4. Synthèse : logique technique et structuration spatiale des productions de lames polies

4.1 La structuration technique des productions de lames polies

Les données établies ci-dessus permettent de discuter de l’existence d’enchaînements techniques spécifiques au sein des productions de lames de hache, qui peuvent transcrire des modes opératoires précis et constants. Nous avons distingué pour l’étude l’étape de fabrication de l’ébauche et celle du façonnage. Les choix techniques étant différents à chaque étape de la fabrication pour chacune des roches, il faut se demander si des liens préférentiels entre tel ou tel choix technique peuvent être établis. Le croisement des résultats d’analyse permet de mettre en évidence quatre processus de production de modalités différentes (fig. 34).

Les éclogites et les jadéitites, roches de loin les plus utilisées et les plus diffusées, connaissent un investissement technique important et ce durant toutes les étapes de la fabrication : recours aux blocs et aux éclats débités impliquant une gestion concertée des extractions de matériaux ; façonnage de supports taillés de toutes dimensions, jusqu’à 35 cm de long pour les plus grandes pièces achevées ; étape de façonnage importante avec les trois combinaisons possibles du bouchardage et du polissage (types A, B et C). L’absence de relation entre le type de support et le type de façonnage indique une probable disjonction entre ces deux étapes. Les choix techniques du façonnage sont variés, et aucun lien ne peut être établi entre les supports et le type de façonnage. Il n’y a donc pas de séquences techniques immédiatement perceptibles couvrant l’ensemble du processus de fabrication. Il est en particulier difficile de dire en l’état actuel des connaissances si l’emploi d’éclats façonnés de même manière que les ébauches plus massives dénote un choix de débitage orienté vers l’obtention d’éclats, ou s’il s’agit de l’utilisation opportuniste de sous-produits du débitage de gros blocs. La première solution est probable pour les rares grands éclats façonnés essentiellement par polissage (type C ; pl. 22, 144). Pour les éclats de longueurs inférieures à 10 cm, il est impossible de se prononcer. Mais les trois grandes options de façonnage (types A, B et C) employées selon des effectifs équilibrés correspondent à des modes opératoires divergents, voire opposés (cf. supra) par le choix d’un façonnage préférentiel par bouchardage ou par polissage. Il s’agit donc bien de séquences techniques spécifiques, reflet de chaînes opératoires encore à décrypter, mais qui sont indépendantes, rappelons-le, des types de supports.

Une séquence plus cohérente est perceptible pour les glaucophanites (dans le bassin de la Durance), les métabasites épi- et mésozonales (dans le bassin du Léman, en Haute-Savoie et en Ardèche) et pour une partie des ultrabasites lémaniques. Les supports identifiables sont des galets utilisés entiers ou sous forme d’éclats, parfois taillés, et bien façonnés surtout par bouchardage (type A). L’investissement technique porte donc sur le façonnage, à l’image des éclogites et des jadéitites, tandis que l’acquisition des roches en dépôt secondaires (galets) et la préparation souvent faible des supports dénote un moindre effort sur les phases d’acquisition des blocs-matrice et de préparation de l’ébauche.

Une partie des ultrabasites lémaniques et celles des hautes vallées de la Chisone et de la Dora Riparia montrent des choix techniques très différents : les éclats débités sont très peu façonnés, un peu polis ou bouchardés pour atténuer les irrégularités, voire laissés bruts, les biseaux seuls étant polis. L’investissement technique est ici minimal, les lames polies sont de petites dimensions et irrégulières. Une petite série de pièces en éclogites (2 %) est à rattacher à cette famille.

Les roches «valaisannes» de nature pétrographique inconnue mais fortement individualisées, sont travaillées selon un processus unique et spécifique : le sciage est la technique de débitage et de façonnage préférentielle, avec souvent plusieurs traits de scie pour mettre le corps en forme, et ce quelles que soient les dimensions des objets. La finition ne fait intervenir pratiquement que le polissage, sur les ébauches massives comme sur les éclats qui sont peut être les sous-produits du sciage.

Du point de vue de la fabrication, les éclogites et les jadéitites apparaissent comme les roches les plus travaillées, selon des modalités variables (types A, B, C) mais nécessitant un long travail. Une segmentation des chaînes opératoires est décelable entre la phase de préparation de l’ébauche taillée et celle du façonnage. Il n’est pas possible d’être plus précis en l’état actuel des connaissances, mais le travail de ces roches montre la plus grande complexité technique au sein des roches tenaces alpines. Les glaucophanites, métabasites diverses et ultrabasites sur galets sont également le plus souvent façonnées, mais les premières phases de fabrication sont techniquement peu investies : galets utilisés tels ou éclatés, taille non obligatoire. Les éclats peu ou pas façonnés sont présents dans toutes les régions d’utilisation des roches tenaces alpines, en particulier sur le Plateau suisse (à Auvernier : Buret 1983, Twann : Willms 1980, Egolzwil 3 : Wyss 1994), à Alba (Venturino-Gambari et Zamagni 1996a), aux Arene Candide (Starnini et Voytek 1997b) et sont des expédients rapides pour des besoins en petites lames de hache. Mais dans notre zone d’étude, ils sont circonscrits aux ultrabasites et de manière anecdotique aux éclogites. Les roches « valaisannes » à la fois isolent le Valais par la spécificité du processus de fabrication et ancrent cette région dans le monde suisse par le recours au sciage.

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Figure 34. Schémas opératoires de fabrication des lames polies, selon les types de roche. Les types morpho-techniques cerclé sont les plus courants, ceux placés entre parenthèses sont plus rares.