roches aux propriétés démarquées, par exemple entre métapélites vosgiennes façonnées par taille et roches tenaces alpines au bouchardage important, ou, en Nouvelle-Guinée, entre basaltes taillés et roches cristallines bouchardées (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 366-371). Mais au sein de roches somme toute très proches comme le sont les différentes roches tenaces alpines s. géogr., le déterminisme n’est jamais prépondérant dans les choix techniques. Nous pouvons donc aborder leur étude en les considérant avant tout comme les produits des intentions des fabricants.