3.1.2 Analyse

La mise en ordre des données exposées ci-dessus permet de relever des constantes techniques dans le travail des éclogites et des jadéitites (fig. 32). Le sciage est très peu attesté au stade du travail (cf. p. 183-188), et selon des statuts difficiles à élucider, en Val Chisone et en Maurienne (carte 21). La reconnaissance des lieux de réalisation de la taille de façonnage est difficile, bien que la technique soit attestée sur bon nombre d’ébauches et de pièces achevées. Les éclats bruts ne sont abondants qu’à Rocca di Cavour (n° 911-1), au Monte Bracco (n° 916-1) et à Balm’Chanto (n° 922-1) en Piémont, proches des affleurements d’éclogites. La réalisation de la taille est également indubitable, quoi qu’en petit nombre, dans le Diois et à Sigottier. Le déficit d’informations est lié d’une part à la carence de sites bien documentés près des affleurements, d’autre part à de probables problèmes de sélection lors des ramassages anciens sur les sites de la vallée du Buëch et de Savoie comme le démontre le contre-exemple des sites du Diois où les ramassages sont exhaustifs. Par contre, le bouchardage des ébauches est la phase du travail qui laisse le plus de traces grâce au recours aux bouchardes et les bris fréquents des ébauches, qui génèrent des déchets souvent recyclés en bouchardes ou en petites ébauches. Le polissage quant à lui ne produit que peu de déchets : les ébauches abandonnées en cours de polissage sont souvent en même temps en cours de bouchardage et brisées. La présence de polissoirs permet néanmoins de préciser les données.

La cartographie des résultats synthétisés en figure 32 permet de mettre en évidence l’existence d’une structuration spatiale dans les processus de fabrication des lames polies en éclogites et en jadéitites (carte 24). Près des affleurements dans les vallées piémontaises sont attestés soit des sites où toutes les étapes du façonnage sont présentes (Rocca di Cavour, Roreto/Balm’Chanto), soit des sites ou découvertes de surface moins bien documentés où au moins le bouchardage est démontré. Si donc les preuves matérielles de l’exploitation des affleurements en place ou sub-autochtones font encore défaut, l’existence de sites de façonnage, dans certains cas depuis le support brut, démontre clairement l’autonomie du Piémont occidental pour l’approvisionnement en lames de hache en éclogites. Il faut donc considérer désormais que les vallées piémontaises et leurs débouchés, au moins entre les vallées de Lanzo et celle de la Varaïta, soit entre les massifs du Gran Paradiso et du Viso, constituent un secteur de production au même titre que les piémonts des Apennins. Il en est probablement de même dans le Val d’Aoste, bien qu’à notre connaissance seule une grande ébauche soit recensée à Quart/Vollein (n° 904-2), et nous pouvons émettre l’hypothèse que l’ensemble des vallées et des massifs ou affleurent les éclogites dans les Alpes occidentales ont vu se développer des exploitations. Au-delà de ce constat, la détermination de secteurs privilégiés est prématurée au vu du très faible état des connaissances du peuplement des vallées intra-alpines.

A partir de ces vallées, les diffusions transalpines d’éclogites démontrées sur les bases pétrographiques (cf. chapitre 2 et carte 18) peuvent être précisées par la reconnaissance d’une série de sites de façonnage dans les Alpes françaises. Le site des Balmes à Sollières (n° 547-1) est un cas encore isolé probablement lié au Val de Suse et aux vallées de Lanzo. Plus à l’ouest, dans le Sillon alpin, le bouchardage et le polissage sont démontrés sur le site de Saint-Loup à Vif (n° 457-1) et probable sur celui de Saint-Saturnin à Saint-Alban-Leysse (n° 531-1), en nombre non négligeable et sans doute sous-estimé dans le second site de par la difficulté de reconnaître des ébauches dans un mobilier abondant mais fragmenté. Les polissoirs attestés dans ces régions appuient le fait, même s’ils ne sont pas retrouvés associés sur les mêmes sites (carte 23). Sur les rives du lac d’Annecy et sur le haut Rhône français, le façonnage est attesté en petites quantités. Plus au sud la vallée du Buëch, prolongement du Sillon alpin, voit une concentration de sites de façonnage sans équivalent dans notre région d’étude, tout au long de la vallée et sur les confluences des rivières affluentes (carte 25). Si le nombre absolu d’objets liés au façonnage n’est jamais très élevé pour chaque site, la concentration des points de découvertes, l’existence de polissoirs, le nombre de pièces polies très élevé en plusieurs points permet de parler, par comparaison avec le terme adopté pour les minières de silex, d’un complexe de sites où sont bouchardées et polies surtout des ébauches en éclogites, mais aussi quelques-unes en glaucophanites duranciennes venues du sud, ainsi que des roches métamorphiques indéterminées peut-être de même provenance. Un deuxième complexe de sites de façonnage est identifiable dans le Diois, plus précisément dans la plaine de confluence du Bès avec la Drôme, avec trois sites bien documentés par ramassages de surface où non seulement le bouchardage mais aussi la taille sont attestés. Le polissage n’est pas assuré, mais est néanmoins probable.

Dans ces deux complexes de sites existent en plus de la production de lames polies neuves, des refaçonnages de lames polies cassées, selon les mêmes techniques. Dans les Préalpes drômoises et les Baronnies se rencontrent des cas d’ébauches en cours de bouchardage ou de refaçonnage, preuve de la circulation de pièces inachevées. En d’autres points, des percutants en éclogites soulignent les circulations toujours plus à l’ouest. Mais une rupture intervient en abordant la vallée du Rhône, puisque ces objets n’y parviennent pas. Les seules lames de hache inachevées attestées sont des lames de hache abandonnées en cours de refaçonnage après casse. Au-delà du Rhône, toutes les lames polies en éclogites étudiées sont achevées.

Il existe donc une structuration spatiale assez stricte de la production des lames de hache en éclogites et en jadéitites, qui est relativement bien lisible dans la zone sud de notre étude, selon un axe de diffusion reconnu par la pétrographie (chapitre 2 , carte 18), mais qui se dessine également pour la Savoie :

Si on considère le format des ébauches, peu de différences qualitatives sont sensibles (fig. 33). Les longueurs étant le plus souvent inconnues sur des pièces le plus souvent cassées, l’examen des largeurs et des épaisseurs sur le petit nombre d’objets mesurables permet de voir que tous les formats présents sur les sites des vallées alpines du Piémont (Rocca di Cavour, Balm’Chanto) et du Val d’Aoste, plus ou moins larges et plus ou mois aplatis, existent dans le bassin du Rhône. Néanmoins, deux différences qualitatives sont à relever :

Nous avons évité de parler d’atelier pour caractériser les sites de façonnage. Tous les sites documentés ont livré, outre des roches tenaces, d’autres types de mobilier : tous ont des statuts largement méconnus mais qui ne sont pas uniquement liés aux travail des roches, y compris dans les vallées alpines internes (cf. chapitre 6). La carence en fouilles récentes sur ces sites est un handicap sérieux. A Roreto/Balm’Chanto, l’occupation est saisonnière et probablement liée au pastoralisme (Nisbet et Biagi dir. 1987) ; il en est peut-être de même aux Balmes de Sollières (Brochier, Beeching et alii 1999, p. 94-95).

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Figure 33. Dimensions comparées des ébauches en éclogite des sites de travail. En haut, tous les sites ; en bas, sites du Sud-Piémont, de la vallée du Buëch et des Préalpes (Diois compris).
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Les sites littoraux du lac d’Annecy sont des habitats où les lames polies font partie de la panoplie de l’outillage lourd (Marguet 1995). Le statut des sites des complexes du Diois et de la vallée du Buëch est très difficile à établir car tous sont des ramassages de surface ou des fouilles anciennes : il n’est pas certain que l’habitat y soit la seule fonction et en tout état de cause, l’abondance et la variété des mobiliers néolithiques est nette. S’il y a donc des lieux précis où le façonnage des lames de hache est effectué, il n’est jamais la seule occupation. Le concept d’ateliers, au sens de «sites qui résultent d’une activité soutenue ou répétée de production lithique, selon une structuration spatiale plus ou moins évidente formée d’aires d’amas de taille contigus ou espacés, de nappes de rejet, etc.» (Pélegrin 1995, p.159) est donc difficile à mettre en oeuvre dans notre cas.

La question du type d’objet circulant trouve par contre de bons éléments de réponse. En Piémont et sans doute aussi en Val d’Aoste ou les éclogites sont à portée de main, les productions semblent réalisées à une échelle locale, sans qu’il soit possible de dire à ce stade si les lames de hache produites sont en surnombre par rapport à la consommation potentielle. Mais il est clair que des lames polies inachevées franchissent les Alpes, sans doute en nombre, voire en totalité. Le faible nombre absolu d’ébauches connues ne doit pas masquer l’importance de ces circulations, au vu du recyclage des fragments cassés et de l’état actuel des connaissances. Sur le versant occidental des Alpes, la taille de façonnage est rare pour les ébauches neuves, il est donc raisonnable d’imaginer au moins pour partie des circulations d’ébauches déjà mises en forme par taille et plus ou moins bouchardées. Le bouchardage des éclogites est une activité florissante en particulier dans le complexe de la vallée du Buëch, mais se retrouve sur bon nombre de sites du Sillon alpin et des avant-pays savoyards (carte 24). Le polissage, plus difficile à mettre en évidence, semble bien développé dans ces régions si l’on se fie à la répartition des polissoirs (carte 23) mais est possible dans toute l’aire de circulation des lames polies.