1.2.2 Le sciage

Nous avons montré que le sciage est une technique liée sans aucun doute aux cultures de la Suisse (cf. p. 183-188). Le nord des Alpes s’oppose au sud des reliefs puisqu’en Italie du Nord, le sciage est une technique inconnue dans les sites de production sur éclogites de Ligurie et du Piémont non-alpin. Le sciage des roches tenaces est attesté sur le Plateau suisse dès le Néolithique moyen I dans la culture d’Egolzwil (habitat d’Egolzwil 3 ; Wyss 1994) et est largement employé au Néolithique moyen II en Suisse occidentale sur les sites Cortaillod, en particulier sur les habitats littoraux des Trois Lacs, tels Twann (Willms 1980), Auvernier/Port (Buret 1983) et Hauterive-Champréveyres (Burri, Joye et alii 1987). Dans cette région, le sciage n’est au contraire plus guère employé au Néolithique final, comme le montrent les sites d’Auvernier/Brise-Lames (Buret 1983, ibid.) et de Vinelz/Hafen (Winiger 1991) attribués au Lüscherz, alors qu’il est couramment mis en oeuvre dans le Horgen de Suisse orientale (Itten 1970).

Dans notre région d’étude, le sciage apparaît au Néolithique moyen II dans deux régions proches du Plateau suisse : en Valais et en Savoie (carte 21). En Valais, il constitue la technique de débitage et de façonnage préférentielle des roches «valaisannes», attestée dans le Cortaillod type Saint-Léonard en grand nombre sur le site éponyme (n° 815-2) où ont été retrouvées ébauches, déchets de sciage et lames de hache achevées, mais également à Savièse/la Soie, couche 5 (n° 817-1), où une lame polie en roche «valaisanne» et une autre en roche indéterminée portent les stigmates du sciage (pl. 8 n° 4 et 9 n° 4), et sur le site de Bramois où des plaquettes de sciage accompagnent les lames de hache (n° 805-1). En Savoie, deux sites rattachés au Cortaillod ont livré des lames de hache travaillées par sciage : à l’abri de la Vieille Eglise à la Balme-de-Thuy, une pièce en éclogite (n° 603-1 ; pl. 14 n° 3) ; dans la grotte de la Bressane à Injoux-Génissiat (n° 718-1), deux exemplaires, une lame de hache en éclogite réutilisée en percutant (pl. 15 n° 3), et un fragment d’ébauche en probable jadéitite (pl. 15 n° 1). Le recours au sciage en Savoie pour débiter des ébauches en éclogite ou en jadéitite est surprenant si l’on considère que les roches sont de provenance piémontaise ou valdôtaine, régions où le sciage n’est pas attesté pour les roches tenaces au Néolithique moyen II. Mais les sites concernés sont rattachés culturellement au Cortaillod du Plateau suisse où le sciage est d’emploi fréquent (supra). Il est donc probable que les trois exemplaires recensés en Savoie soient en fait des lames polies transalpines reprises par sciage suite à des cassures accidentelles.

Durant le Néolithique final, l’emploi du sciage connaît un net développement dans les Alpes occidentales et le bassin du Rhône. En Valais, un fragment de lame polie sciée provient du MXII de la nécropole du Petit-Chasseur à Sion (n° 821-1). Dans les Alpes internes, la technique est employée sur le site de production de Balm’Chanto à Roreto où ébauches et déchets sciés en éclogite attestent du travail sur place (n° 922-1 ; cf. p. 214). Avec des effectifs moindres (trois pièces), les mêmes déchets de sciage en éclogites se retrouvent aux Balmes de Sollières, accompagnés d’une moitié distale de lame de hache travaillée par sciage (n° 547-1 ; cf. p. 215 ; pl. 34 et 35). Dans les avant-pays savoyards, une ébauche en éclogite et deux percutants portant des traces de sciage proviennent du site d’Annecy-le-Vieux/Petit-Port (n° 601-1 ; pl. 45 n° 3). En Bugey, quatre pièces du site de Géovreissiat/Derrière le Château sont sciées, dont une éclogite (n° 717-1 ; pl. 41 et 42). Plus au sud en Dauphiné, une lame polie en éclogite du site des Baigneurs à Charavines est travaillée par sciage (n° 407-1 ; pl. 45 n° 5), de même qu’une grande lame polie aujourd’hui perdue provenant du lac d’Aiguebelette (n° 501 ; Rey 1999, pl. 121). En moyenne vallée du Rhône, deux lames de hache en éclogites datées du Néolithique final portent des traces de sciage, une pièce entière à Payre III au Pouzin (n° 222-1 ; pl. 49) et un fragment provenant du Pâtis 2 à Montboucher-sur-Jabron (n° 91-1 ; pl. 50).

En plus de ces sites datés, des lames polies façonnées par sciage sont attestées sur les rives méridionales du Léman à Bellevue (n° 801-1), Eaux Vives (n° 802-1), Anthy/Séchex (n° 602-1 ; une en ultrabasite, pl. 65), Thonon/Corzent (n° 632-1 ; trois en éclogites et jadéitite, pl. 77 et 79), Chens/Tougues (n° 602-1 ; un cas, pl. 69), Lugrin (n° 616 ; ébauche double en jadéitite décrite p. 186 ; pl. 151 et 152) ; en Savoie à Saint-Alban-Leysse/Saint-Saturnin (n° 531-1 ; deux éclogites, pl. 82), à Virignin/Batteries Basse (n° 738-1 ; une éclogite, pl. 80), dans le Sillon alpin à Vif/Saint-Loup (n° 457-1 ; une éclogite, pl. 84), dans la vallée du Buëch à Sigottier/Plaine (n° 362-3 ; un cas, pl. 92), dans le Diois à Menglon/Terres Blanches (n° 84-2 ; trois fragments perdus : Müller 1930, p. 11).

L’emploi du sciage est lié à des traditions techniques qui ont peu à voir avec un quelconque déterminisme de la matière première, comme nous l’avons déjà exposé (cf. p. 142). Au Néolithique moyen II, il est l’apanage des différents groupes du Cortaillod, sur le Plateau suisse, en Valais (Cortaillod type Saint-Léonard) et en Savoie. Au Néolithique final, le sciage est adopté par les fabricants de lames de hache des vallées alpines du Nord-Piémont, alors qu’il demeure inconnu plus au sud dans les plaines du Piémont et en Ligurie. Dans cette optique, la pièce inachevée en éclogite retrouvée isolée près d’Embrun (n° 315 ; cf. p. 184 ; pl. 153) dans la haute vallée de la Durance pourrait être un indice de l’emploi de cette technique également dans les vallées alpines du Sud-Piémont. Retrouver des lames de hache sciées dans le bassin du Buëch, dans les Préalpes du sud et en moyenne vallée du Rhône s’explique alors par cette mutation technique à la source durant le Néolithique final (carte 21) et s’insère parfaitement dans les courants de circulation des éclogites reconnus de l’est vers l’ouest (carte 18). Si l’ampleur de l’emploi du sciage au Néolithique final est encore difficile à apprécier (et ce d’autant plus que les stigmates sont le plus souvent effacés par les façonnages ultérieurs) et sans doute relativement faible, il est par contre probable que l’ensemble des reliefs alpins occidentaux soient touchés, et par conséquence les régions vers l’ouest alimentées en éclogites par le Piémont. Une distinction technique s’opère donc entre les reliefs alpins qui adoptent le sciage et la plaine padane, les Apennins et la Ligurie qui ne l’adoptent pas.