2.2 La question des ciseaux

L’analyse morpho-technique permet de mettre en évidence cinq grands choix techniques dans le façonnage des lames polies, qui déterminent l’allure générale de l’objet. Pour chaque type de façonnage, une variabilité d’apparence existe, traduite dans les formes et les dimensions. Surimposé à ces types de façonnage, un type de lames polies de formes beaucoup plus standardisées, dénommé ciseau, peut être reconnu en particulier dans le monde alpin. Les ciseaux se distinguent par l’association de deux critères (pl. 148 à 150) :

Une telle morphologie qui en fait des objets plus fragiles que les lames polies habituelles permet de douter de leur emploi en percussion lancée, du moins pour des actions violentes. L’emploi en percussion posée, avec ou sans manche, est plus plausible et détermine l’appellation de ciseau (Leroi-Gourhan 1943, p. 45-64). Nous avons identifié 105 ciseaux dans le corpus étudié (fig. 31). Du point de vue des supports employés et des modes de façonnage, aucune différence sensible n’est perceptible avec les autres lames polies. Il en est de même pour les matières premières, avec cependant l’absence notable des ultrabasites. Les ciseaux ne se distinguent donc que par leur forme et leur dimension. Ils sont dans deux cas sur trois rectangulaires de face, plus rarement trapézoïdaux ou triangulaires à côtés très peu divergents : les angles de divergence sont dans neuf cas sur dix inférieurs à 10°, et dans plus d’un cas sur deux les côtés sont parallèles. Les sommets sont également caractéristiques : ils sont aplatis de plus ou moins forte manière (du simple méplat au plan développé) dans plus d’un cas sur deux. Néanmoins, un petit tiers présente des sommets arrondis. Le soin apporté au sommet se traduit dans la fréquence des sommets façonnés par bouchardage : près des deux tiers en portent des traces, et près d’un sur deux sont totalement bouchardés. Mais un quart sont laissés bruts, ce qui implique l’emploi d’un emmanchement, dans l’éventualité d’une percussion sur le sommet.

roches type de façonnage forme de face
effectif effectif % effectif %
éclogites 70 A 47 50 rectangulaire 49 67
jadéitites 2 B 6 6,5 trapézoïdale 13 18
glaucophanites 3 C 28 30 triangulaire 8 11
métab. épizonales 1 D 4 4 ovale irrégulière 1 1,5
R. « valaisannes » 3 Ind. 9 9,5 irrégulière 2 3
indéterminées 20 total 94 total 73
total 99
angle de convergence des côtés forme du sommet façonnage du sommet
effectif % effectif % effectif %
32 55 arrondi 18 30 bouchardage seul 28 46
7 12 biseauté 4 6,5 brut > bouchardage 12 19,5
10° 11 19 irrégulier 3 5 brut seul 15 24,5
15° 5 8,5 méplat 23 38,5 polissage 6 10
20° 2 3,5 plan 12 20 total 61
25° 1 1,5 total 60
total 38
message URL fig31.gif
Figure 31. Lames de hache. Synthèse des données sur le type « ciseau ». En haut, tableaux de données ; en bas, rapports des longueurs et largeurs des ciseaux comparés aux autres lames polies.

Outre la forme, un trait caractéristique des ciseaux alpins est l’emploi fréquent de fragments de lames de hache, en particulier les pièces cassées dans la longueur, qui permettent d’avoir un support préformé. Le taux de remploi de fragments de lame polie est de près d’un quart, contre 6 % pour l’ensemble du corpus. Un certain opportunisme joue donc dans la réalisation des ciseaux : ils sont pour partie un moyen de recycler des lames polies brisées. La forme caractéristique du ciseau peut donc être considérée pour partie comme la résultante d’un mode de gestion de la matière première. Le peu de différence entre les ciseaux et les autres lames polies du point de vue des matières premières et des façonnages tend à le prouver, ce qui n’évacue pas le fait que la forme soit intentionnelle. Mais ce dernier critère ne peut être retenu comme unique, ce qui permet de reposer la question de leur fonction véritable. De fait, l’emploi du terme ciseau relève d’un certain arbitraire car il n’y a pas de limite tranchée entre les ciseaux et les autres lames polies. Par exemple, les plus grandes lames polies fuselées et très allongées sont parfois dénommées ciseaux tels trois exemplaires bretons en métadolérite qui sont assez proches des grandes lames polies alpines (Le Roux 1999, p. 152 et fig. 51 ; cf. chapitre 7).

L’examen des dimensions permet d’appuyer cette remarque. Les ciseaux alpins sont de petites proportions (fig. 31, bas) : entre 1,5 et 3,5 cm de large pour des longueurs médiocres comprises entre 3,5 et 9 cm dans la quasi-totalité des cas. Seules six pièces sont plus longues (pl. 21, 138, 148, 149). Les ciseaux sont pour la plupart deux à trois fois plus longs que larges, avec une petite série de pièces plus allongées (rapport de 4). Des valeurs comparables se retrouvent pour les ciseaux en roches alpines de Provence (Lazard 1993). Les exemplaires les plus grands peuvent être rapprochés de ceux découverts en contexte funéraire dans les Alpes centrales italiennes, à La Vela di Trento et à Romarzolo (Pedrotti 1996). Mais ces derniers sont un peu plus longs (15 à 16 cm) et surtout très réguliers, de forme proche des «formes de bottier» propres aux cultures danubiennes, en l’occurrence le Hinkelstein (ibid.). Nous ne retrouvons pas non plus dans le corpus étudié de longs ciseaux polis comparables à ceux produits en métapélite par les ateliers sous-vosgiens, qui signent une production spécifique par et pour les exploitants des carrières de Plancher-les-Mines (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995, p. 81-83). La cartographie des ciseaux suggère cependant une relation entre la distance aux affleurements et le nombre des découvertes (carte 22). Les ciseaux en éclogite sont bien représentés dans les vallées piémontaises, dans les Hautes-Alpes et dans les Préalpes drômoises (entre 4,5 et 6 % des lames polies), c’est-à-dire près des affleurements et selon l’axe reconnu des diffusions transalpines du Sud-Piémont (carte 18). Ils sont au contraire plus rares en moyenne vallée du Rhône, en Ardèche, en Val d’Aoste, en Savoie et dans l’Ain. En Valais, deux exemplaires sont en roche «valaisanne» ; en Val d’Aoste, deux autres sont en roches indéterminées, probablement locales. La bonne représentation des ciseaux dans le bassin du Buëch et dans les Préalpes drômoises est en concordance avec le constat établi par M. Ricq-de Bouard de l’absence de ciseaux en éclogite sur la côte méditerranéenne et leur présence en Provence intérieure, ainsi que leur quasi-disparition à l’ouest du Rhône (Ricq-de Bouard 1996, fig. 61).