1.1.3 Le Néolithique moyen II

Au Néolithique moyen II, la rupture perçue dans les décomptes globaux avec une chute de la présence des éclogites (fig. 45) doit être relativisée du fait de fortes disparités entre les régions (fig. 46, carte 28). Dans les Alpes internes, seul le site des Balmes à Sollières (n° 547-1) a fourni des séries étudiables, dans un niveau profond non caractérisé culturellement mais daté par C14 du deuxième quart du IVème millénaire av. J.-C. Les trois lames de hache sont en éclogites, dont une reprise en percutant (pl. 13). Cependant, le rôle prépondérant des éclogites n’est pas à mettre en doute puisque sur le site de la Maddalena à Chiomonte (n° 913-1), le taux d’emploi des éclogites (et des jadéitites) est de 90 % si l’on se fie aux données partielles publiées (l’attribution au Néolithique moyen chasséen de toutes les pièces n’est pas indiquée ; Fozzati et Bertone 1996).

A l’ouest des Alpes, les données sont plus abondantes tant dans les avant-pays savoyards que dans le bassin du Buëch, dans les Préalpes du Sud et en moyenne vallée du Rhône. Dans toutes ces régions dominent les éclogites accompagnées de quelques jadéitites, selon de forts taux qui ne sont jamais inférieurs à 75 %. En Savoie, le site littoral des Marais à Saint-Jorioz sur le lac d’Annecy (n° 626-1 ; pl. 17 à 20) rattaché au Cortaillod a livré une série parfaitement datée de 3783-82 av. J.-C. (date d’abattage des pieux de construction) et entièrement analysée en laboratoire. Sur les onze lames de hache, neuf sont en éclogites, une en jadéitite et une en ultrabasite (serpentinite). Peu éloigné, l’abri de la Vieille Eglise à la Balme-de-Thuy (n° 603-1 ; pl. 14) a livré quatre lames de hache également analysées dans les niveaux du Néolithique moyen, trois en éclogites et une en ultrabasite (une enstatite, roche très rare dans l’outillage poli ; cf. p. 116). Au bord du Rhône, la grotte de la Bressane à Injoux-Génissiat a livré cinq lames de hache en éclogites et une sixième en probable jadéitite (n° 718-1 ; pl. 15). En probable éclogite est également la lame polie de la grotte du Gardon à Ambérieu (n° 702-1 ; pl. 13). Dans les Préalpes et le bassin du Buëch, les éclogites sont seules présentes sur tous les sites attribués au Chasséen récent : deux à Die/Chanqueyras (n° 53-1 ; pl. 22), une dans la grotte d’Agnielles à La Faurie (n° 53-1 ; pl. 21), trois au Trou-Arnaud à Saint-Nazaire-le-Désert (n° 149-1 ; pl. 23), deux sur le site de surface de Saint-Ariès à La Motte-Chalancon (n° 105-2 ; pl. 23). Dans l’abri de la Barthalasse à Sahune, une lame de hache est en jadéitite (n° 139-1 ; pl. 24). En plus de ces sites précisément datés, il convient d’ajouter les sites de surface (non décomptés dans la fig. 44) de la Tuilière à Saléon (n° 357-2), de Tarrin et des Turcs à Orpierre (n° 339-5 et -6) et de Pierreousses à Villebois-les-Pins (n° 185-1) dont l’essentiel du mobilier de pierre taillé renvoie au Chasséen récent (Beeching, comm. orale). Sur le premier site, parmi quinze lames de hache, huit sont en éclogites, une possible ébauche est en glaucophanite et un percutant est façonné sur un fragment de lame de hache en éclogite (pl. 21). A Orpierre/Tarrin, sur 22 lames de hache, 14 sont en éclogites dont trois sont des ébauches, deux autres ébauches étant en roches indéterminées (pl. 88). De plus, sur onze percutants quatre sont en éclogites. La seule lame polie conservée des Turcs à Orpierre est en éclogite (pl. 21), ainsi que l’une des deux lames polies de Pierreousses.

Plus à l’ouest en moyenne vallée du Rhône, les éclogites et quelques jadéitites représentent les trois quarts des roches, mais l’éventail des autres roches est plus étendu (fig. 46). A Montélimar/Gournier, sur cinq lames polies, quatre sont en éclogites et une en jadéitite (n° 95-1 ; pl. 26 et 27) tandis qu’un fragment proximal recueilli en surface sur l’extrémité sud du site est en fibrolite (La Roberte à Châteauneuf-du-Rhône, n° 39-2 ; pl. 27). A Chabrillan/Prairie, deux lames de hache sont en éclogites (n° 29-1 ; pl. 25), à Chabrillan/Saint-Martin 3 une en éclogite (n° 29-2 ; pl. 25). A La Garde-Adhémar/Surel, les trois lames polies de la fosse 537 sont en éclogites (n° 64-1 ; pl. 27). A Soyons/le Malpas, les deux lames de hache sont en éclogites (n° 236-3 ; pl. 29) tandis que sur le site contigu de Soyons/Serre de Guercy, les deux pièces sont en roches indéterminées mais non des éclogites (n° 236-5 ; pl. 29). Parmi les ramassages de surface sur le site de La Treille à Portes-en-Valdaine, trois lames de hache sont en éclogites et une en roche non identifiée (n° 121-1 ; pl. 24). Une probable lame de hache en glaucophanite utilisée comme percutant est identifiée aux Daillers à Montségur-sur-Lauzon (n° 104-2 ; pl. 27). Aux Granges-Gontardes/Logis-de-Berre, une lame polie est en serpentinite et une autre en roche tendre non identifiée (pl. 27). A la Baume-de-transit/Curnier, une lame polie est en éclogite, une autre en roche indéterminée (n° 13-2 ; pl. 24). A cette série nous pouvons ajouter les deux lames de hache découvertes dans des niveaux moins bien positionnés mais rattachables au Néolithique moyen sur le site de La Garde-Adhémar/Surel, une en éclogite, une en glaucophanite (n° 64-1 ; pl. 28), et les deux pièces du site de Vienne/Estressin, une en fibrolite, une en roche indéterminée (n° 546-1 ; pl. 29). Mentionnons de plus, pour l’Ardèche, une lame polie en éclogite dans la grotte de Saint-Marcel à Bidon (n° 206-1 ; pl. 30) et une autre en roche indéterminée dans la grotte de Peyroche II à Saint-Alban-Auriolles (n° 217-1 ; pl. 30).

En moyenne vallée du Rhône, la diversité des roches identifiées peut être expliquée par deux facteurs complémentaires : d’une part, un effet statistique (21 pièces identifiées) joue en faveur de la reconnaissance de roches peu employées, mais cet effet ne vaut pas pour la Savoie et pour le Valais (infra) où le nombre de lames polies identifiées est plus important. Une deuxième explication est donc l’existence d’une véritable diversité intrinsèque à la région, qui est parfaitement intégrée aux circulations d’éclogites piémontaises mais qui reçoit en faible quantité des roches polies d’autres secteurs de production : glaucophanites (et peut-être serpentinites) de la basse Durance venues par la vallée du Rhône au sud, fibrolites descendues des hautes terres du Massif Central (cf. p. 132), ainsi que des roches indéterminées peut-être de provenance locale.

Nous avons présenté les régions où les éclogites dominent largement les productions de lames de hache au Néolithique moyen II. Toute autre est la situation du Valais où domine une production régionale non diffusée, en roches non identifiées mais fortement individualisées dénommées en terme d’attente roches «valaisannes» (fig. 46 ; cf. p. 131). Un lieu de production est identifié sur le site de Saint-Léonard/Sur le Grand Pré (n° 815-2) où en écartant les déchets de fabrication, nous décomptons 32 lames polies achevées et ébauches en roches «valaisannes» pour sept lames polies achevées en éclogites et douze en roches indéterminées, dont trois en possibles ultrabasites (pl. 11 et 12). Sur le site proche de Savièse/La Soie (n° 817-1), la couche 5 du Néolithique moyen II rattachée au Cortaillod type Saint-Léonard a livré huit pièces dont deux en roches «valaisannes» et six indéterminées, dont trois en possibles ultrabasites (pl. 9). A Rarogne/Heidnischbühl, sur quatre lames de hache, deux sont en roches «valaisannes» et deux sont indéterminées (une, voire les deux, en possible ultrabasite ; pl. 10). A Saint-Léonard/les Bâtiments (n° 815-1), chacune des trois cistes funéraires fouillées contenait une lame de hache, dont deux en éclogites et une indéterminée (pl. 10). De plus, une des tombes Chamblandes de Heh Hischi à Brig-Glis (n° 806-1) a livré une lame de hache polie en roche indéterminée. Au total, dans le Valais seules 20 % des lames de hache sont en éclogites, toutes les autres sont en roches «valaisannes», sans compter les indéterminées dont une bonne partie doit appartenir à la famille des ultrabasites (serpentinites), toutes roches faciles à se procurer dans la vallée ou dans les reliefs proches. Comme pour les périodes précédantes, aucun indice ne permet d’attester l’exploitation des affleurements d’éclogites valaisannes. Une alternative sérieuse est donc de voir dans ces roches, comme pour le versant français des Alpes, le résultat de circulations à longue distance à travers les reliefs transalpins.

Le contraste entre l’emploi des roches en Valais et en Savoie est frappant, et rejoint le constat établi au chapitre 2 sur l’opposition générale entre ces deux régions du point de vue pétrographique (cartes 12, 15 et 18). Les rives du Léman pourraient apporter d’utiles précisions sur les régions intermédiaires, mais nous n’avons pas pu avoir accès aux résultats des analyses pétrographiques inédites réalisées sur le seul site pour lequel le mobilier poli puisse être daté avec précision, Corsier-Port (n° 802-1).

Le Val d’Aoste présente une situation délicate à interpréter pour deux raisons. D’une part, seuls deux sites ont livré des lames de hache dans des contextes rattachables sans certitude aucune au Néolithique moyen II (phase Chassey-Lagozza ; Mezzena 1997) : des ramassages de surface à Saint-Pierre/Châtelet (n° 905-1 ; pl. 8) et la couche 3b du site de Villeneuve/Champ Rotard, postérieure à une nécropole de type Chamblandes mais dont l’homogénéité n’est pas assurée (n° 906-1 ; pl. 8). D’autre part, les quatre lames polies et fragments qui en proviennent sont constitués de roches indéterminées qui ne sont pas des éclogites et qui à l’oeil nu semblent assez proches des roches «valaisannes» sans que l’on puisse pour autant les y rattacher. Il est donc probable que des productions en roches régionales différentes des éclogites soient à découvrir en Val d’Aoste et que cette vallée connaisse une évolution comparable au Valais pour la gestion des matériaux en roches tenaces.

In fine, il apparaît que les diffusions d’éclogites accompagnées de quelques jadéitites ne connaissent aucun fléchissement au Néolithique moyen II pour ce qui concerne les courants transalpins dirigés du Piémont vers les Alpes et Préalpes françaises, jusqu’en moyenne vallée du Rhône. Bien que les sites documentés pour cette période soient rares en Piémont alpin et dans les Alpes internes françaises, la présence massive des éclogites (plus des trois quarts) dans les avant-pays savoyards, dans les Préalpes du Sud et en moyenne vallée du Rhône démontre la force des diffusions de ces roches couramment employées à 200 km de leurs sources (fig. 46). Ce constat est en concordance avec les données établies en Provence et en Languedoc oriental où le Néolithique moyen (au sens large) est la période de plus grande diffusion des éclogites de Ligurie, y compris à l’ouest du Rhône. Le fleuve joue cependant un rôle de filtre puisque au-delà les éclogites ne représentent jamais plus de la moitié des lames de hache d’un site, tandis qu’en deçà elles peuvent aisément constituer plus des trois quarts des lames polies (Ricq-de Bouard 1996, p. 155-167). Nous établissons le même constat pour la moyenne vallée du Rhône, et bien que les données manquent en Ardèche pour vérifier le rôle de filtre joué par le Rhône, la chute du pourcentage des éclogites y a été reconnue pour l’ensemble des lames de hache recensées (carte 12). Un autre indice est la présence de lames de hache en fibrolite attribuées au Néolithique moyen, dont une (La Roberte) en contexte Chasséen récent, qui témoignent d’une certaine perméabilité de la moyenne vallée du Rhône aux diffusions issues de la bordure orientale du Massif Central. A contrario, le Valais et peut-être le Val d’Aoste se dissocient du Piémont et des Alpes françaises et montrent pour les sites documentés une économie des matières premières où les roches régionales tiennent la plus grande place. Les éclogites peut-être importées du Piémont ne jouent qu’un rôle d’appoint dans les assemblages pétrographiques.