2.6 Discussion

Les pointes de flèche en roches tenaces polies sont de toute évidence une singularité alpine et plus précisément intra-alpine, qui s’inscrit dans une double tendance. Leur grand développement au Néolithique final ne constitue pas un cas isolé mais est à relier à la diversification typologique des pointes de flèche reconnue au nord-ouest des Alpes au Néolithique final (Pétrequin et Pétrequin 1988). Ensuite, leur concentration dans les vallées et les reliefs intra-alpins, d’où très peu sortent (10 % environ des pièces achevées), permet de les considérer comme des marqueurs sans doute plus collectifs qu’individuels, des signes de distinction communs aux populations des hautes terres alpines. Un parallèle peut être fait avec les pointes de flèche en silex du type dit de Sigottier, dont J. Durand a bien montré l’emprise géographique limitée aux reliefs des Préalpes du Sud et au bassin du Buëch et la présence très forte en contexte funéraire (Durand 1999). De ce point de vue, les trois armatures en roches tenaces des tombes en cistes de Saint-Léonard/Les Bâtiments attestent de l’attention portée à ces objets. Il en est de même dans le dolmen MXII du Petit-Chasseur à Sion dont les onze pointes polies en roches tenaces s’inscrivent dans un assemblage de pièces exceptionnelles : à ces très grandes pointes lancéolées répondent des pièces similaires en os poli (Favre et Mottet 1995). Une telle emphase dans les dimensions et l’investissement technique se retrouve à l’identique pour les pointes de Sigottier (Durand ibid.). Cependant, les armatures de flèches en roche polie sont une arme courante puisque elles se retrouvent sur presque toutes les occupations intra-alpines, y compris sur des sites d’occupation temporaire à très haute altitude comme Zermatt/Alp Hermettji à 2600 m entre les cols du Théodule et du val d’Hérens (Curdy, Leuzinger-Piccand et Leuzinger 1998). Pour autant, le fait qu’elles soient courantes n’implique pas qu’elles soient indispensables. Il est avéré que le quartz hyalin est un matériau de remplacement du silex dans les vallées intra-alpines où ce dernier n’existe pas à l’état naturel sous forme exploitable, et ce dès le Néolithique moyen I. Le quartz hyalin peut être taillé de manière proche du silex et géré de semblable façon, tant pour le débitage que pour le façonnage d’outil (Sauter 1959 ; Sauter, Gallay et Chaix 1971). Il n’en est pas de même pour les armatures de flèche en roches tenaces qui relèvent de modes de débitage et de façonnage beaucoup plus proches de ceux des lames de hache, ce qui explique leur invention et leur succès dans les régions productives de ces dernières. Il nous semble donc que l’emploi des pointes de flèches en roches tenaces relève d’un arbitraire social motivé par la volonté de distinction des vallées intra-alpines, qui tire parti de la familiarité technique des communautés alpines avec le travail des roches tenaces. Deux arguments vont dans ce sens. D’une part, contrairement au quartz hyalin, les roches tenaces ne sont pas mises en oeuvre pour la confection de flèches avant le Néolithique moyen II, et encore, en Valais seulement, alors que leur mise à profit pour les lames de hache est bien antérieure. D’autre part, le cas de Bessans/Le Château va à contre-courant de toute logique d’économie de la matière première, puisque le matériau a priori le plus lointain, le silex, est le plus abondant sur le site : il représente les trois quarts des pointes de flèche, fait renforcé par la quasi-absence d’armatures achevées en roches tenaces.

Malgré l’indéniable unité du phénomène qui distingue les hautes terres alpines des régions alentours, les faits convergent pour voir dans les pointes de flèche en roches polies des productions propres à chaque vallée ou massif. Une opposition entre le Valais et la Haute-Maurienne/Val Chisone apparaît dans le déroulement chronologique et les dimensions des pièces qui impliquent la relative indépendance de chaque région pour ce qui est de la production, ce qui n’induit pas l’absence de contacts et d’échanges entre vallées. Au contraire, les variations d’état, d’effectifs et de dimensions entre sites proches indiquent des circulations complexes et une probable complémentarité entre les sites. Leur présence en-dehors des reliefs intra-alpins peut sembler anecdotique mais elle indique cependant l’existence de relations privilégiées entre les hautes terres et les bords de lacs, relations qui semblent inexistantes en direction de la plaine du Pô. Reste à expliquer pourquoi les armatures en roches polies ne sont présentes que sur les sites littoraux en-dehors des Alpes, et aussi pourquoi elles sont absentes des régions intermédiaires, en particulier le Sillon alpin et les cluses de Grenoble et de Chambéry, et sur le Léman. Nous serions tenté d’y voir un indice de relations directes, non linéaires, entre vallées intra-alpines et sites littoraux, sans intermédiaires, c’est-à-dire le déplacement de personnes avec leurs flèches, entre la Haute-Maurienne et les lacs d’Annecy et de Paladru, et entre le Valais et les Trois Lacs. Une telle hypothèse demande à être étoffée par l’analyse des autres composantes techniques et culturelles des régions en cause. Dans ce sens, les hypothèses formulées par A. Bocquet sur des déplacements saisonniers (pastoraux ?) depuis le lac de Paladru jusque dans les vallées internes, sur la base de la présence sur le site de Charavines de produits manifestement récoltés en altitude (graines de pin cembro, cristaux de quartz entiers), ne manquent pas d’intérêt (Bocquet 1983).

La question des relations entre armatures en roches polies et lames de hache est complexe mais les éléments de rapprochement sont indéniables. L’association est irréfutable à Roreto/Balm’Chanto et à Saint-Léonard/Grand Pré qui ont chacun livré les preuves de la fabrication sur place des deux catégories d’objets. A Balm’Chanto, les mêmes serpentinites sont mises à profit indifféremment pour les deux, alors que les éclogites sont réservées aux lames de hache. Les données pétrographiques manquent à Saint-Léonard/Grand Pré pour établir un lien. De plus, les différences géographiques perceptibles pour les productions de pointes de flèche polies renvoient à celles mises en évidence pour les lames de hache : dès le Néolithique moyen II, le Valais devient autonome et produit lames de hache et armatures polies sur des roches régionales. Une telle individualisation est liée au phénomène plus général de différenciation de l’ensemble du Cortaillod valaisan avec l’émergence d’un style céramique local, le faciès Saint-Léonard, qui présente de nombreux décors absents du Cortaillod du Plateau suisse. En Piémont, le passage au Néolithique final voie un relatif redéploiement des ressources lithiques employées pour les lames de hache, avec le recours secondaire aux serpentinites à Balm’Chanto, en parallèle à l’émergence de productions d’armatures polies en même roche. La question d’un transfert technique est difficile à résoudre, dans la mesure où la fabrication des armatures polies ne demande pas un savoir-faire très élaboré. Le polissage est un point commun fort, mais cette technique est également bien attestée pour le façonnage des outils en os. De fait, un lien plus sûr est sans doute à établir avec les pointes de flèche en os poli présentées plus haut, sans qu’il soit possible de préciser le sens du transfert, si sens il y a. Les techniques de façonnage et les formes sont identiques, seul le support doit être obtenu par des procédés différents, débitage d’éclats plats ou délitage de blocs pour les roches tenaces, mode de débitage inconnu pour l’os. De plus, les armatures en os poli côtoient celles en roches tenaces à Barmaz I, dans le dolmen MXII du Petit-Chasseur et à Bessans/Le Château.