1.3 Datation des sites de production

1.3.1 Les productions en éclogites et en jadéitites

Dans les Apennins liguro-piémontais, dans le Sud du Piémont et de la Lombardie, des sites recelant de nombreuses ébauches et pièces techniques diverses sont attestés dès le Néolithique ancien : Brignano Frascata dans la vallée du Curone sur le versant nord des Apennins est clairement attribué au groupe de Vhò (D’Amico et Starnini 1996 ; Zamagni 1996d) ; aux Arene Candide en Ligurie, la production n’est pas réalisée sur place dans les niveaux Impressa mais des pièces inachevées sont présentes (Starnini et Voytek 1997b). Au Néolithique moyen I, les sites de Gaione/Case Catena près de Parme (Bernabò Brea, D’Amico et alii 1996), de Rocca di Cavour au pied des Alpes (Zamagni 1996a) et des Arene Candide (niveaux V.B.Q. ; Starnini et Voytek 1997b) attestent la présence de lieux de fabrication spécifiques, tandis que d’autres sites ne présentent que des pièces achevées, souvent en faible nombre (Venturino-Gambari 1996). Les centaines d’ébauches, fragments et pièces techniques recensées autour d’Alba sur le Tanaro (Venturino-Gambari et Zamagni 1996a), à Rivanazzano sur le Staffora, proche de Brignano Frascata (Mannoni, Starnini et Simone Zopfi 1996), et les points de découverte sur le Monte Savino dans les Apennins (Garibaldi, Isetti et Rossi 1996b) sont plus difficiles à dater mais selon les auteurs, doivent être rapportés au Neolitico antico et/ou medio, soit le Néolithique ancien ou moyen I selon notre terminologie. Pour les périodes plus récentes, les données concernant les sites de production de lames de hache font défaut en Italie du Nord, situation liée pour partie à la délocalisation de nombreux sites qui cessent d’être occupés à partir du Neolitico recente/finale, soit le Néolithique moyen II de notre terminologie (Bagolini 1980 ; Venturino-Gambari 1996).

Dans notre zone d’étude, très peu de données fiables sont acquises sur la datation des sites de production et plus largement des sites de travail des roches alpines, en particulier pour ce qui concerne les éclogites. Afin de tenter néanmoins de déceler des régularités chronologiques, nous avons réalisé une sériation, région par région, des sites décrits précédemment (cf. p. 211-229, fig. 32) en distinguant les sites de production de lames de hache neuves de ceux où ne sont démontrés que le travail d’entretien, de refaçonnage de pièces cassées (fig. 51 ; carte 24). Pour chaque site sont indiquées les différentes périodes d’occupation reconnues dans le mobilier céramique et lithique taillé ; lorsqu’une seule période est attestée, les cases sont grisées plus fortement. La sériation obtenue est de prime abord assez décourageante, mais son analyse détaillée permet néanmoins d’établir des faits.

Figure 51. Lames de hache. Sériation chronologique des sites de production et des sites de refaçonnage sur la base des périodes d’occupation reconnues d’après le mobilier céramique et lithique. Cf. annexe 2 pour les descriptifs de sites. En gris sombre, périodes d’occupations principales ; en gris clair, périodes d’occupations attestées mais non dominantes.
Sites de production des lames de hache
périodes d’occupation attestées
n° site Nb. de pièces Néo. ancien Néo. moyen I Néo. moyen II Néo. final
Vallées alpines italiennes
Vaie / Rumiano 928-1 12
Rocca di Cavour 911-1 106
Chiomonte / La Maddalena 913-1 nombreuses
Roreto / Balm’Chanto 922-1 24
Vallées intra-alpines françaises
Sollières / Les Balmes 547-1 7
Sillon Alpin
St-Alban-Leysse / St-Saturnin 531-1 45
Vif / St-Loup 457-1 13
Avant-pays savoyards et dauphinois
Injoux-Génissiat / La Bressane 718-1 6
St-Jorioz / Les Marais 626-1 11
Annecy-le-Vieux / Le Petit-Port 601-1 9
Vallée du Buëch
Sigottier / La Plaine 362-3 100
Sigottier / Le Forest 362-2 64
Chabestan / La Chaumiane 311-1 36
Orpierre / Tarrin 339-5 42
Saléon / La Tuilière 357-2 16
Orpierre / Les Parayes 339-4 3
Orpierre / Le Mian 339-3 7
Diois
Menglon / Les Terres Blanches 84-2 330
Recoubeau / Les Clapiers A 126-1 9
Recoubeau / Les Clapiers K 126-1 3
Recoubeau / Les Clapiers B 126-1 1
Possible site de production
Préalpes du Sud (Drôme et Hautes-Alpes)
La Motte-Chalancon / St-Ariès 105-2 2
Sites de refaçonnage des lames polies
n° site Néo. ancien Néo. moyen I Néo. moyen II Néo. final
Avant-pays savoyards et dauphinois
La Balme / La Grande Gave 507-1 4
Vallée du Buëch
Le Bersac / Clavelas 309-2 1
Le Bersac / Serre-Muret 309-3 4
Lagrand / La Berche 327-1 8
Diois
Recoubeau / Vallieu 1 126-2 3
Préalpes du Sud (Drôme et Hautes-Alpes)
Etoile / Pierrefeu 319-1 1
Epine / col de La Saulce 317-1 3
Moyenne vallée du Rhône
La Garde-Adhémar / Surel 64-1 6
St-Uze / Plateau Raverre 155-1 13
Montélimar / Gournier 95-1 5

Deux phases sont à distinguer : une phase ancienne incluant le Néolithique ancien et moyen I où les sites potentiellement producteurs sont peu nombreux (sept et huit), et une phase récente où ils deviennent plus abondants avec des sites datés de manière plus sûre (14 au Néolithique moyen II et au Néolithique final). Une dichotomie semblable est perceptible pour les sites où sont attestées des réfections de lames de hache en éclogites (un et quatre sites pour la phase ancienne contre huit et sept sites pour la phase récente). Pour le Néolithique ancien, sept sites attestant de la fabrication peuvent avoir été occupés (cartes 25 et 26). Dans la basse vallée de Suse en Piémont, le site de Vaie/Rumiano (n° 928-1) pose un problème de datation : le mobilier céramique, de découverte ancienne, est attribué soit au Néolithique ancien de type Impressa (Bagolini et Biagi 1977a) soit au Néolithique final (Bertone et Fozzati 1998). Il nous semble que la première proposition soit plus recevable, et l’examen des objets en roche tenace appuie l’idée d’une datation haute, puisque tous sont longuement travaillés par bouchardage pour façonner des sections ovalaires de type A (pl. 55). Il s’agirait donc, dans cette hypothèse, d’un site de travail à la fois très ancien et placé de plain-pied dans les vallées alpines, à une vingtaine de kilomètres tout au plus des affleurements primaires d’éclogites des Alpes piémontaises. Le fait peu surprendre mais est parfaitement compatible avec les progrès des découvertes récentes en Piémont qui montrent une implantation du Néolithique ancien non négligeable dans la plaine avec la mise en évidence d’un faciès culturel original au sein du Neolitico antico padano, dit groupe d’Alba (Venturino Gambari 1998). Rappelons que le site repère d’Alba qui produit des lames de hache en éclogites dès le Néolithique ancien est situé à 70 km environ au sud-est de Vaie (carte 26). Sur le versant français des Alpes, deux concentrations de sites occupés au Néolithique ancien peuvent avoir produit des lames de hache (carte 25) : la confluence Bès-Drôme dans le Diois avec Menglon/Terres Blanches (n° 84-2 ; pl. 97 à 99), Recoubeau/Clapiers A, B et K (n° 126-1 ; pl. 101 et 102), et le secteur de Sigottier dans la vallée du Buëch avec les sites de la Plaine (n° 362-3 ; pl. 92 et 93) et Le Forest (n° 362-2 ; pl. 89 à 91). Tous sont des sites à occupations multiples, en particulier ceux de Sigottier et de Menglon qui sont occupés durant toute la durée du Néolithique. Aucune conclusion sûre n’est donc possible quant à la production de lames de hache en éclogites dans ce secteur au Néolithique ancien. Relevons cependant que les lames de hache sont bien attestées dans les sites proches attribués au Cardial dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres (carte 25) : Lus/les Corréardes (n° 79-1 ; pl. 2), Chauvac/abri Baron (n° 41-1), La Motte-Chalancon/Plateau du Rif (n° 105-1 ; pl. 1) et peut-être Mônetier-Allemont/Tuilerie Pelloux (n° 332-1).

Un tel flou dans les datations de sites producteurs est la règle pour le Néolithique moyen I (carte 27), à l’exception de Rocca di Cavour déjà cité en Piémont alpin (n° 911-1 ; pl. 4), qui représente le seul site de fabrication formellement daté pour cette période. Son implantation est en parfaite concordance avec le mouvement d’occupation du sol au V.B.Q. dans les vallées alpines (sites de Borgone di Susa/San Valeriano, Pont Canavese/Santa Maria, Montalto Dora ; Venturino Gambari 1998). Dans la vallée du Buëch seul Sigottier/la Plaine est occupé ainsi que dans le Diois, Menglon/Terres Blanches et Recoubeau/Clapiers points A et K (carte 25). Là encore, la preuve de la contemporanéité du travail des roches tenaces sur ces sites ne peut être apportée, mais l’occupation de Recoubeau/Clapiers A est rapportée uniquement au Néolithique ancien/moyen I : il est donc très probable, sous réserve de mélanges toujours possibles sur des ramassages de surface, que les neuf pièces en roches tenaces, dont trois ébauches en éclogites en cours de bouchardage et deux lames polies en cours de réfection (pl. 101), appartiennent à cette période, ce qui fournit un point de démonstration important pour établir la mise en place de sites de production en éclogite en-dehors des Alpes internes au plus tard au Néolithique moyen I. Cette constatation peut être étendue sous forme d’hypothèse pour les sites de production sur éclogites à occupations multiples dans le Néolithique moyen et final qui sont occupés pour la première fois au Néolithique moyen I : à Vif/Saint-Loup, dont les relations directes avec la plaine padane sont antérieures au V.B.Q. (n° 457-1 ; pl. 83 et 84 ; cf. p. 80), à Saint-Alban-Leysse/Saint-Saturnin (n° 531-1 ; pl. 81 à 83) et à Injoux-Génissiat/grotte de la Bressane (n° 718-1 ; pl. 15). Il en va de même pour les sites où ne sont attestés que le travail de refaçonnage des lames de hache en éclogites : Recoubeau/Vallieu 1 (déjà occupé au Néolithique ancien) situé à quelques centaines de mètres des sites de Menglon/Terres Blanches et de Recoubeau/Clapiers, La Balme/Grande Gave dans le défilé de Pierre-Châtel en Savoie (n° 407-2 ; pl. 80) et, en moyenne vallée du Rhône, les sites de Saint-Uze/plateau Raverre (n° 155-1 ; pl. 106) et La Garde-Adhémar/Surel (n° 64-1 ; pl. 28) : pour le premier, l’occupation principale est rapportée au Néolithique moyen I (style Saint-Uze) mais nous avons vu plus haut qu’une lame de hache de la série hors stratigraphie présente les facettes de polissages typiques du Néolithique final, ce qui jette le doute sur l’homogénéité de la série. Sur le deuxième site, les objets en cause proviennent de décapages dans des niveaux d’occupation attribués de manière sûre au Néolithique moyen au sens large.

Le Néolithique moyen II connaît quasiment un doublement des sites occupés où la production de lames de hache en éclogite est attestée, et pour cinq d’entre eux, la datation semble certaine (cartes 25 et 28). Dans les Alpes internes, le site de Chiomonte/la Maddalena est attribué au Chasséen (n° 913-1), et bien que les données disponibles soient partielles, la production de lames de hache en éclogites y est attestée (Fozzati et Bertone 1996). Dans la vallée du Buëch, six sites sont occupés, dont cinq nouveaux : Sigottier/le Forest (déjà occupé au Néolithique ancien mais pas au Néolithique moyen I ; n° 362-2), Chabestan/Chaumiane (n° 311-1 ; pl. 86), Orpierre/Tarrin et Les Parayes (n° 339-5 et 4 ; pl. 88) et Saléon/la Tuilière (n° 357-2 ; pl. 21). Tous sauf le dernier sont également occupés au Néolithique final mais aucun, sauf Sigottier/la Plaine, ne l’est antérieurement, en l’état actuel des connaissances. De plus, Orpierre/Tarrin et Saléon/la Tuilière sont occupés principalement durant cette période, si l’on se fie au mobilier lithique taillé. Dans le Diois, les sites de la confluence Bès-Drôme sont occupés, et d’autres points de découverte apparaissent dans les Préalpes environnantes : à la Motte-Chalancon/Saint-Ariès (n° 105-2), une moitié d’ébauche en cours de bouchardage attribuée à un site de surface chasséen est l’indice de l’existence sinon d’un site de production, du moins de diffusion d’ébauches non complètement bouchardées (pl. 23). A ces lieux de fabrication peuvent être ajoutés dans les mêmes régions les sites de refaçonnage du Bersac/Clavelas et Serre-Muret (n° 309-2 et 3 ; pl. 85), de Lagrand/la Berche (n° 327-1), Etoile/Pierrefeu (n° 319-1), occupés sauf le premier également au Néolithique final. Plus à l’ouest, le refaçonnage de lames de hache en éclogites est possible à La Garde-Adhémar/Surel (Néolithique moyen au sens large ; n° 64-1) et à Saint-Uze/plateau Raverre (n° 155-1) ; à Montélimar/Gournier (n° 95-1), une ébauche en cours de refaçonnage est plus sûrement attribuée au Néolithique moyen II (pl. 26). En Savoie et dans le Sillon alpin, nous retrouvons les mêmes sites qu’au Néolithique moyen I et donc les mêmes incertitudes de datation : Saint-Alban-Leysse/Saint-Saturnin, Injoux-Génissiat/la Bressane et Vif/Saint-Loup. S’y ajoute le site bien daté de Saint-Jorioz/les Marais (n° 626-1) au bord du lac d’Annecy où une probable ébauche brisée en cours de bouchardage côtoie une autre reprise sur une moitié distale de lame polie (pl. 17 et 19), ainsi que de manière hypothétique La Balme/Grande Gave (n° 507-1) d’où provient une ébauche bouchardée sur lame polie et deux percutants (pl. 80).

Au Néolithique final, le nombre de sites de façonnage potentiels ne diminue pas (cartes 25 et 29). Dans les Alpes italiennes, seul Roreto/Balm’Chanto documente le travail des roches tenaces (n° 922-1), avec utilisation des éclogites et des serpentinites, en particulier pour des outils peu élaborés sur éclat (pl. 31 et 32). A Sollières/les Balmes (n° 547-1), peu éloigné mais sur le versant français des Alpes, ébauches et percutants attestent le travail sur place en particulier d’éclogites provenant sans doute de faible distance de l’autre côté de la ligne de partage des eaux Maurienne/Val de Suse et de Lanzo (pl. 34 à 36). A Saint-Saturnin, occupé précédemment, le travail des éclogites au Néolithique final trouve un argument sérieux dans la présence d’un et peut-être deux percutants sur fragment de lame polie qui portent des facettes longitudinales. A Vif/Saint-Loup au contraire, le polissage à facette n’est présent que sur deux fragments de lames de hache qui ne sont pas des ébauches (pl. 83 et 84) ; le travail des éclogites au Néolithique final ne peut donc pas y être affirmé. Plus sûre est la série d’Annecy-le-Vieux/Petit-Port dont la datation ne pose pas de problème (n° 601-1 ; pl. 44 et 45). Dans la vallée du Buëch, nous retrouvons les sites déjà occupés au Néolithique moyen (carte 25) : Sigottier/la Plaine et Le Forest, Chabestan/la Chaumiane, Orpierre/Les Parayes et Tarrin. A Orpierre/Tarrin, sur les trois lames de hache présentant des facettes de polissage, deux sont des ébauches brisées en cours de bouchardage et de polissage. Le site d’Orpierre/le Mian dont l’occupation serait à rapporter au seul Néolithique final ne fournit malheureusement aucune pièce attribuable avec certitude à la production de lames de hache. S’y ajoutent les sites avec refaçonnage du Bersac/Serre-Muret, de Lagrand/la Berche, Recoubeau/Vallieu 1, Etoile/Pierrefeu, L’Epine/col de la Saulce et Saint-Uze/plateau Raverre dont aucune pièce ne présente de facettes polies.

La revue détaillée de chaque site n’autorise que peu de certitude, mais nous pouvons retenir comme acquis les points suivants :

  • premières exploitations d’éclogites piémontaises dans la basse vallée de Suse dès le Néolithique ancien (Vaie/Rumiano),

  • dès le Néolithique moyen I, implantation de sites de travail V.B.Q. dans la même région (Rocca di Cavour) et apparition de sites comparables dans le Diois (Recoubeau/Clapiers A) et peut-être à Vif/Saint-Loup où des céramiques Fiorano attestent de contacts transalpins à la transition Néolithique ancien/moyen I,

  • multiplication des implantations sur le versant français au Néolithique moyen II, soit sur des sites déjà occupés antérieurement, soit sur de nouveaux sites mais toujours dans les mêmes secteurs géographiques : cluse de Chambéry, bassin de Grenoble, Diois, vallée du Buëch,

  • maintien de sites de production dans les mêmes régions au Néolithique final, avec des preuves assez solides à Saint-Saturnin et Orpierre/Tarrin.