4.2 La structuration spatiale des productions de lames polies

Sur la base de la pétrographie, nous avons mis en évidence au chapitre 2 l’existence d’une structure spatiale des diffusions de lames de hache, avec une claire prédominance des diffusions d’éclogites et dans une moindre mesure des jadéitites, qui circulent le plus loin et en plus grand nombre, selon des axes orientés transversalement et de façon centrifuge à l’axe alpin, depuis les Apennins liguro-piémontais jusqu’au Val d’Aoste (carte 18). Les autre roches mises en oeuvre dans les Alpes occidentales et le bassin du Rhône sont toutes très bien représentées dans leurs régions d’emploi respectives mais ne diffusent pas au-delà et dessinent plusieurs ceintures périphériques aux grandes diffusions piémontaises (carte 19). Cette hiérarchie dans les diffusions se retrouve dans les processus techniques de fabrication (supra) et dans la structuration spatiale des étapes de production. Les éclogites et les jadéitites sont les seules à connaître dans les Alpes occidentales une segmentation de leur fabrication avec :

  • Une acquisition des matériaux (extraction et débitage) sur les affleurements en place ou à proximité immédiate, en des points encore non documentés.

  • Une mise en forme des ébauches par taille dans les mêmes régions, vallées alpines piémontaises et du Val d’Aoste et débouchés dans la plaine du Pô. Une partie au moins des pièces est finie sur place, comme en attestent les ébauches brisées en cours de bouchardage et quelques grands polissoirs fixes.

  • A une centaine de kilomètres de cette zone de production, prend place une ceinture de sites où surtout le bouchardage, mais aussi le polissage et dans certains cas la taille sont effectués. Deux concentrations remarquables sont identifiées dans le Diois à la confluence Bès-Drôme et dans la vallée du Buëch, où les ébauches en éclogites côtoient quelques ébauches en glaucophanites venues de la basse vallée de la Durance. Ces complexes de sites de façonnage semblent contrôler la circulation des ébauches puisque hormis quelques pièces dans la région comprise entre les deux concentrations, toutes les lames polies retrouvées plus à l’ouest sont achevées. Plus au nord, la documentation est moins établie, mais une situation comparable est envisageable. Les hautes vallées savoyardes, si l’on en croit le seul cas documenté aux Balmes de Sollières, semblent rattachées au secteur de production proche des affleurements. Dans le Sillon alpin, les sites de façonnage de Saint-Loup à Vif et probablement de Saint-Saturnin à Saint-Alban-Leysse sont les indices de l’existence de concentrations semblables à celles du Diois et de la vallée du Buëch. Sur les rives du lac d’Annecy et sur la haute vallée du Rhône français, le façonnage des lames de hache en éclogites est attesté mais ne semble guère développé, en l’état actuel des connaissances.

L’ensemble des données relatives à la production des lames de hache en éclogites et en jadéitites forme donc un système structuré et cohérent avec deux caractéristiques identifiables, malgré l’état très lacunaire de la documentation :

  • il existe certes une différence nette entre le Piémont et le Val d’Aoste où les éclogites sont des roches locales, et le Sillon alpin, le Diois et la vallée du Buëch où les sites de façonnage sont dépendants des approvisionnements transalpins. Mais ce fait n’implique pas une hiérarchie ni une dépendance entre l’un et l’autre ensemble, puisque le bouchardage est l’activité principale dans tous les sites, en tous cas celle qui est le plus facilement perceptible. Tant que les sites d’extraction et de débitage ne sont pas formellement reconnus, il n’est pas possible d’affirmer la dépendance des sites de façonnage préalpins français par rapport aux sites des vallées alpines italiennes actuellement connus et décrits dans ce travail. Les véritables points de départ géographiques et techniques de la production des lames de hache sont encore inconnus.

  • Le contrôle de la circulation des ébauches dans les Alpes françaises par le biais de sites monopoliseurs s’insère dans la logique des axes de diffusion orientée proposés sur les bases pétrographiques, et renforce l’idée de secteurs de production et de diffusion contigus et plus ou moins autonomes les uns des autres, échelonnés du nord au sud des Alpes occidentales. Il s’agit dans tous les cas de zones aux reliefs accentués de bout en bout, des affleurements aux sites de façonnage, qui dénotent l’excellente maîtrise des milieux montagnards acquise par les populations contrôlant les productions en éclogites. L’implantation géographique des sites de façonnage confirme la double volonté de la diffusion et du contrôle des lames de hache : ils sont placés dans des secteurs de passage privilégiés : près des cluses (lac d’Annecy, cluse de Chambéry), des points de franchissement du Rhône (défilé de Pierre-Châtel, Bellegarde) ou à de véritables carrefours d’itinéraires : plaine de Grenoble, Diois, vallée du Buëch. De plus, des ébauches ou des percutants sont attestés au pied ou sur des sites de col permettant de relier le bassin du Buëch aux vallées préalpines du bassin de la moyenne vallée du Rhône (carte 25). L’idée de la structuration générale des implantations néolithiques en fonction du contrôle des circulations de matières, dont nous avons détaillé les attendus p. 35-40, prend ici un sens plus précis puisque ce contrôle est double pour les lames polies : contrôle de la production (sites de façonnage) et de l’itinéraire de diffusion.

Une telle volonté de contrôle des flux de matériaux est clairement établie à propos des productions en roches vosgiennes : deux groupes de sites sont producteurs d’ébauches, l’un dans la Trouée de Belfort, l’autre au nord d’Altkirch, respectivement à une vingtaine et une quarantaine de kilomètres des carrières de Plancher-les-Mines (Jeudy, Jeunesse et alii 1995). Il en est probablement de même en Italie du Nord pour les concentrations de sites producteurs autour d’Alba, dans les Apennins (région de Sassello) et à leurs piémonts nord (Garibaldi, Isetti et Rossi 1996b, Venturino-Gambari 1996), situées à une trentaine de kilomètres au plus des gîtes d’éclogites. Pour les sites alpins français se pose la question de l’éloignement des sources de matières premières, puisque qu’ils sont implantés à des distances environ trois fois supérieures à celles des cas exposés ci-dessus. Le recours aux transports par voie d’eau pourrait être dans ce cas une manière de raccourcir les temps de parcours, en particulier pour atteindre la vallée du Buëch, en empruntant le cours de la Durance et de ses affluents. Le rôle des rivières pour les transports néolithiques a déjà été avancé pour expliquer l’importance des sites d’Alba, implantés le long du Tanaro (Venturino-Gambari dir. 1995).

Les productions que nous avons définies comme périphériques connaissent une structure de fabrication beaucoup plus simple : à l’échelle géographique de notre travail, aucune segmentation spatiale n’est perceptible dans la fabrication. La rive sud du lac Léman fournit un cas exemplaire car relativement bien documenté. Les ultrabasites et les métabasites -à l’exception des éclogites- sont travaillées de manière habituelle sur les sites littoraux : six habitats en témoignent, sans compter l’ébauche isolée de Lugrin en jadéitite dont le statut est difficile à comprendre : choix technique unique et inédit, emploi d’un galet morainique de provenance régionale mais en roche exceptionnelle, position excentrée par rapport aux sites littoraux connus sur le Léman (Marguet 1995). L’ébauche de Chamboud est peut-être à rattacher au Léman et attesterait alors de la circulation de quelques pièces inachevées -rappelons qu’en Haute-Savoie sont attestées des roches du Léman sur des lames polies achevées (carte 15)-. En Valais, la fabrication de lames polies en roches «valaisannes» communément employées n’est démontrée qu’à Saint-Léonard/Sur le Grand Pré. Des soupçons pèsent sur Bramois, mais d’autres sites de production sont à découvrir, puisque les plus grandes lames polies du valais (Chamoson, pl. 145) dépassent de loin les dimensions des ébauches de Saint-Léonard. L’existence de productions spécifiques au Val d’Aoste autres que sur éclogites, perceptible dans les lames polies documentées, ne repose pour l’instant sur aucune pièce technique. Dans le Bugey, Géovreissiat a peut-être produit des lames de hache mais il semble s’agir d’une satisfaction de besoins locaux. Dans le bassin de l’Ardèche, la documentation disponible sur la production des lames polies est réduite : le site de Pontiar atteste de fabrications sur galets de roches locales et quelques polissoirs à vérifier pourraient témoigner du façonnage.

Malgré une documentation disparate, le plus souvent de collecte ancienne et dont les biais sont difficiles à évaluer, malgré l’absence actuelle d’identification des sites d’extraction et de débitage des éclogites qui sont à la source des productions et des diffusions les plus importantes, l’étude technique, morphologique et spatiale des productions de lames de hache confirme et précise les données acquises par la pétrographie : en particulier le rôle moteur et structurant des éclogites et des jadéitites, dont les fabrications et les circulations ne sont pas laissées au hasard mais sont contrôlées par certains sites producteurs. Il nous faut donc maintenant entreprendre l’étude chronologique de l’ensemble de ces faits afin de comprendre l’évolution de ce système technique particulièrement bien structuré.