1.1.1 Le Néolithique ancien

Les différences régionales dans l’emploi des roches apparaissent dès le Néolithique ancien (fig. 44 et 46). En Valais, les deux lames de hache de Sion/Planta (carte 26, n° 821-3 ; pl. 1) sont en éclogites ; dans les Préalpes du Sud, les éclogites sont présentes à Lus/Corréardes (n° 79-1 ; pl. 2), La Motte-Chalancon/Rif (n° 105-1 ; pl. 1), Recoubeau/Clapiers C (n° 84-1 ; pl. 102). En moyenne vallée du Rhône, la rive orientale se distingue par la présence des éclogites (5 sur les 6 pièces de Suze/Seizillière, n° 165-1 ; pl. 3), la rive occidentale (Soyons/Brégoule, n° 236-1 ; pl. 1) étant à rapprocher de la basse Ardèche où les éclogites sont absentes au profit des métabasites épizonales et plus précisément des amphibolites (Orgnac/Ronze, n° 221-1, pl. 1 et Berrias-Casteljau/Tardive, n° 205-4, pl. 2). La diffusion des éclogites transalpines est donc bien établie dès le Néolithique ancien mais il semble que le Rhône ait joué un rôle de limite vers l’ouest. Ce fait a été mis en évidence pour la Provence et le Languedoc : les éclogites et les jadéitites sont très employées en Ligurie (site des Arene Candide : 84 % des 25 lames polies des niveaux Impressa des fouilles Bernabò Brea, Tinè et Maggi ; Ricq-de Bouard 1996, p. 85-88) et circulent en Provence surtout sur les sites éloignés de la côte méditerranéenne (Géménos/Grande Baume, Malemort-le-Comtat/grotte d’Unang et Courthézon/Baratin ; ibid., p. 93-94). La seule pièce en jadéitite retrouvée à l’ouest du Rhône provient de la Baume d’Oulen à Labastide-de-Virac (ibid. ; n° 216-1). Par contre, les glaucophanites provenant des dépôts de la basse Durance sont bien attestées de part et d’autre du Rhône, tant en Provence occidentale qu’en basse Ardèche (Oulen) et en Languedoc oriental (ibid.). Le point intéressant dans ces circulations contrastées est

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Figure 46. Lames de hache. Evolution chronologique des taux d’emploi des roches par régions. Effectifs en fig. 44.
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l’absence de relation simple entre les groupes culturels et les roches mises en circulation. Ainsi les éclogites et les jadéitites largement employées dans l’Impressa ligure et bien présentes dans les collections anciennes d’Alba en Piémont (Venturino-Gambari et Zamagni 1996) sont-elles diffusées vers l’ouest dans le Cardial de Provence, des Préalpes du Sud et en moyenne vallée du Rhône mais ne touchent pas (sauf à Oulen) le Cardial du groupe Cèze-Ardèche. De même, les glaucophanites employées dans le Cardial de ce groupe et en Provence occidentale ne diffusent pas en Provence orientale (Ricq-de Bouard 1996, ibid.).

Deux types de stratégie d’approvisionnement en roches tenaces sont donc en place dans le Néolithique ancien Cardial et Impressa. D’une part, la mise à profit de ressources locales, matériaux qui dominent sur les sites documentés et circulent sur de faibles distances : en Provence occidentale, des glaucophanites qui sont diffusées en basse-Ardèche ; en basse-Ardèche et sur la rive occidentale du Rhône, des amphibolites. La forte prépondérance des éclogites associées à quelques jadéitites en Ligurie et à Alba rentre dans ce schéma de mise en oeuvre de ressources locales, qui apparaît également dans les piémonts pyrénéens et le Languedoc avec l’usage d’amphibolites calciques (sites de Dourgne, Leucate/Corrège, abri Jean Cros ; Ricq-de Bouard 1996, p. 96-100). Mais inversement, les sites de l’Impressa ligure sont presque tous localisés sur le versant méditerranéen du massif de Voltri dans les Apennins, l’une des grandes zones d’affleurements d’ophiolites alpines ; or, cette roche est également l’objet de circulations à longues distances qui définissent un deuxième type de stratégie d’approvisionnement pour le Néolithique ancien. Même si les effectifs connus sont très faibles, il est symptomatique de constater que les éclogites parcourent plus de 250 km à vol d’oiseau et franchissent les Alpes pour être employées tant dans le Néolithique ancien du Valais, dont les affinités avec les groupes du Neolitico antico padano sont avérées (Gallay, Carazzetti et Brunier 1983) que dans les Préalpes françaises et jusque en rive gauche du Rhône. La présence plus marquée des éclogites en Provence continentale relevée par M. Ricq-de Bouard, à laquelle nous ajoutons les découvertes plus au nord, plaide pour une circulation non pas côtière depuis la Ligurie mais pour un axe transalpin pleinement continental. Néanmoins, la provenance exacte des éclogites du Cardial de Provence occidentale et des Préalpes du Sud demeure difficile à établir. Deux solutions sont envisageables. Pour M. Ricq-de Bouard, un courant ligure et provençal est le plus probable (Ricq-de Bouard 1996, p. 93), mais les collections d’Alba démontrent la production de lames de hache en éclogite dès le Neolitico antico padano, en particulier dans le faciès du groupe d’Alba. L’absence de sites documentés entre le Piémont et les Préalpes françaises (carte 26) ne permet pas d’argumenter dans le sens de relations directes qui impliqueraient la traversée des Alpes à hauteur du haut bassin de l’Ubaye et de la Durance. L’absence actuelle de liens dans les décors céramiques entre le Cardial montagnard des Préalpes françaises et le Neolitico antico padano (Beeching 1999b) n’est pas un argument décisif puisque nous avons vu plus haut la disjonction entre les groupes culturels et les circulations de roches tenaces.

Un autre argument à examiner est l’emploi des jadéitites. M. Ricq-de Bouard a relevé pour la Provence leur plus grande fréquence au Néolithique ancien (9 %) que durant les périodes suivantes (4,5 % au Néolithique moyen, 4 % au Néolithique final) et propose sur la base d’une répartition assez proche de celle des glaucophanites de les associer à ces dernières (et non pas aux éclogites) dans leur provenance, du moins pour le Néolithique ancien. Mais les jadéitites n’ont pas été reconnues dans les alluvions de la basse Durance et les glaucophanites duranciennes étant issues des affleurements du Queyras (cf. p. 115), les jadéitites devraient en provenir également. Elles sont de fait reconnues à l’affleurement dans cette région et dans le massif du Viso contigu qui recèle en outre d’importants affleurements d’éclogites (cf. p. 113 ; carte 11). La question peut donc être posée de l’exploitation conjointe au Néolithique ancien dans le secteur du Mont-Viso des éclogites et des jadéitites. Mais à notre connaissance, aucun indice archéologique ne peut aujourd’hui venir étayer cette hypothèse. Au contraire, les deux seuls cas datés de lames de hache en éclogite fabriquées sur galet proviennent précisément de sites du Néolithique ancien cardial des Préalpes et de la vallée du Rhône : Lus/Corréardes (pl. 2) et Suze/Seizillière (pl. 3). En l’état actuel des connaissances, le seul site de production possible dans les vallées alpines du Piémont pourrait être celui de Vaie/Rumiano dans la basse vallée de Suse (n° 928-1 ; pl. 55 ; cf. discussion en annexe 2), mais il n’existe aucun indice de diffusions transalpines vers le bassin de la Durance et encore moins plus au nord entre le Nord-Piémont et la Savoie. Mais ce constat est aussi celui du déficit d’informations sur l’occupation elle-même de ces régions durant le Néolithique ancien.

Nous proposons donc de voir dans les diffusions d’éclogites et des rares jadéitites associées au Néolithique ancien l’effet d’un courant principal issu des sites attestés en Ligurie, en particulier Arene Candide et La Pollera, ainsi que peut-être des sites du groupe d’Alba dans le sud-est du Piémont. Il s’agit dans les deux cas de sites liés aux affleurements autochtones ou allochtones du massif de Voltri dans les Apennins dont les productions cheminent par des itinéraires continentaux donc transalpins. Le site du Gias del Chiari sur le Mont-Bégo près de Tende atteste des fréquentations du Cardial en altitude (carte 9, point  B ; cf. p. 80), bien qu’il ne soit pas directement lié aux itinéraires transalpins ni aux circulations de lames de hache. A contrario, les preuves de productions en éclogites dans les Alpes piémontaises sont ténues et limitées aux basses vallées, et aucun élément positif ne permet d’argumenter l’idée de circulations transalpines au nord du col de Larche. Mais des diffusions de lames de hache en éclogites vers le nord sont démontrées par les exemplaires de Sion/Planta (n° 821-3) en Valais dont la provenance doit être recherchée soit en Valais (région de Zermatt-Saas), soit en Val d’Aoste, soit en Piémont. Aucun argument n’existant à l’heure actuelle en faveur de l’exploitation des éclogites au Néolithique ancien dans les deux premières régions, nous proposons une provenance piémontaise pour les exemplaires valaisans, soit dans la région d’Alba, soit plus au nord dans la haute plaine du Pô ou de ses affluents à partir de sites encore inconnus.