1.2.3.2 Les jadéitites

Trois pièces présentent des traces de sciage, soit environ 5 % du corpus (fig. 9). Deux lames polies achevées portent chacune une trace dans un cas sur un côté, dans l’autre sur la face B. Le troisième objet doit être décrit en détail car il offre un instantané du travail arrêté avant terme et fournit ainsi des indications techniques précises sur le mode opératoire (pl. 151 et 152). Découvert anciennement à Lugrin sur la rive sud du lac Léman (n° 616), l’objet en jadéitite à gros grain mesure 20,5 cm de long pour 9,5 cm de large et 9 cm d’épaisseur. Le bloc-matrice est un galet de volume proche de celui du bloc conservé, car des surfaces à poli naturel (sans stries nettement orientées) subsistent sur la quasi-totalité de la face A ainsi que de manière marginale sur la face B et sur le côté D, cette dernière sous la forme d’une petite plage concave. L’arrondi du bloc est encore bien perceptible sur le profil. Le bloc a subi un façonnage par taille pour préparer la forme triangulaire : les plages brutes sur les côtés C et D sont les reliques d’un éclatement abrupt. Des enlèvements semi-abrupts sont encore bien marqués sur la face A, à la base du triangle (la future extrémité distale) et dans le tiers supérieur ; ils sont probables, bien que repris par le bouchardage postérieur, dans les mêmes positions sur la face B. Le bouchardage a ensuite permis de régulariser la forme générale : il est couvrant sur la face B, peu intense et couvrant sur les parties saillantes du côté C et sur la base du bloc. Le volume obtenu, présentant la forme triangulaire d’une lame polie mais très épais, a ensuite fait l’objet d’une tentative abandonnée de bipartition par sciage dans l’épaisseur. Sur le côté D, une gorge de 3,5 à 4,5 cm de large à l’ouverture et de 1 cm de profondeur maximale a été creusée sur toute la longueur du côté, probablement par bouchardage fin. Au fond de cette gorge a été réalisée une profonde entaille rectiligne de sciage, de 3 cm de profondeur maximale pour moins d’1 cm de large, à section en U. Son profil montre deux actions de sciage dans le même axe mais décalées, ayant chacune creusé une gorge à fond concave. L’aspect adouci et lustré du bouchardage de la gorge préparatoire permet de supposer pour le sciage l’emploi d’un abrasif qui a largement débordé lors du mouvement de va-et-vient. Le côté C est plus difficile à comprendre. Il est occupé par une gorge bouchardée large (6,5 cm) et profonde (2 cm) beaucoup plus évasée que son opposée du côté D, et de profil très convexe. Il pourrait s’agir d’une gorge préalable à un sciage, mais elle est ici très large et très profonde. Il est plus probable que le creusement par bouchardage a été conduit avec persévérance dans l’intention d’amincir la largeur à casser pour obtenir la bipartition sans recourir à un sciage de ce côté. De fait, la séparation des deux ébauches est déjà effective sur 4 cm de long à l’extrémité proximale. La totalité de cette gorge présente un aspect lustré comparable à celui du côté opposé, difficile à interpréter : peut-être s’agit-il d’un remploi postérieur à l’abandon du bloc.

Les raisons de l’abandon de cette double ébauche sont difficiles à établir : aucune fissure ni irrégularité majeure ne sont perceptibles. Il peut s’agir d’une raison technique : les deux ébauches obtenues après la bipartition auraient eu respectivement environ 4 et 4,5 cm d’épaisseur. Bien que l’aplatissement et l’allongement soient conformes aux standards des grandes pièces achevées en jadéitite (fig. 20), un long travail de réduction par bouchardage aurait été nécessaire pour ôter au moins 3 cm en largeur et 1,5 cm en épaisseur sur les deux ébauches. Mais des causes indépendantes des contraintes techniques ont pu également intervenir dans l’abandon.

L’intérêt de l’ébauche de Lugrin est double. Elle démontre le recours, sur les rives du Léman, à de gros blocs de matière rare pour façonner de grandes lames polies, blocs provenant sans doute des dépôts morainiques du bassin lémanique. L’emploi de galets est caractéristique de la rive méridionale du Léman (cf. p. 135-139), mais il est dans ce cas appliqué à un matériau et à un format de lame de hache exceptionnels. Sur le plan technique, la taille et le bouchardage interviennent avant le sciage : le débitage, ou plus exactement la bipartition, est donc postérieure à une première phase de façonnage importante, contrairement à la logique habituelle. Si la partition des blocs selon le futur plan des faces de la lame polie est bien attesté en Suisse, par exemple à Twann (Willms 1980, p. 68-79) et à Auvernier (Buret 1983, p. 107-112), nous ne connaissons pas d’équivalent à la pièce de Lugrin avec le choix d’un bouchardage important avant le sciage.