3.3 Analyse

Afin de rechercher le degré de cohérence et les possibles diffusions de bracelets en roches tenaces dans et au-delà des Alpes, une étude succincte de l’ensemble des pièces est nécessaire, du point de vue des matériaux employés, des formes et des dimensions. Nous avons donc pris en compte le plus grand nombre possible de bracelets en nous fondant, outre le corpus de notre zone d’étude, sur les inventaires établis en Italie par G. Tanda (1977), dans le Sud-Est de la France par J. Courtin, G. Gutherz (1976) et H. Barge (1982), dans le Bassin parisien par G. Auxiette (1989), en Bretagne par Ch.-T. Le Roux et Y. Lecerf (1971), sur l’ensemble de la France par J. Roussot-Larroque (1990), ainsi qu’en Allemagne (Zápotocká 1972), inventaires complétés, dans la mesure du possible, par un retour aux publications originelles. L’inventaire ne prend en compte que les bracelets en roches tenaces, à savoir les roches désignées sous les termes flous de «roches dures», «roches nobles», «roches vertes», «serpentines», «jadéite», «néphrite», «amphibolites», etc. qui distinguent, faute de mieux, ces objets des bracelets en terre cuite, en fibrolite, en granite, en schistes et autres roches faiblement métamorphisées. Lorsque des déterminations pétrographiques sont assurées, celles-ci sont bien entendu prises en compte. L’inventaire établi avec les références et les données principales de chaque bracelet est placé en annexe 6 et renvoie à la carte 30. Les 124 sites et points de découvertes documentés en Italie, en France, en Belgique et en Allemagne, correspondant à un minimum de 185 bracelets, constituent malgré les aléas de la documentation un référentiel appréciable.

Afin de ne pas alourdir l’étude, nous n’avons retenu que quatre critères descriptifs : deux critères extrinsèques, l’attribution chrono-culturelle et la localisation géographique considérée par grandes régions, en fonction des questions posées par de possibles diffusions alpines : Italie, bassin du Rhône et bassins méditerranéen de la France (Provence et Languedoc oriental), bassins atlantiques. Deux descripteurs caractérisent de manière schématique mais suffisante pour une première approche l’aspect des bracelets : la forme de la section du jonc (ovalaire, triangulaire ou rectangulaire, sans prendre en compte les éventuels biseautages des bords) et les dimensions maximales du jonc : largeur et épaisseur, seules mesures pouvant être établies avec quelque sûreté sur les fragments de bracelets qui constituent la grande majorité du corpus.

forme de la section Italie Rhône
Sud-Est français
versant atlantique Allemagne TOTAL
ovalaire 9 5 4 18
triangulaire 25 16 5 46
quadrangulaire 11 16 17 6 50
TOTAL 45 37 26 6 114
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Figure 38. Bracelets en roches tenaces. Répartition géographique des types de section

Une première distinction géographique apparaît dans la forme des sections (fig. 38) : en Italie, les sections triangulaires dominent (55 %) ; dans les bassins rhodaniens et méditerranéens français, un équilibre s’établit entre sections triangulaires et quadrangulaires (43 %), tandis que dans les bassins atlantiques, ces dernières représentent les trois quarts de l’effectif. Les sections ovalaires sont toujours présentes à hauteur de 14 à 20 %. Il y a donc une inversion de tendance dans les formes des sections entre l’Italie et le versant atlantique de la France, le bassin rhodanien occupant une position intermédiaire. Les six bracelets allemands s’inscrivent dans cette tendance avec des sections quadrangulaires mais proviennent d’une unique tombe (Worms, tombe 45).

Le croisement des données relatives au dimensions des sections et à leurs formes permet de reconnaître trois grands types de bracelets dont les limites s’interpénètrent et qui sont donc à considérer plus comme des polarisations au sein d’un continuum que comme des types strictement définis (fig. 39). Le premier type est constitué de bracelets au jonc étroit, de largeur inférieure à 1,3 cm, sauf exceptions, de section dans la plupart du temps de forme ovalaire. Leur épaisseur (ou hauteur) est très variable, entre des exemplaires très plats qui sont de véritables anneaux et d’autres plus ou moins épais qui peuvent prendre une forme proche du cylindre (maximum de 3,5 cm de hauteur pour 0,9 cm de large, exemplaire Cardial du Baratin à Courthézon). Deux exceptions également Cardial, de sections ovalaires très épaisses mais de largeurs relativement importantes peuvent être rattachées à ce groupe : celui de la sépulture de l’abri du Fraischamp à La-Roque-sur-Perne et l’un des bracelets de la Baume Fontbrégoua à Salernes.

Un deuxième type est constitué par des bracelets au jonc de section triangulaire ou quadrangulaire, cette dernière forme parfois avec biseaux externes qui rendent moins sensible la différence. Les sections ovalaires sont l’exception. La seconde caractéristique est un aplatissement important, compris pour la quasi-totalité dans des rapports de 1,5 à 6, fourchette due à une grande variation des largeurs, entre 1,1-1,3 cm (limite avec les anneaux) et 3,5 cm environ, pour des épaisseurs plus calibrées entre 0,5 et 1,5 cm. Deux bracelets italiens avec des épaisseurs plus importantes (2,1 et 2,2 cm) provenant de Vhò/San Lorenzo Guazzone en Lombardie et de Dorgali en Sardaigne peuvent être rattachés à ce groupe. Nous proposons de qualifier ce type de parure de bracelet aplati et de réserver le terme d’anneau-disque au troisième type de dimensions supérieures. Le graphique montre bien que les anneaux-disques s’inscrivent dans la continuité des bracelets aplatis (fig. 39). Ils sont d’épaisseur à peine plus importante mais de largeur de jonc comprise entre 3,5 cm et 6 cm, ce qui détermine des rapports d’aplatissement plus importants que pour les bracelets aplatis, le plus souvent compris entre les valeurs 3 et 6. Les joncs sont presque toujours de section quadrangulaire, jamais triangulaire. Une exception provenant de Bourdeilles en Dordogne aurait une épaisseur record de 3 cm pour 5,9 cm de largeur et une section ovalaire (Roussot-Larroque 1990). N’ayant pas vu l’objet, qui est un fragment, nous ne pouvons dire s’il s’agit bien d’un d’anneau-disque ou d’un disque perforé (cf. infra les exemplaires alpins).

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Figure 39. Bracelets en roches tenaces. Classification selon le type de section et les largeur et épaisseur du jonc.

En dépit de cas intermédiaires ou atypiques, il est donc possible de distinguer trois types de bracelets en roches tenaces sur des critères descriptifs simples. Le point intéressant pour notre propos est la partition géographique des trois types reconnus (fig. 39). Les anneaux étroits ne sont connus qu’à un seul exemplaire sur le versant atlantique, alors qu’ils sont attestés dans les bassins rhodaniens et méditerranéens français et sont plus communs en Italie. Les bracelets aplatis sont bien attestés dans toutes les régions étudiées, mais les sections triangulaires sont quasiment absentes des bassins atlantiques. Les anneaux-disques au sens que nous leur donnons sont inconnus en Italie mais bien attestés en France, y compris dans le bassin du Rhône. L’ensemble de ces observations plaide pour une disjonction entre les trois grandes régions de notre découpage : les anneaux-disques sont communs à l’ensemble de la France mais exclus d’Italie, les bracelets aplatis triangulaires ne sont attestés sauf exceptions qu’en Italie et en France rhodanienne et méditerranéenne, tandis que les anneaux étroits sont quasiment inconnus sur le versant atlantique de la France.

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Figure 40. Bracelets en roches tenaces du Néolithique ancien. Classification selon le type de section et les largeur et épaisseur du jonc.

L’analyse chronologique permet de préciser ces variations. Au Néolithique ancien (fig. 40), des bracelets en roches tenaces sont attestés dans les groupes culturels d’Italie du nord, Impressa et Neolitico antico padano (groupes de Vhò, de Fiorano, d’Alba, de Gaban ; cf. annexe 6). En Provence, ils sont connus dans les phases récentes du Cardial mais ne représentent qu’une petite partie des bracelets (16 %) réalisés pour la plupart en calcaires et roches apparentées (Courtin et Gutherz 1976). Les bracelets en roches tenaces sont également attestés dans le groupe de Villeneuve-Saint-Germain/Blicquy du nord-ouest de la France et de la Belgique, en petite quantité face aux bracelets en schiste mais sur un nombre de sites (9) non négligeable (Constantin 1985 ; Auxiette 1989 ; cf. annexe 6). Leur apparition dans le Bassin parisien pourrait être de peu antérieure au début du V.S.G. puisqu’un exemplaire provient des fosses latérales de la maison M1 du site de Marolles-sur-Seine/le Chemin de Sens (carte 30, n° 39), datée d’une phase de transition entre le Rubané et le V.S.G. (Augereau et Bonnardin 1998). Notons que si l’apparition des bracelets en roches tenaces est plus ancienne en Italie que dans les autres aires culturelles considérées (sites de Sammardenchia dans le Frioul -carte 30 n° 16- et de La Pollera en Ligurie -n° 14-) ils sont présents de manière plus ou moins synchrones, en l’état actuel des connaissances, dans une phase récente du Néolithique ancien, Neolitico antico padano, Cardial récent de Provence et V.S.G./Blicquy. Les trois types reconnus sont attestés mais avec des variations culturelles nettes. Les anneaux sont plus hauts que larges, de section ovalaire, parfois quadrangulaire, et à une exception près, ne se rencontrent que dans le Cardial français. Ils sont inconnus en Italie du Nord. Un parallèle peut être établi avec les anneaux de même forme mais réalisés en calcaire plus communs dans le Cardial, sans que la possibilité de transfert ou d’imitation d’une matière à l’autre puisse être formellement démontrée. Les bracelets aplatis sont attestés dans les trois aires culturelles, sans différence autre que celle déjà notée du goût pour les sections quadrangulaires dans le V.S.G., ce qui est aussi le cas pour les bracelets en schistes de cette culture (Auxiette 1989). Les anneaux-disques en roches tenaces sont bien attestés en contexte V.S.G. par trois fragments provenant de Saint-Etienne-en-Coglès/le Haut-Mée en Bretagne (carte 30 n° 55 ; Cassen, Audren et alii 1998), de Villerable/les Terres Blanches dans le Centre (n° 62 ; Bailloud et Cordier 1987) et de Jort/carrière de Macé en Basse-Normandie (n° 46 ; Chancerel, Desloges et alii 1992). Des exemplaires en amphibolites de morphologie similaire sont attestés à Germignac en Charente-Maritime en contexte funéraire mal daté mais inscrit dans la fourchette Néolithique ancien/début du Néolithique moyen (Gaillard, Gomez et alii 1984 ; Cassen 1991a, p. 117).

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Figure 41. Bracelets en roches tenaces du Néolithique moyen. Classification selon le type de section et les largeur et épaisseur du jonc.

Au Néolithique moyen (fig. 41), les bracelets en roches tenaces sont absents, à notre connaissance, des cultures du versant atlantique de la France, à deux exceptions notables : un exemplaire entier dit en «jadéite» retrouvé dans la tombe centrale du tumulus du Mané-er-Hroëck à Locmariaquer (carte 30 n° 52) et un fragment de bracelet en roche tenace recyclé en pendeloque dans la sépulture n° 4 de Noyen-sur-Seine (carte 30 n° 14) attribuée à un Michelsberg évolué sur la base de la céramique mais dont le caractère «archaïque» de la parure est souligné (Mordant 1986). Par contre, les bracelets sont bien attestés dans le quart Sud-Est de la France et le bassin du Rhône en contextes chasséens, ainsi qu’en Italie du Nord dans le V.B.Q. de Ligurie et du Piémont et en Sardaigne. Les anneaux étroits ont disparu, et les bracelets aplatis de section quadrangulaire ou triangulaire constituent la quasi-totalité du corpus avec des variations de largeurs plus importantes en contextes V.B.Q. que dans le Chasséen. Un seul exemplaire pourrait être rattaché à la famille des anneaux-disques, celui de La Roberte à Châteauneuf-du-Rhône, issu de ramassages de surface sur le site (pl. 171 n° 5).

Il convient de rappeler que trois cas de bracelets en roches tenaces sont recensés dans le Néolithique final de Provence occidentale : un fragment de type bracelet aplati de section triangulaire issu d’un ramassage de surface sur le site des Barres ou du Deffends à Eyguières, Bouches-du-Rhône (Courtin et Gutherz 1976, fig. 6 n° 4), un exemplaire entier de même type découvert dans un «ossuaire chalcolithique» de la grotte des Perles à Gonfaron, Var (ibid., fig. 6 n° 1) et un fragment de section triangulaire dans l’ossuaire Néolithique final/Bronze ancien de la grotte de Manjaïre à Mimet dans les Bouches-du-Rhône (Escalon de Fonton 1980 p. 527-528). Si un doute sur la datation du premier peut être exprimé au vu des conditions de découverte, les deux autres posent problème car leur datation est en contradiction avec les données chronologiques exposées plus haut. L’hypothèse du remploi de vieux bracelets du Néolithique ancien/moyen peut être avancée. Une cause semblable est proposée pour expliquer la présence de fragments de bracelets, parfois percés pour servir de pendeloque, en contexte Artenacien dans le Centre-Ouest de la France (Roussot-Larroque 1990, p. 352-353). De même, G. Bailloud a précisé que dans la culture de Seine-Oise-Marne, les bracelets sont toujours des fragments aux cassures polies, parfois percés, qui correspondent à de vieilles pièces en schiste (ou en serpentinite, dans un cas) du Néolithique ancien remployées (Bailloud 1979, p. 206). Concernant les bracelets entiers, un anneau-disque irrégulier alsacien a été retrouvé dans une fosse d’un habitat mérovingien à Riedisheim dans le Haut-Rhin (Jeunesse 1995b, p. 25). De plus, il est significatif que les bracelets en roches tenaces soient absents des centaines de dolmens et hypogées du Midi de la France, pourtant prolixes en parures diverses (Barge 1982). Pour autant, au moins pour le Sud-Est de la France et l’Italie, la production de bracelets en roches tenaces au Néolithique moyen est irréfutable, contrairement à ce que propose J. Roussot-Larroque qui voit dans tous les fragments de bracelets repris en pendeloque ou non postérieurs au Néolithique ancien des remplois de vieux bracelets (Roussot-Larroque 1990, p. 352-353). Dans l’attente de nouveaux documents de terrain, il nous semble donc que les bracelets en roches tenaces n’ont pas été fabriqués après le Néolithique moyen, alors même que les bracelets en calcaire et de formes hautes, parfois cylindriques avec cannelures sont bien attestés dans le Néolithique final de la France méridionale (Courtin et Gutherz 1976).