Nous avons mis en évidence au chapitre 2 l’emploi sur les rives méridionales du Léman d’une panoplie de roches métamorphiques alpines où les éclogites tiennent une place qui n’est jamais prépondérante (cartes 12 et 15). Au vu des variations chronologiques dans l’emploi des roches tenaces pour toutes les régions des Alpes occidentales (supra), il serait du plus grand intérêt de savoir si de telles variations ont lieu sur le Léman. Malheureusement, les séries abondantes recueillies sur les sites littoraux au siècle dernier ou plus récemment lors de prospections et sondages sont très rarement datées. A notre connaissance, les seules séries datées avec mobilier poli conservé sont celles de Corsier/Port issues des travaux de P. Corboud, où deux occupations Cortaillod et Néolithique final type Auvernier sont clairement distinctes (n° 802-1), et celles provenant des travaux d’A. Marguet à Messery/Crozette (n° 619-1 pl. 34) datées du Néolithique final136. Mais pour la première, les analyses pétrographiques réalisées sont inédites et non communiquées, et pour la seconde, elles se réduisent à deux lames de hache (supra). Néanmoins, il nous parait nécessaire de présenter de manière détaillée l’ensemble des données disponibles pour le Léman, dans la mesure où il s’agit de séries provenant d’habitats littoraux, souvent nombreuses ou du moins non anecdotiques, et du fait qu’A. Marguet a fait réaliser des déterminations pétrographiques en laboratoire de l’ensemble des pièces issues de ses travaux, donnant ainsi pour les sites de Messery/Crozette (n° 619-1 ; pl. 34), Anthy-sur-Léman/Séchex (n° 602-1 ; pl. 60 à 66), Thonon-les-Bains/A Corzent (n° 632-1 ; pl. 77 à 79) et Chens-sur-Léman/Beauregard 3 (n° 607-1 ; pl. 68) des référentiels appréciables. Nous ajoutons dans cette présentation les collections anciennes provenant des sites de Chens-sur-Léman/Tougues (n° 607-2 ; pl. 69) et Excenevez (n° 610), étudiées à l’oeil nu, et des séries pléthoriques issues des pêches aux antiquités dans la baie de Genève au XIXème siècle que nous avons observées de manière globale : Bellevue (n° 801-1 ; pl. 57 à 59) et Genève/les Eaux Vives (n° 803-1 ; pl. 70 à 76). Mais la difficulté de lecture des surfaces due à la présence de patines lacustres, de dépôts alguaires ou d’encroûtements calcaires sur les surfaces des objets, ou au contraire à l’érosion des surfaces, rend difficile toute détermination à l’oeil nu, d’autant plus que la grande majorité des roches ne sont pas comparables à celles habituellement rencontrées dans les Alpes occidentales.
La question principale est de cerner d’éventuelles variations entre sites dans l’emploi des roches qui pourraient signer des variations chronologiques. Une rapide sériation des six sites aux données fiables met effectivement en évidence de fortes variations dans les roches employées (fig. 44 et 47). Celle qui nous intéresse tout d’abord est le taux de présence des éclogites : plus de 80 % des pièces déterminées à Chens/Tougues, mais la moitié des 27 lames de hache du site sont indéterminées, ce qui peut fausser les statistiques. A Anthy/Séchex et à Thonon/Corzent, elles représentent respectivement un tiers et la moitié des lames de hache (avec les jadéitites), alors qu’à Excenevez, elles sont présentes à hauteur de 20 %. Les éclogites sont absentes à Chens/Beauregard 3. Les éclogites sont également présentes à Messery/Crozette (une sur deux), sur les sites mal cernés de Thonon/rives et Sciez/Coudrée (deux cas), ainsi qu’en exemplaires isolés à Messery, Thonon, Nernier (deux cas). Nous en avons identifié sur les sites de Bellevue et de Genève/Eaux Vives. La présence des éclogites sur les rives méridionales du Léman n’implique pas forcément leur circulation à partir des Alpes internes, puisque qu’elles existent dans les dépôts morainiques du bassin lémanique. L’ébauche double en jadéitite de Lugrin, à l’est de la concentration de sites de la rive sud (carte 24, n° 616), démontre la mise à profit des galets morainiques y compris pour ces roches ; la présence de trois ébauches en éclogites brisées en cours de bouchardage sur le site des Eaux Vives (pl. 70 et 72) appuie l’idée de productions sur supports locaux dans la mesure où l’une d’elles présente une plage de poli naturel de galet137 (pl. 70 n° 2). Les autres roches connaissent des variations d’un site à l’autre, mais les ultrabasites (serpentinites et chloritites) sont toujours présentes en bonne place. Plus rares sont les glaucophanites, les métabasites épizonales, mésozonales ou autres. Toutes ces roches sont de provenance lémanique, attestée par la présence de néo-cortex de galet, ce qui permet de conclure que les seules roches non locales employées sur les sites du Léman ont de bonnes chances d’être les métapélites vosgiennes (infra). Mais il n’est pas exclu que parmi les éclogites, certaines aient subi des transports humains depuis les Alpes internes, puisque dans les individus analysés par D. Santallier, les minéraux caractéristiques des éclogites alpines du Valais -donc des moraines lémaniques- n’ont pas été identifiés (cf. p. 125).
Le cas des métapélites vosgiennes est plus facile à appréhender (carte 16). Elles apparaissent à Bellevue (une pièce), Eaux Vives (une pièce), à Anthy/Séchex (deux cas, pl. 60), peut-être à Thonon/Rives (deux cas ?) ainsi que sur plusieurs sites de Morges sur la rive nord du lac (huit pièces dans les collections anciennes du Musée de Lausanne). Aucun site ne permet de datation extrinsèque, mais les travaux menés sur les productions et les diffusions des carrières sous-vosgiennes montrent un apogée des diffusions au Néolithique moyen II (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995), et plus particulièrement pour les grandes lames de hache de section quadrangulaire polies dont l’exemplaire d’Anthy/Séchex est une bonne illustration (pl. 60 n° 2). Nous pouvons donc considérer avec quelque sûreté que l’ensemble des apports de lames polies en métapélites dans le bassin lémanique est datable du Cortaillod, ce qui permet de postuler l’existence de cette phase d’occupation sur les sites concernés.
Les variations observées dans l’emploi des roches sont difficiles à interpréter en termes chronologiques. La comparaison avec les régions environnantes est risquée dans la mesure où les évolutions sont différentes entre la Savoie et le Valais. Les variations dans le taux de présence des éclogites peuvent être vues soit comme un effet de la présence d’occupations du Néolithique moyen II à forte proportion d’éclogites (Anthy/Séchex, Thonon/Corzent, Excenevez et surtout Chens/Tougues) soit comme la dépendance encore forte des sites vis à vis des diffusions d’éclogites piémontaises au Néolithique final comme dans les avant-pays savoyards. La première hypothèse nous semble plus recevable en particulier pour Anthy/Séchex où les lames de hache en métapélites vosgiennes sont à rattacher au Néolithique moyen II, et où les meules sont de typologie Cortaillod (A. Marguet, comm. orale). Nous aurions donc bien, mais cela demeure une hypothèse de travail, une variété de situation avec des sites surtout occupés au Néolithique moyen II (Chens/Tougues), d’autres où Néolithique moyen II et Néolithique final sont présents (Anthy/Séchex, Thonon/Corzent, Bellevue, Eaux Vives) et d’autres plus franchement attribuables au Néolithique final (Excenevez, Chens/Beauregard 3) où les éclogites jouent un rôle faible ou nul.
Lors de la première publication des analyses, nous avons attribué le site de Chens-sur-Léman/Beauregard 3 au début du Néolithique final (Thirault, Santallier et Véra 1999, p. 279). Après vérification auprès d’A. Marguet, il apparaît qu’il y a eu confusion de notre part entre deux sites néolithiques situés sur la commune de Chens-sur-Léman : Beauregard 1, près du rivage avec des pieux datés par dendrochronologie du 31ème siècle av. J.-C., mais sans couche archéologique ni mobilier conservés, et Beauregard 3 qui correspond sans doute au site mentionné par Costa de Beauregard au XIXème siècle où ont été recueillis quelques tessons indistincts, des silex et la série de lames de hache étudiée, mais sans aucun pieu conservé. La série de Beauregard 3 n’est donc pas datable.
Néanmoins, il s’agit d’une identification à l’oeil nu, et l’origine de cette éclogite (paléozoïque ou alpine s. géol.) ne peut être établie.