1.2.1 L’acquisition des blocs-matrice

1.2.1.1 Les éclogites

L’extraction des matériaux n’est à l’heure actuelle pas documentée pour les éclogites dans les Alpes occidentales, faute de sites connus directement liés à cette phase du travail. Mais en Ligurie et dans les hautes plaines du bassin du Pô, plusieurs sites de travail des roches tenaces, dont une majorité de roches pouvant être assimilées aux éclogites, documentent cette question. Trois types de sites apparaissent. Dans les

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Figure 15. Productions de lames polies en roches tenaces en Europe occidentale. Tableau de corrélation entre les roches mises en oeuvre, leur type de diffusion et leurs modalités d’acquisition.

Quand les sites d’extraction sont connus (carrières), le cadre est épaissi ; les productions sur blocs et galets (acquis sans travaux d’extraction) sont encadrés en pointillé. Les double cadres indiquent les roches alpines s. géogr. Cf. carte 6 pour les localisations géographiques et les références bibliographiques.

Apennins liguro-piémontais, un ensemble de points de découverte autour du Monte Savino à Sassello dans le massif de Voltri indique le travail des roches tenaces à proximité immédiate des affleurements. La présence de surfaces naturelles altérées visibles sur certaines ébauches conduit les auteurs à privilégier l’hypothèse de l’exploitation de blocs naturellement préformés nombreux dans le lit de la rivière Erro plutôt que des affleurements primaires, fortement érodés et recouverts (Garibaldi, Isetti et Rossi 1996b). Les sites producteurs de Rivanazzano et de Brignano Frascata, au nord du massif de Voltri, ne sont pas implantés sur les affleurements primaires mais les ophiolites, dont les éclogites, sont abondantes sous forme de gros blocs dans les conglomérats oligocènes proches des sites, et cette source d’approvisionnement, en particulier dans les lits fluviatiles qui les entaillent, est envisagée (Mannoni, Starnini et Simone Zopfi 1996 ; D’Amico et Starnini 1996 ; Zamagni 1996d). Le troisième type de site est illustré par la région d’Alba où les conglomérats oligocènes supposés être les sources d’approvisionnement sont situés à plusieurs dizaines de kilomètres des sites (Venturino-Gambari et Zamagni 1996a). La présence de blocs d’éclogite bruts de 1 à 2 kg démontre le transport de blocs-matrice non travaillés.Plus à l’ouest, l’idée d’approvisionnements sur les affleurements secondaires (conglomérats ou alluvions) a été avancée par M. Ricq-de Bouard sur des arguments pétrographiques (Ricq-de Bouard, Compagnoni et alii 1990 ; Ricq-de Bouard 1996, p. 28). Cette hypothèse est couramment acceptée pour les rares sites des Alpes piémontaises où le travail des roches tenaces est attesté : à Cavour (n° 911-1 ; Zamagni 1996a) et à Roreto Balm’Chanto (n° 922-1 ; Biagi et Isetti 1987, p. 48). Nous avons étudié plus haut les arguments pétrographiques qui nous conduisent à contredire cette hypothèse (p. 111-114). Du point de vue technique, trois types de faits nous semblent pertinents pour nous inscrire à nouveau en faux contre cette idée et proposer une alternative.

  • A un niveau général, il existe pour les lames de hache une corrélation très forte entre l’intensité d’une production et de sa diffusion d’une part, et le mode d’extraction des matériaux d’autre part. Un rapide examen bibliographique permet de mettre en évidence pour l’Europe occidentale le recours systématique aux affleurements autochtones pour les productions les plus dominantes et les plus diffusées, ainsi que pour la plupart des productions de moindre importance (fig. 15). Les extractions se font soit directement sur les affleurements en place (carrières), soit sur les gros blocs naturellement détachés de l’affleurement proche, visibles ou extraits en fosses. Une démonstration identique est apportée pour l’île de Nouvelle-Guinée (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 356-358). Au vu des quantités considérables de lames polies produites en éclogites, la seule exploitation des affleurements allochtones ne peut raisonnablement être retenue. Les affleurements primaires des Alpes occidentales sont donc à envisager, soit les roches en place (gîtes autochtones), soit les blocs morainiques parfois énormes détachés par les glaciers et peu transportés (gîtes sub-autochtones).

  • Le recours aux gîtes secondaires induit des contraintes sur la qualité du matériau. Débiter et tailler des ébauches qui peuvent atteindre 35 cm de longueur suppose un choix draconien et de nombreux tests de qualité sur la roche afin de limiter les risques de bris lors du façonnage. Les éclats naturellement détachés peuvent être de bonne qualité, mais ne permettent pas de fournir de grandes quantités de supports. Les roches transportées par les eaux subissent des altérations dues aux chocs répétés qui les fragilisent et les transforment progressivement en galets qu’il est plus difficile de débiter qu’un bloc à angles vifs et plans marqués. De plus, les dimensions des galets décroissent avec le transport et interdisent de fait la réalisation de très grandes pièces. A contrario, les affleurements autochtones d’éclogites et les gros blocs morainiques peu altérés sont situés dans les Alpes à hautes altitudes, souvent supérieures à 1500 m, dans des secteurs où le recouvrement végétal peut être faible à inexistant, ce qui ne peut que faciliter la recherche des meilleures qualités possibles de matériaux. Il nous semble donc que les sites d’extraction doivent être recherchés à proximité immédiate des affleurements primaires (gîtes autochtones et sub-autochtones), au moins pour ceux destinés à la production de lames polies de grandes dimensions (cf. pour cette hypothèse Pétrequin, Croutsch et Cassen 1998), mais probablement aussi pour les autres.

  • Le troisième argument a trait aux traces de surface naturelles directement lisibles sur les objets. Sur les 1174 pièces en éclogites étudiées, seules quatre présentent des traces possibles ou probables de néo-cortex de galet (fig. 16) : trois petites lames polies découvertes aux Corréardes à Lus-la-Croix-Haute (n° 79-1 ; pl. 2 n° 1), sur le site de surface de la Seizillière à Suze-la-Rousse (165-1 ; pl. 3) et sur le site de surface du Forest à Sigottier (n° 362-2). Une pièce de bonnes dimensions provient du site de Genève/Eaux Vives (n° 803-1 ; pl. 70 n° 2). Le taux d’emploi de un pour 400 des galets en éclogite dans notre région d’étude peut être considéré comme négligeable. Par ailleurs, aucune des lames de hache étudiées ne présente de traces indubitables de surfaces fracturées naturellement et altérées, bien que certains cas de bouchardage et/ou de polissage lustré et usé prêtent à discussion. Il faut donc envisager le recours habituel à une phase de débitage pour l’acquisition des blocs-matrice, que ce soit l’abattage de blocs sur des affleurements en place ou sur de gros blocs peu transportés (blocs morainiques d’altitude ou charriés dans les hautes vallées), ou, dans les hautes plaines du Pô, le débitage de blocs conglomératiques du Tertiaire.

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Figure 16. Taux de présence de néo-cortex de galet sur les lames de hache, en fonction des roches.