1.1.1 Les percutants

L’étude des lames polies provenant de sites néolithiques a été l’occasion, en ouvrant tiroirs et cartons, de regarder l’ensemble du mobilier lithique dit pondéreux. Notre attention a été vite attirée par la présence notable sur certains sites de pièces ayant servi en percussion lancée, comme l’attestent les surfaces actives, mais qui se démarquent des séries habituelles de percutants des sites pré- et protohistoriques alpins et rhodaniens par cinq critères intrinsèques, dont quatre exclusifs :

  • leur matière, toujours en roches métamorphiques tenaces à première vue proches de celles des lames polies,

  • leur support, rarement sur galet mais le plus souvent sur ébauches ou lames de hache entières ou fragmentées, parfois sur fragments indistincts,

  • leurs dimensions et leur masse toujours inférieures à celles des grosses bouchardes et percuteurs sur galets,

  • l’aspect des surfaces de travail, qui présentent des traces d’impact le plus souvent fines, contrairement aux gros percutants précités,

  • parfois, les traces de techniques de façonnage propres aux lames polies, en particulier le sciage.

Le rapprochement avec les sites définis comme ateliers de taille et de bouchardage des roches tenaces alpines reconnus en Piémont où nombre de percutants et en particulier de bouchardes emploient des ébauches brisées (cf. infra) nous a conduit à considérer ces objets comme partie intégrante du système de production des roches tenaces alpines et à en entreprendre une étude conjointe à celle des lames polies. L’usage de blocs ou d’ébauches brisées ou mal conformées autorise la percussion entre deux matières de qualités mécaniques égales, pour une meilleure efficacité du travail. La présence de ce type de percutants contribue donc à définir un site de travail des roches tenaces, bien que d’autres usages occasionnels ne puissent être écartés, pour la taille du silex par exemple. Nous avons établi une base de données où les caractères principaux de ces percutants ont été décrits, sans chercher à affiner les descripteurs (annexe 11) : leur grande variabilité morphologique, liée à l’emploi fréquent de supports irréguliers, rend difficile la formalisation précise de leur aspect. Le terme de percutant recouvre deux types classiques : les percuteurs et les bouchardes. Les percuteurs servent à enlever des éclats de matière de dimension conséquente en un unique mouvement de percussion lancée ; les bouchardes agissent par percussion lancée répétée de biais qui éclate et détache les cristaux en surface. En théorie, le bouchardage provoque sur la boucharde la formation de plans peu convexes et de plus en plus étendus au fil du temps d’usage, tandis que le point d’impact sur un percuteur est réduit ; avec l’usage, les zones percutantes tendent à former des surfaces très arrondies pour maintenir des surfaces d’impact faibles. Mais le même outil peut servir pour les deux usages, percuter de manière ponctuelle le support pour en tirer des enlèvements et percuter en série une plage pour la régulariser. De plus, du fait de la mauvaise aptitude à la taille des roches métamorphiques alpines employées pour les lames de hache, il faut souvent frapper à plusieurs reprises au même point d’impact pour réussir à détacher un éclat (expérimentation personnelle), et les zones d’impact sur les percuteurs peuvent prendre la forme de petites plages percutées assez proches de celles des bouchardes. Pour ces raisons, nous n’avons pas cherché à distinguer a priori les percuteurs des bouchardes.

Un effectif de 127 percutants a été décrit. Les roches utilisées sont variées et leur détermination n’est pas toujours aisée à l’oeil nu. De plus, comme les analyses de laboratoire ont concerné en priorité les lames de hache, le pourcentage de roches indéterminées est élevé (44 %). Dans tous les cas, les indéterminées sont des roches métamorphiques tenaces dont une bonne proportion présente les caractères macroscopiques des métabasites alpines (éclogites, glaucophanites et roches épi/mésozonales). 50 % des roches sont des éclogites, 5 % des glaucophanites, les quelques exemplaires restant sont des jadéitites, des métabasites épizonales et des calcaires siliceux ou métamorphisés (fig. 11). En l’état actuel des connaissances, les roches en présence sont donc presque toutes tenaces à très tenaces (fig. 8), soit identiques à celles constituant les lames polies (jadéitites, glaucophanites et surtout éclogites), soit des roches courantes dans les Alpes occidentales (les métabasites de faible à moyen métamorphisme). Ces dernières sont également employées comme gros percutants en particulier sur les sites lacustres savoyards (Thirault, Santallier et Véra 1999). Il faut noter l’absence des roches moins tenaces et surtout moins dures pourtant employées pour les lames polies, telles les roches «valaisannes» et surtout les ultrabasites (serpentinites et chloritites). Pourtant, ces dernières sont mises en oeuvre comme gros percutants sur des sites alpins, par exemple aux Balmes de Sollières aux côtés des quartzites (ibid., et étude inédite).

Figure 11. Tableaux de données sur les percutants. En haut, rapport entre les supports et les roches  ; au milieu, rapport entre les formes de face et les supports ; en bas, rapport entre les formes de face et l’emplacement des zones actives sur les percutants.
lame de hache éclat de hache frgmt de hache frgmt de hache? ébauche ébauche? bloc ind. éclat ind. galet ? TOTAL %
éclogites 11 2 32 4 1 3 1 2 1 5 62 49
jadéitites 1 1 0,75
glaucophanites 1 1 3 1 6 4,5
métab.épizonales 1 1 0,75
calcaires siliceux 1 1 2 1,5
indéterminés 4 1 14 12 2 2 10 10 55 43,5
TOTAL 16 3 47 16 4 6 1 2 15 17 127
% 12,5 2,5 37 12,5 3 4,5 1 1,5 12 13,5
support sphéroïde discoïde rectangulaire trapézoïdale triangulaire ovalaire irrégulière TOTAL %
lame de hache 1 1 3 1 1 7 12
frgmt de hache 1 2 13 1 17 29
hache ou frgmt ? 1 2 2 5 8,5
ébauche 1 1 1,5
ébauche ? 1 1 2 3,5
éclat 1 1 1,5
galet 2 4 2 8 13,5
indéterminé 7 7 3 1 18 30,5
TOTAL 7 13 14 22 1 1 1 59
% 12 22 24 37,5 1,5 1,5 1,5
zones actives sphéroïde discoïde rectangul. trapézoïd. triangulaire irrégulière Indéterm. TOTAL %
1 ou 2 côtés 1 1 3 1 6 12 12,5
proximal 3 2 2 7 7,5
proximal et côtés 1 1 2 2
proximal et corps 1 1 1
distal 2 5 7 7,5
distal et côtés 3 1 4 4
distal et corps 1 1 1
distal et proximal 3 4 3 10 10,5
distal, proximal, côtés 8 4 6 3 21 22
distal, proximal, face(s) 1 2 1 1 5 5,5
faces 1 1 1
intégral 7 2 2 11 11,5
indéterminé 13 13 14
TOTAL 7 15 18 19 1 1 34 95
% 7,5 16 19 20 1 1 35,5

Les supports sont également variés : les lames de hache et les fragments brisés constituent les deux tiers de l’effectif (64,5 %), les ébauches certaines ou probables 7,5 % (fig. 11). Près des trois quarts des percutants considérés recyclent des lames de hache ou des ébauches, preuve d’une recherche de roches tenaces spécifiques et de l’économie de matières rares. En effet, le lien entre support et roche est très fort pour les éclogites : 79 % des percutants en éclogite sont sur lame de hache ou sur fragment, 6 % sur ébauche. Les percutants en éclogite sont donc clairement associés aux lames de hache, comme cela a été démontré dans le Néolithique moyen de Provence (Ricq-de Bouard 1996, p. 157). 12 % des supports sont des galets et 13 % sont indéterminables. Les traces de façonnage sont des plus rares. Le choix de supports déjà mis en forme, soit naturellement dans le cas des galets, soit par façonnage pour les ébauches et surtout les lames polies achevées, permet en effet de s’affranchir de cette étape. Seuls quatre percutants présentent des traces de préparation : une lame polie brisée, retaillée sur au moins un côté (pl 102 n° 2), une autre entière totalement reprise par bouchardage peut-être pour une réfection, puis utilisée en percutant (pl. 104 n° 3), ainsi que deux galets sur le site des Balmes à Sollières probablement façonnés par un bouchardage sur l’ensemble du corps (n° 547-1), à moins qu’il ne s’agisse d’un bouchardage dû à l’usage. Sur le site du Petit Port à Annecy-le-Vieux (n° 601-1), deux petits percutants semblables de forme quadrangulaire et de 4,2 et 4,3 cm de long portent l’un une, l’autre trois marques de sciage oblitérées en partie par le bouchardage postérieur (Marguet, Orcel et Orcel 1988, fig. 7). Aucun argument ne permet de décider si le support est un fragment de lame polie sciée recyclée après cassure, ou si le sciage a servi à façonner directement le percutant. Quoi qu’il en soit, le recours au sciage signe le lien technique avec la fabrication des lames polies.

Les dimensions ne montrent pas de partition nette (fig. 12 et 13) : les longueurs sont faibles, comprises entre 3 et 8 cm, avec quelques exceptions pouvant atteindre 12 cm ; les largeurs sont comprises pour la plupart entre 2,5 et 5 cm pour 1 à 3 cm d’épaisseur. Quelques percutants sont plus épais, jusqu’à 4,5 cm, et 4 exemplaires de longueurs médiocres sont de bonnes dimensions (6 à 7 cm de large pour 4,5 à 6,5 cm d’épaisseur). Aucune association de dimension n’est perceptible ni avec les roches, ni avec les supports, hormis le fait que les trois percutants en glaucophanite sont de largeur quasiment identique. Les masses, quand elles sont connues, demeurent faibles, entre 25 et 120 g, avec quelques exemplaires plus lourds, entre 170 et 350 g. La comparaison des données métriques avec celles disponibles pour les sites de travail des roches alpines situés en-dehors de notre zone d’étude permet d’apprécier l’originalité des percutants de notre corpus (fig. 14). Pour l’Italie du Nord, quatre sites placés autour des Apennins liguro-piémontais ont servi de référentiel, sites qui ont fourni des séries de percutants dépassant l’anecdotique et dont les caractéristiques sont publiées au moins pour partie : le site Néolithique ancien (Vhò) de Brignano Frascata (D’Amico et Starnini 1996 ; Zamagni 1996d), les collections anciennes d’Alba (Venturino-Gambari et Zamagni 1996a), le site de surface Néolithique moyen de Gaione (Bernabò Brea, D’Amico et alii 1996) et les fouilles de Bernabò Brea et Cardini aux Arene Candide (niveaux Impressa, V.B.Q. et Chasséen ; Starnini et Voytek 1997). De sensibles différences apparaissent entre les sites apennins et notre corpus. Autour des Apennins, les percutants sont de manière générale plus standardisés : la grande majorité ont des largeurs comprises entre 3,5 et 4,5 cm pour des épaisseurs entre 1,5 et 3 cm ; un second type quasiment inconnu dans notre corpus est plus allongé (rapport compris entre 2 et 3) et plus long, de 8 à 12 cm environ, mais ne se différencie pas dans ses épaisseurs. Les plus petits percutants de notre corpus sont inconnus sur ces sites, ce qui montre un recyclage plus poussé de la matière sur le versant rhodanien des Alpes, lié à l’emploi préférentiel des éclogites (chapitre 2). Chaque site présente en outre des particularités dans les supports qui semblent correspondre à une certaine norme interne : aux Arene Candide, des lames polies pour la plupart entières sont recyclées en percutant distal, dans tous les niveaux néolithiques fouillés (Ricq-de Bouard 1996, p. 85-88 et p. 142-145). A Gaione, à côté de percutants sur lames polies existe une série d’objets façonnés spécialement, de forme assez rectangulaire et oblongue, de section sub-ovalaire (Bernabò Brea, D’Amico et alii 1996, fig. 97 et 98). De plus, l’usage comme percutants de lames polies entières ou brisées est attesté sur des sites non producteurs de lames de hache, en particulier à Castello di Annone (Venturino-Gambari et Zamagni 1996b, fig. 144) et dans le Néolithique moyen provençal (Ricq-de Bouard 1996, p. 149).

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Figure 12. Percutants. Graphiques métriques des rapports de largeur et épaisseur (haut) et de largeur et longueur (bas) en fonction des supports.
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Figure 13. Percutants. Graphiques métriques des rapports de largeur et épaisseur (haut) et de largeur et longueur (bas) en fonction des roches.
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Figure 14. Percutants. Graphiques métriques des rapports de largeur et épaisseur (haut) et de largeur et longueur (bas) des percutants du corpus alpin comparé à ceux des régions alentours des Apennins.
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Deux grands types de formes sont identifiables. Un tiers des percutants ont des formes arrondies : discoïdes ou sphériques, qui correspondent à des percussions réparties sur l’ensemble des surfaces pour les premiers et sur le pourtour pour les seconds (fig. 11). Environ 60 % sont anguleux et oblongs aux formes rectangulaires, trapézoïdales ou parfois triangulaires, qui correspondent aux formes courantes des lames de hache et des ébauches, entières ou fracturées transversalement. Les zones percutantes occupent alors surtout les extrémités (dans un cas sur deux), les côtés (10 % des cas) ou les deux associés (40 %). Les plages actives présentent pour la plupart un bouchardage fin dont la convexité augmente avec l’arrondi du support. Sur ce critère, il n’y a donc pas de délimitation possible entre les percuteurs et les bouchardes. Néanmoins, les faibles dimensions et masses plaident pour des actions peu violentes qui semblent plus proches du bouchardage que de la taille. Un type particulier de zone active doit être relevé : dans 27 cas, elle prend une forme concave et devient une dépression plus ou moins large et marquée, positionnée le plus souvent sur un côté, parfois sur un angle entre deux surfaces ou sur une face. Dans trois cas (pl. 81 n° 1 et pl. 155 n° 3), la dépression forme une véritable échancrure en arc de cercle. De telles stigmates existent sur le site des Arene Candide dans les niveaux V.B.Q. des fouilles Bernabò Brea et Cardini (Starnini et Voytek 1997b, fig. 37 n° 2 et fig. 46 n° 6 et 7) ; certains percutants de ce site présentent même une symétrie axiale avec deux dépressions percutées sur chaque côté (Garibaldi, Isetti et Rossi 1996a, fig. 73). L’usage en enclume est possible, l’ébauche à boucharder étant maintenue entre l’enclume et la boucharde, ce qui permet de régulariser en même temps deux côtés convexes.