4.1 Les petits sphéroïdes percés

Nous dénommons ainsi de petits objets façonnés en pierre polie de forme circulaire régulière épaisse, de rapport de dimension équilibré entre largeur et épaisseur (entre 5 et 9 cm environ), percés selon l’axe central133. En Europe occidentale, les formes sont sphériques plus ou moins aplaties ou hautes, parfois piriformes ou ovoïdes. Depuis les premières recensions de Joseph Déchelette, nous savons qu’il s’agit d’un type d’objet de très large répartition en Eurasie, de formes symétriques circulaires ou anguleuses (Déchelette 1908, p. 518-520). Ils sont bien attestés en Méditerranée occidentale, en France et au nord des Alpes et semblent s’inscrire dans une fourchette de datation assez précise correspondant au Néolithique moyen de l’acceptation française. En Sardaigne, la nécropole de Li Muri à Arzachena a livré, parmi un mobilier de qualité (une coupe en stéatite, des lames de hache, des lamelles de silex, des perles), quatre sphéroïdes perforés en roche blanche (Antona 1995). J. Guilaine propose de vieillir la datation admise pour cette nécropole et de la placer dans une phase ancienne du Néolithique moyen (Guilaine 1996a). La sépulture II de la nécropole chasséenne de Dela Laïga à Cournanel dans l’Aude contenait deux sphéroïdes perforés en grès (Guilaine 1959 ; Guilaine et Rigaud 1969). Lors de la fouille du site chasséen de Villeneuve-Tolosane près de Toulouse, une moitié de sphéroïde perforé dit en quartz (quartzite ?) a été découvert dans l’un des fossés (Vaquer 1990a, p. 361). Les fouilles anciennes sur le camp de Chassey en Bourgogne ont livré au moins quatre sphéroïdes percés de datation exacte inconnue (Déchelette 1908, fig. 187), et les fouilles de J.-P. Thévenot ont permis d’en retrouver un fragment piriforme brûlé en calcaire en place dans la couche 9, attribuée à un Chasséen ancien (J.-P. Thévenot, comm. orale et examen personnel). Au nord du lac de Constance dans le Sud de Allemagne, l’habitat Pfyn de Wangen-Hinterhorn a livré une moitié de petit sphéroïde aplati en calcaire blanc (Schlichtherle 1990). A cette liste de découvertes en contexte sûr peuvent être ajoutés quatre sites de ramassages de surface ou de fouilles anciennes dont le mobilier de plusieurs périodes d’occupation est mélangé mais où le Néolithique moyen est fortement représenté. Le grand site chasséen de Cavanac près de Carcassonne dans l’Aude a fourni en surface un sphéroïde aplati entier dit en marbre blanc (Vaquer 1990a, p. 31 et fig. 3 n° 21). Dans la grotte du Mas d’Azil en Ariège, les fouilles anciennes de Péquart ont livré une moitié de sphéroïde dit en quartz (ibid., p. 361). Un petit ensemble funéraire de découverte ancienne dans la grotte des Cordonniers à Masquières dans le Lot-et-Garonne, rapproché par J. Roussot-Larroque du Chasséen méridional, comprend un sphéroïde aplati entier et la moitié d’un autre de même forme (Roussot-Larroque 1991, p. 95 et fig. 1 n° 2-4). Sur le site du Lizo à Carnac dans le Morbihan, Zacharie Le Rouzic a mis au jour parmi un abondant mobilier du Néolithique moyen et final (L’Helgouac’h 1998, p. 339), deux sphéroïdes en quartzite dont un entier (Le Rouzic 1934, fig. 10 n° 2 et observation personnelle).

De cette énumération non exhaustive, il ressort que les petits sphéroïdes percés de Méditerranée occidentale, de France et d’Allemagne du Sud bien datés appartiennent tous au Néolithique moyen au sens large, sans qu’une phase précise soit plus représentée. Notons leur présence fréquente en contexte chasséen, qu’il soit méridional ou bourguignon. L’examen des sites documentés révèle dans sept des neuf cas des contextes extra-domestiques : des tombes (Li Muri, Dela Laïga, grotte des Cordonniers), des sites de hauteur (Chassey-le-Camp, Le Lizo) ou d’éperon sur confluence (Cavanac) de statut difficile à percevoir mais qui ne peuvent être assimilés à de simples habitats, ou de grands sites de terrasse à occupations différentes d’un habitat (Villeneuve-Tolosane, qui domine la confluence Garonne/Ariège). De tels contextes ruinent un peu plus, s’il en était besoin, l’hypothèse de leur usage utilitaire comme poids de bâton à fouir et appuient fortement l’idée d’un objet de statut particulier, peut-être symbolique. Autre point important pour notre propos, les roches constituantes sont généralement tendres et de couleur blanche (calcaire, «marbre», quartzite) ou claire (grès).

Dans notre région d’étude, les petits sphéroïdes réguliers percés sont fort rares (carte 31, annexe 7). Nous n’en avons recensé que quatre fragments dont l’identification n’est pas assurée. Deux proviennent de fouilles récentes dans le Valais. Un fragment est attesté sur le site de Savièse/la Soie, dans la fosse A73 rattachée à la couche 6 du Néolithique moyen I type Saint-Uze (n° 817-1 ; pl. 172 n° 1), en association avec une lame de hache. Sa forme originelle est difficile à restituer, probablement ovalaire aplatie mais avec une perforation sans doute moins arrondie que ce que laisse penser le dessin. Son diamètre externe peut être estimé à 8 cm environ, pour une épaisseur de 3 à 3,5 cm. Le deuxième fragment valaisan provient de Sion/Sous-le-Scex, couche 17, attribuée à la même phase chrono-culturelle (n° 821-5). De section ovalaire aplatie, la perforation est nettement biconique et réalisée par bouchardage. Le diamètre externe peut être estimé à 9-10 cm environ, pour une épaisseur de 4,8 cm. Un possible fragment provient des ramassages de surface anciens effectués sur le site de Tarrin à Orpierre dans la vallée du Buëch, site dont l’occupation majeure est attribuée au Néolithique moyen (n° 339-5 ; pl. 172 n° 2). Sa forme n’est pas restituable mais son diamètre externe est de l’ordre de 8 cm, pour une épaisseur inconnue mais largement supérieure à 2 cm. Une moitié d’objet à rapprocher sans certitude d’un sphéroïde perforé a été découverte sans contexte au Pouzin dans la moyenne vallée du Rhône (n° 222-0 ; pl. 172 n° 3 ; Combier 1963). De forme circulaire irrégulière, de section massive anguleuse à perforation bouchardée et faces polies, cette pièce sans doute inachevée a un diamètre de 7 cm environ pour 1,6 cm d’épaisseur et une perforation de 2 cm de diamètre environ.

Les exemplaires de Sion/Sous-le-Scex et d’Orpierre/Tarrin sont en roches tenaces de couleur verte indéterminables à l’oeil nu, mais sans doute proches des serpentinites, en tous cas très différentes des éclogites et des jadéitites. Celui de Savièse/la Soie est en roche métamorphique indéterminable car brûlée, celui du Pouzin, perdu (?), est dit en «roche verte». L’absence de petits sphéroïdes perforés sur le versant italien des Alpes ne traduit pas forcément leur absence dans ces régions mais sans doute la difficulté de reconnaissance quand ils ne sont pas entiers ou en roches blanches. En effet, un fragment tel que celui d’Orpierre/Tarrin passe aisément au mieux pour un fragment de lame de hache ou de bracelet, au pire comme un éclat quelconque, et n’attire pas l’attention au premier abord.

L’intérêt de ces quatre pièces, bien que fragmentaires et difficiles à interpréter, n’est pas négligeable. Les deux exemplaires du Valais, en contexte Saint-Uze, démontrent l’ancrage de ce type d’objet dans le Néolithique moyen, dès les phases anciennes ; la pièce d’Orpierre/Tarrin ne dément pas le fait. Mais les exemplaires alpins sont en roches tenaces vertes alpines s. géogr., au contraire de leurs homologues non-alpins. Le fait a trois implications. Il démontre que les petits sphéroïdes percés ne sont pas des objets diffusés sur de grandes distances, contrairement aux lames de hache, puisque les pièces en roches blanches ne sont pas attestées, en l’état actuel des connaissances, dans les Alpes occidentales, et réciproquement pour celles en roches tenaces vertes. Second point qui découle du premier, puisque ces objets connaissent une répartition spatiale exceptionnelle dans le Néolithique moyen d’Europe occidentale, la circulation doit se faire sur le plan de l’idée, du concept de l’objet, qui est recréé sur place. Nous sommes donc bien face à un objet qui matérialise une idée abstraite, c’est-à-dire un symbole dont la signification demeure inconnue. Le fait de les retrouver en tombes individuelles (deux sphéroïdes dans la sépulture II de Dela Laïga) permet de supposer un symbole de statut personnel, en particulier un symbole de pouvoir, idée émise depuis longtemps par analogie avec les sphéroïdes et autres objets discoïdes percés égyptiens plus récents qui sont des têtes de sceptres dans les mains de Pharaon (cf. Déchelette 1908, p. 518-520, avec bibliographie). Le progrès des connaissances depuis le début du siècle permet aujourd’hui de reconnaître une stratification sociale progressive durant la civilisation de Nagada dans la vallée du Nil, jusqu’à l’émergence des premières dynasties de l’époque thinite, hiérarchisation soulignée par les rites funéraires où les «têtes de massue» ou «sceptres» en pierre polie sont déjà présents (Pierini 1990). Ce parallèle ne démontre pas autre chose que l’existence, sensiblement à la même époque (Amratien puis Guerzéen en vallée du Nil, Chasséen et cultures du Néolithique moyen en Europe occidentale) d’un même objet de statut probablement comparable mais de signification précise à établir. Mais, troisième point remarquable, les populations vivant dans les Alpes occidentales se sont appropriées le symbole et l’objet pour le façonner dans des matériaux alpins, se distinguant ainsi de leurs riverains non-alpins.

Une telle appropriation alpine par le biais du matériau se retrouve avec un autre type d’objet percé assez proche, les masses perforées plates et anguleuses. Ce sont des objets en pierre polie de forme assez irrégulière, quadrangulaire adoucie ou ovale, de section aplatie avec une perforation centrale de faible diamètre, de l’ordre du centimètre. Leur dimensions sont proches de celles des petits sphéroïdes percés et ne dépassent pas 9 cm de long ou de diamètre pour les plus grands exemplaires. De tels objets sont attestés en Europe continentale dans les cultures danubiennes, et spécialement en contexte funéraire (Farruggia 1992, p. 39) où ils peuvent être, avec les lames de herminette-double perforées, des symboles de statut individuel des défunts (Jeunesse 1997, p. 88-90). Or, une des tombes de la nécropole de Lausanne/Vidy sur la rive nord du lac Léman, attribuée à la phase ancienne du rituel de type Chamblandes, a livré une masse perforée plate en roche tenace verte, probablement une serpentinite (Moinat 1998, p. 134 et observation personnelle). Nous retrouvons dans ce cas une transposition similaire à celle des petits sphéroïdes percés.

Notes
133.

Cette présentation est un résumé d’une étude en cours sur ce type d’objet à l’échelle du bassin méditerranéen, en collaboration avec A. Maquieira.