2.3 Phase 3 : le Néolithique moyen I

La troisième phase proposée (carte 40) correspond au Néolithique moyen I du Sud-Est de la France, postérieur à l’horizon à pichets Fiorano et antérieur à la mise en place du complexe Chasséen récent, c’est-à-dire au Saint-Uze et au Chasséen ancien vrai du bassin du Rhône. En Italie du Nord, il correspond au Neolitico medio II qui voit l’épanouissement du complexe V.B.Q. (style méandro-spiralique). Les dates approximatives seraient à placer du second au troisième quart du Vème millénaire av. J.-C.

Le fait marquant de cette phase est l’implantation importante du V.B.Q dans les Alpes occidentales, en particulier dans les vallées alpines piémontaises et sans doute valdotaine, avec la mise à profit des éclogites régionales (site de Cavour). Le fait transcrit l’intensification de l’intégration des reliefs alpins dans l’économie de diffusion du Néolithique, déjà initiée à la phase précédente. L’influence du V.B.Q dans les Alpes et les Préalpes françaises se marque par la présence de formes céramiques à embouchures quadrangulaires ou quadrilobées en contextes Saint-Uze et Chasséen ancien (Beeching 1999b). Mais il ne s’agit pas d’une identité culturelle stricte puisque l’ensemble des critères du V.B.Q ne se retrouvent pas sur le versant français des Alpes, en particulier les décors céramiques et les pintadere. Par contre, les Alpes et les Préalpes françaises sont alors intégrées à la sphère des producteurs de lames de hache, sans qu’il soit possible, comme à la phase précédante, de déterminer la relation exacte entre les sites de production des deux versants des Alpes. Néanmoins, nous proposons de voir dans l’influence nette du V.B.Q. sur le versant français des Alpes un lien avec la production des lames de hache dont les roches sont sans conteste piémontaises, sans pour autant affirmer qu’il s’agisse d’une seule culture. La reconnaissance récente du style Saint-Uze entièrement étrangère au phylum culturel Chasséen (et de mise en place antérieure ; Beeching, Nicod et alii 1997) mais dont les liens avec le V.B.Q. sont nets (cf. les céramiques du site des Estournelles à Simandres ; Thiériot et Saintot 1999) autorise à s’interroger sur la nature des manifestations culturelles alpines durant cette phase. Il est en effet difficile d’imaginer qu’une dichotomie simple existe entre le Saint-Uze et le V.B.Q. dont les emprises territoriales respectives sont bien supérieures aux reliefs alpins, mais les données de terrain font défaut pour documenter ce qui se passe dans les Alpes internes durant cette période. Dans l’attente, aucun lien de cause à effet ne peut être établi entre les influences V.B.Q. et la présence probable de sites de production de lames de hache dans le Sillon alpin, le Diois et la vallée du Buëch. Relevons cependant que les silex «blonds» provençaux circulent de l’ouest vers l’est en petite quantité en contexte V.B.Q selon des axes établis antérieurement (Arene Candide : Binder 1998).

Cette phase ancienne du Néolithique moyen est également caractérisée par des diffusions importantes de lames de hache en éclogites alpines. Le bassin du Rhône, malgré une documentation peu abondante, est clairement intégré aux productions alpines, que ce soit en moyenne vallée ou dans le Valais. La proximité avec les roches de couleur verte s’exprime également dans cette dernière région par leur emploi pour la réalisation de petits sphéroïdes percés (Savièse/la Soie et Sion/Sous-le-Scex). Mais les diffusions de lames de hache en éclogites alpines sont probablement bien plus importantes puisque c’est à cette phase qu’elles apparaissent au-delà du bassin du Rhône. En Bourgogne orientale, elles sont présentes dans les couches chasséennes du site de Chassey-le-Camp (Ricq-de Bouard 1991) : d’après les analyses de M. Ricq-de Bouard, elles seraient absentes de la couche 10, la plus ancienne, mais apparaîtraient dans les couches postérieures du Chasséen (couches 9 à 7) qui toutes sont à rapporter à un très vieux Chasséen (Thévenot 1976). L’importance croissante des éclogites alpines dans la stratigraphie de Chassey proposée par cet auteur doit néanmoins être relativisée, dans la mesure où la couche 10 n’a livré que trois pièces. Les décomptes sont plus fiables pour les couches 9 (21 pièces) et 8 (14 pièces) qui montrent un pourcentage d’éclogites croissant (14 puis 30 %). Les variations observées ensuite pour les couches 7 (30 % sur sept pièces) et 6 du Néolithique Moyen Bourguignon (20 % sur dix pièces) doivent être considérées avec prudence vu la faiblesse des effectifs. Chassey démontre néanmoins l’apparition de diffusions d’éclogites alpines sur de très longues distances (de l’ordre de 250 km) dans le Néolithique moyen I de Bourgogne, dont l’origine précise est difficile à cerner : M. Ricq-de Bouard écarte sur des critères pétrographiques (cf. p. 123-128) la Suisse occidentale et le haut bassin du Rhône (Valais et moraines afférentes) et propose une origine plus méridionale, en Piémont ou la Ligurie. D’après notre proposition de partition géographique des diffusions d’éclogites alpines (carte 18), ces diffusions en Bourgogne pourraient être d’origine nord-piémontaise ou valdôtaine.

Les données établies à Chassey démontrent l’insertion du site dans un réseau d’approvisionnement complexe puisque qu’en plus des éclogites alpines, les lames de hache sont réalisées sur roches vosgiennes (métapélites des carrières de Plancher-les-Mines) et en basaltes sans doute issus du Massif Central (Ricq-de Bouard 1991), ce qui est important à relever dans la mesure où l’origine du Chasséen ancien de Chassey est plus à rechercher dans cette dernière région où il est bien attesté (Daugas 1986 ; Daugas et Raynal 1991) qu’en vallée du Rhône ou dans les Alpes occidentales où le Chasséen ancien vrai est très rare (Beeching 1995a). De plus, une amphibolite régionale, l’actinolite, est mise à profit dans ces mêmes niveaux. Cette roche se retrouve sur le site de Champ-Villars près de Tournus considéré comme le plus ancien du Néolithique moyen local (Duriaud 1996), site sur lequel les actinolites ont été travaillées (Duriaud, Rajot et Boisseau 1983, et observation personnelle). En Bourgogne orientale, il y donc une contemporanéité (à notre échelle de perception du temps) entre des diffusions de roches exotiques (éclogites piémontaises, métapélites vosgiennes et basaltes du Massif Central) et l’émergence de productions sur roches régionales diffusées sur des distances de l’ordre d’une cinquantaine de kilomètres. Ce fait est un argument fort dans le sens du modèle de périphérisation que nous avons ébauché à partir de l’étude pétrographique (chapitre 2 ; carte 19), où les éclogites alpines jouent le rôle directeur. Dans cette optique, il est significatif de relever que les productions vosgiennes dont l’autonomie et l’évolution propre sont irréfutables connaissent durant cette phase une mutation technique d’importance avec l’adoption -passagère- du bouchardage pour façonner des lames polies de section ovalaire, digression étrangère à la logique technique de travail de ces roches (Pétrequin, Jeudy et Jeunesse 1996). De fait, il semble que le nord du Jura et la Trouée de Belfort connaissent durant cette phase une influence alpine puisque apparaissent en contexte Roëssen ou apparenté des lames de hache triangulaires à section ovalaire en «roches vertes» issues de centres de production alpins ou préalpins (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995). Mais en l’état actuel des données, il est impossible de dire si ces productions sont issues du Piémont, comme probablement celles de Chassey-le-Camp, où si elles sont réalisées en Suisse occidentale où les sites fouillés attestent de productions essentiellement en serpentinites (Egolzwil 3 ; Wyss 1994).

Les diffusions de lames de hache alpines sont donc bien attestées dans le nord-est de la France pour cette période, où elles ont une influence directe sur les productions existantes ou émergentes. Plus à l’ouest, les données objectives sont des plus rares. Dans le Loiret, la nécropole de Malesherbes/La Chaise a livré une lame de hache identifiée comme étant en éclogite, placée comme viatique auprès du corps d’une jeune femme inhumée dans un monument mégalithique (Simonin, Bach et alii 1997). La datation de ce type de monument spécifique à la région placée entre Loire en Seine est attribuée à un faciès ancien du Cerny, le Cerny-Videlles, dont l’enracinement dans le V.S.G. est souligné par les auteurs. Au sud, la mise en place de diffusions en Languedoc oriental, bien établies au Néolithique moyen II (cf. infra) pourrait débuter durant cette phase, si l’on en croit l’exemplaire de la grotte d’Engorner à Villefranche-de-Conflent dans les Pyrénées orientales en contexte Montbolo (Ricq-de Bouard 1996, p. 141-142).

Bien plus à l’ouest, il convient de placer dans la discussion le cas des très longues lames de hache en roches tenaces de la péninsule armoricaine. Ces pièces exceptionnelles que nous avons pu étudier de visu 138 sont datées, d’après leur présence dans les chambres funéraires des tumulus du Mané-er-Hroëck à Locmariaquer, de Tumiac à Arzon et de Saint-Michel à Carnac, dans une phase ancienne du Néolithique moyen placée dans le Vème millénaire av. J.-C. avec une évolution chronologique possible entre monuments mais en tous cas antérieure à l’impact chasséen (Boujot et Cassen 1992 ; Herbaut 1996). Chacun de ces monuments présente un assemblage de mobilier funéraire où les lames de hache tiennent une place prépondérante, sous forme de petites pièces minces en fibrolite bretonne (les plus nombreuses) et de longues lames polies en roches tenaces dont l’appartenance au métamorphisme de haute intensité ne fait aucun doute. Sans entrer dans le détail des analyses typologiques menées par ailleurs (Pétrequin, Cassen et alii 1997), deux types sont perceptibles, les lames de hache très plates, longuement polies, à bords tranchants et section lenticulaire, réalisées le plus souvent en roches de couleur vert clair à blanc, au seins desquelles les jadéitites tiennent sans doute une place de choix (sous réserves d’analyses), et les lames de hache de section ovalaire, longuement bouchardées mais peu polies, en roches vert sombre à noir pour la plupart, dont la caractéristique principale est manifestement la recherche de la plus grande longueur possible (record à 46 cm) au détriment de la régularité et de la symétrie d’ensemble (cf. chapitre 7). Seule la deuxième catégorie nous intéresse ici dans la mesure où elle correspond aux types alpins A1 et A2 prépondérants dans le Néolithique moyen I de notre zone d’étude (fig. 49). Les roches sont difficiles à identifier à l’oeil nu mais nous pouvons confirmer la présence d’éclogites déjà mentionnée antérieurement (Le Roux 1990). La question qui demeure, pour ce type précis, est de savoir s’il s’agit d’éclogites alpines, armoricaines ou du Massif Central. Seules des analyses pétrographiques poussées seraient à même de répondre, mais nous relevons trois faits qui vont dans le sens d’une parenté, sinon d’une provenance commune, avec les productions alpines : la datation, compatible avec les premières diffusions démontrées de lames de hache en dehors du bassin du Rhône ; le morphotype, correspondant aux canons alpins du moment qui montrent de plus une certaine tendance à l’allongement (fig. 50) ; la rareté des éclogites dans les lames polies bretonnes, au profit des métadolérites de Plussulien qui constituent la production dominante de la péninsule armoricaine (Le Roux 1999). En fait, la question de l’origine alpine des très longues lames de hache des tumulus carnacéens ne peut être envisagée que dans le contexte d’ensemble de l’étude de ces tertres démesurés (Boujot et Cassen 1992, 1998). Elles constituent une partie d’assemblages de mobiliers funéraires exceptionnels qui associent biens locaux et biens exotiques (perles, lames de hache, etc.) qui inscrivent ce phénomène carnacéen dans un contexte bien particulier dont l’étude sort de notre propos et dont les recherches en cours feront sans doute prochainement apparaître les parts respectives des composantes armoricaines et exotiques, en particulier alpines. Retenons à titre d’hypothèse de travail la possible composante alpine pour certaines des grandes lames de hache armoricaines qui s’inscrivent sans problème dans le contexte de dynamisme de diffusion du V.B.Q. piémontais et alpin.

Relevons pour conclure que ces diffusions de lames de hache en éclogites durant le Néolithique moyen I en dehors du bassin du Rhône s’inscrivent dans des parcours déjà reconnus pour notre phase 2 à propos des bracelets en roches tenaces. Il y a donc une véritable mise en place de relations dans le long terme, matérialisées par la diffusion d’objets entre le monde alpin et les cultures nord-occidentales, parure dans un premier temps, lames de hache ensuite. De ce point de vue, les Alpes occidentales montrent un dynamisme réel qui se transforme et s’amplifie au fil du temps, et ne se dément pas durant la phase suivante.

Notes
138.

Grâce à l’obligeance de Frédéric Herbaut, il nous a été possible de sortir des vitrines les collections déposées au Musée de la Société Polymatique du Morbihan à Vannes et de les observer directement.