3.4 Discussion

Les données présentées permettent d’aborder sous un jour nouveau la question des relations entre les productions de lames de hache et de bracelets en roches tenaces ainsi que celle de possibles diffusions à longues distances depuis les Alpes. Les bracelets de notre corpus s’intègrent bien avec les données disponibles en Provence et en Piémont pour reconnaître une commune origine alpine aux pièces en roches tenaces de ces régions. Les serpentinites sont les roches employées en priorité, mais d’autres roches ornementales sont mises à profit, dont les omphacitites et les jadéitites bien connues pour les lames de hache. Comme l’indique la présence d’ébauches sur les sites d’Alba et de Brignano Frascata, il est probable que les bracelets en roches tenaces du Néolithique ancien présents en Provence et dans le bassin rhodanien soient issus du Piémont, au moins pour partie. Ils sont absents du Cardial languedocien, ce qui indique bien leur ancrage alpin, dans l’orbite des diffusions de lames de hache ligures et piémontaises. Dans le Cardial provençal, leur rareté au regard des bracelets en calcaire renforce l’idée de produits exogènes peut-être imités localement en calcaire. Une telle association entre lames de hache et bracelets se retrouve à propos des anneaux-disques irréguliers alsaciens et des lames de hache vosgiennes dans la culture de Roëssen (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995, p. 59-60). L’apparition des bracelets en roches tenaces dans le Villeneuve-Saint-Germain/Blicquy de Belgique et du nord-ouest de la France, à peu près contemporain des phases récentes du Cardial, semble bien intrusive et limitée à cette culture, en particulier en ce qui concerne les bracelets plats et les anneaux-disques. De fait, les bracelets en schistes du V.S.G./Blicquy possèdent un large éventail de dimensions avec une tendance à l’élargissement des joncs, sensible sur certaines pièces (entre 2 et 2,8 cm) que Claude Constantin a proposé de dénommer anneaux-disques (Constantin 1985, p. 284-296). Bien que nous réservions le terme d’anneau-disque à des bracelets plats de plus grande largeur, l’observation effectuée sur les bracelets en schistes rejoint pleinement celle relative aux roches tenaces pour argumenter l’idée d’un goût pour les bracelets larges et plats limité dans le temps à une phase récente du Néolithique ancien, mais qui touche à la fois les Alpes, les régions occidentales de la néolithisation danubienne et la façade atlantique de la France. De ce fait, il est possible que le type des anneaux-disques tel que nous le décrivons soit un produit exclusif de cette phase, ce qui permettrait de dater les découvertes isolées ou sans contexte, en premier lieu le dépôt de Chambéry, ainsi que les sites mal datés dans le Néolithique ancien/moyen du Centre-Ouest de la France qui présentent de larges bracelets aplatis en roches tenaces ou en schistes (Barzan/la Garde, sépulture de Germignac).

L’hypothèse de contacts à très longues distances entre le monde alpin et le monde danubien dans le Bassin parisien et l’ouest français rejoint la question plus générale des relations possibles entre les courants de néolithisation danubienne et méditerranéenne durant le Néolithique ancien. Pour nous en tenir aux bracelets, il convient de rappeler que les auteurs soulignent la probable influence directe des bracelets de section ovale en calcaire du Cardial provençal dans l’apparition de types semblables dans une phase récente du Rubané (cf. supra). Il est même question de diffusions directes d’objets dans le Rubané moyen et récent d’Alsace (Jeunesse 1995a), question qui se pose également pour les roches tenaces. Pour autant, si l’hypothèse d’une diffusion des Alpes vers l’ouest et le nord de la France peut être proposée, elle n’implique pas que tous les bracelets en roches tenaces de cette dernière région soient des importations. Les données pétrographiques disponibles ne s’opposent pas, bien au contraire, à l’existence de productions régionales sur la façade atlantique. Nous avons souligné plus haut que les amphibolites et les serpentinites affleurent dans le Massif Central et la Bretagne. Des ébauches de bracelets en roches tenaces sont attestées dans les collections anciennes des fouilles Du Châtellier sur l’île de Groix (Boujot et Cassen 1992, p. 202 ; F. Herbaut, travail en cours et comm. personnelle). Il est donc probable que les bracelets effectivement diffusés depuis les Alpes jusqu’à l’occident français aient été peu nombreux. En fait, seules les roches inconnues en dehors des Alpes pourraient être concernées : les anneaux-disques dits en «jadéite» retrouvés en Morbihan et en Normandie sont ici en première ligne (Giot 1959), mais il est absolument nécessaire de procéder à des analyses de laboratoire précises avant toute conclusion (cf. pour cette hypothèse, Pétrequin, Cassen et alii 1997).

Dans le monde alpin, il n’est pas possible en l’état actuel des connaissances de démontrer que tous les bracelets en roches tenaces soit d’origine piémontaise, bien que seule cette région ait livré des ébauches. L’existence de productions dans les Alpes françaises ne peut être écartée, dans la mesure où les serpentinites sont bien présentes essentiellement en Queyras et en Haute-Maurienne. De plus, les anneaux-disques (selon notre appellation) sont inconnus en Italie alors qu’ils sont bien représentés à Chambéry et dans l’axe Saône-Rhône (La Roberte à Châteauneuf-du-Rhône, Toussieux, Varennes-les-Mâcon, Ouroux ; fig. 39). Les auteurs italiens l’ont bien perçus qui appellent anelloni tous leurs bracelets, sans distinguer d’anneaux-disques (cf. par exemple, Tanda 1977). L’existence de centres de production de part et d’autre de la chaîne alpine n’est donc pas une idée inconsidérée, à l’image de ce que les récentes recherches menées sur les bracelets en schistes du Bassin parisien commencent à démontrer : de véritables réseaux de circulation issus des affleurements de Bretagne et des Ardennes sont en place dans le V.S.G./Blicquy avec transport d’ébauches et spécialisation de la fabrication sur certains habitats (Giligny, Martial et Praud 1998)130. Pour reprendre l’idée de J. Roussot-Larroque, rien n’interdit de penser que les grands anneaux-disques précités dans le bassin du Rhône, en serpentinites plus ou moins schisteuses, aient plus à voir avec leurs homologues occidentaux du V.S.G. ou du Néolithique ancien du Centre-Ouest qu’avec les bracelets aplatis alpins. Si des diffusions directes de bracelets aplatis en roches alpines peuvent être démontrées dans le nord-ouest de la France, peut-être le gigantisme des anneaux-disques qui se développe dans une même phase chronologique est-il un phénomène occidental. L’idée d’un effet-retour en direction des Alpes, pour gratuite qu’elle soit, doit être évoquée. Rien ne permet en effet de dire si les serpentinites schisteuses des cinq anneaux-disques de Chambéry sont alpines ou... bretonnes, par exemple. Mais il nous semble plus probable que nous ayons ici l’expression d’un goût partagé pour de grands bracelets plats, dans cette phase chronologique très précise, qui s’exprime par des productions en roches régionales : serpentinites dans les Alpes françaises, serpentinites, amphibolites et schistes armoricains, ce qui n’empêche pas la diffusion de quelques pièces exceptionnelles, par exemple celles en possibles jadéitites.

Au Néolithique moyen, les bracelets en roches tenaces ne sont plus attestés que dans le monde alpin (carte 30), aux deux exceptions près déjà signalées du Mané-er-Hroëck à Locmariaquer et dans la sépulture 4 de Noyen-sur-Seine. Dans le premier cas, l’hypothèse d’une «antiquité» transmise sur plusieurs générations n’est pas à écarter (Roussot-Larroque 1990, p. 352-353). Dans le deuxième cas, il peut en être de même sous une forme différente : le remploi en pendeloque. Du Rhône aux Alpes, les bracelets présentent la plupart du temps une section triangulaire ou quadrangulaire assez aplatie. Ils sont bien présents dans le V.B.Q. de Ligurie et du Sud Piémont (Alba) mais ne semblent pas attestés dans le Neolitico recente (notre Néolithique moyen II), alors qu’ils existent en chronologie longue dans le Chasséen de la moyenne vallée du Rhône. Les exemplaires du Gournier à Montélimar (pl. 171 n° 2) et du Bas Guercy à Soyons (pl. 171 n° 4) sont à rattacher à une phase récente du Chasséen. Un seul anneau-disque est attesté, à Châteauneuf-du-Rhône/La Roberte, mais son rattachement au Chasséen ne peut être tenu pour certain car il s’agit d’une découverte de surface. L’absence de bracelets en roches tenaces dans le Chasséen languedocien (à l’exception de la grotte de la Madeleine à Villeneuve-les-Maguelonne, carte 30 n° 83) où un type en calcaire de forme cylindrique est fréquent (Barge 1988) ainsi qu’en Provence contrastent avec le fait qu’en moyenne vallée du Rhône, les bracelets attribués au Chasséen sont tous en roches tenaces, dont des serpentinites (cf. supra). Ce fait est en faveur d’une association des bracelets avec le courant de diffusion des lames de hache du Sud-Piémont en direction du haut bassin de la Durance, des Préalpes du Sud et de la moyenne vallée du Rhône.

La diffusion de simples éléments de parure sur de grandes distances peut surprendre dans la mesure où il ne s’agit pas a priori d’objets répondant à une nécessité économique. Il faut donc considérer que les bracelets ne sont pas seulement des décorations du corps mais sont chargés de sens social, exprimant un affichage personnel qui nous échappe. Dans cette optique, l’apparition des anneaux-disques peut être l’expression d’une inflation de cette volonté de distinction, puisque la visibilité de l’objet porté augmente avec la largeur du jonc131. Un autre signe de la valeur accordée à ces parures est le remploi des bracelets cassés. Les fragments qui forment des segments de cercle sont parfois perforés, leurs cassures polies, et ils sont remployés soit comme bracelet en liant les fragments du même objet, soit comme pendeloque portée en collier autour du cou. Le premier usage, qui est une véritable réparation, peut être lié à une cassure involontaire lors du port ou à une fragmentation rendue nécessaire par exemple par la croissance de l’individu qui le porte (enfant devenu adulte). La réparation ne peut être démontrée que lorsque le bracelet est retrouvé in situ comme mobilier funéraire. Un bel exemple est fourni par la sépulture V.S.G. de Jablines/les Longues Raies déjà citée, dont deux des quatre bracelets, précisément ceux réalisés en roches tenaces (serpentinite et amphibolite) sont cassés et réparés (Bulard, Degros et alii 1993). D’autres cas sépulcraux démontrent au contraire le remploi des fragments de bracelets comme pendeloques. Un exemple est fourni par la pendeloque de la sépulture ES31 du Gournier à Montélimar, qui est probablement un fragment de bracelet (pl. 171 n° 2). Dans l’un des monuments funéraires de la nécropole Cerny de Passy dans la vallée de l’Yonne, la jeune femme de la sépulture n° 4-1 portait autour du cou une pendeloque façonnée sur un fragment de bracelet en pierre ; l’adulte de la sépulture n° 17-4 de la même nécropole portait une pendeloque arciforme prise sur un fragment de bracelet en roche schisteuse (Duhamel 1997). Au-delà de l’objet de parure, le remploi en pendeloques de fragments de bracelet peut être apparenté à une sorte de relique, souvenir du bracelet entier que la personne (ou une autre ?) a porté auparavant, et inscrit donc le bracelet dans une relation personnelle avec son propriétaire dans la longue durée et/ou dans une filiation entre personnes.

Notes
130.

Des habitats du Villeneuve-Saint-Germain/Blicquy avec fabrication de bracelets en schiste sont attestés en Belgique à Vaux-et-Borset/Gibour (Constantin, Caspar et alii 1993) ; dans les Yvelines (Giligny, Martial et Praud 1998) ; dans la vallée de l’Aisne à Trosly-Breuil/Les Obeaux (Diepeveen, Blanchet et Plateaux 1992), Bucy-le-Long/La Fosse Tounise (Ilett, Constantin et alii 1995) ; en Normandie à Valfrembert (Chancerel, Guesquière et alii 1995) ; sur les marges orientales du massif armoricain (Bailloud et Cordier 1987 ; Cassen, Audren et alii 1998).

131.

Il est probable que le gigantisme des anneaux-disques ne soit pas lié à une survalorisation du savoir-faire : a priori, mais cela demanderait à être confirmé par des expérimentations, il est moins difficile de réaliser un anneau-disque qu’un bracelet au jonc étroit, car pour ce dernier, la perforation centrale occupe la majeure partie du volume initial de la pièce, ce qui augmente les risques de bris lors du façonnage.