2.4 Phase 4 : le Néolithique moyen II

La phase 4 recouvre en gros la période «classique» du Chasséen bien implanté dans le Sud-Est de la France, ainsi que son extension en Italie du Nord dans le Neolitico recente, soit environ du dernier quart du Vème millénaire au troisième quart du IVème millénaire av. J.-C. (Beeching 1995a ; Bagolini et Barfield 1991 ; Bagolini 1998). Le fait marquant de cette période est l’intensification des productions et des diffusions de lames de hache dans les Alpes occidentales franco-italiennes et au-delà (carte 41).

Du point de vue des productions en éclogites, le Néolithique moyen II est le lieu de profondes modifications qui affectent l’ensemble des Alpes occidentales. Sur le versant piémontais, les sites de production sont inconnus, alors que la délocalisation des sites est un fait général à l’échelle de l’Italie du Nord et induit une connaissance très faible des modalités de production des lames de hache dans l’ensemble de la région (Bagolini 1998). Par contre, le versant français des Alpes voit se développer des sites de production dans l’axe du Sillon alpin, la vallée du Buëch et le Diois : le nombre de sites de production potentiels est multiplié par deux par rapport au Néolithique moyen I et des sites spécifiquement occupés à partir de cette période sont reconnus (Orpierre/Tarrin et Les Parayes, Saléon/la Tuilière ; cf. fig. 51). L’existence de cette ceinture de sites producteurs de lames polies en éclogites, à plus d’une centaine de kilomètres des sources de matières premières les plus proches, est corrélée avec l’usage massif des éclogites et des roches associées dans l’ensemble du bassin rhodanien, Valais excepté. Le Rhône joue tant en Provence qu’en moyenne vallée un rôle de filtre puisque jusqu’à sa rive orientale, au moins une lame de hache sur deux est réalisée en éclogite, tandis qu’au-delà le taux de présence de cette roche chute, en particulier en Languedoc oriental (Ricq-de Bouard 1996).

Ces changements très nets dans la production et la diffusion des lames de hache en éclogites peuvent être reliés aux mutations culturelles plus larges qui affectent le bassin du Rhône et l’Italie du Nord durant cette période. Il est significatif que le complexe Chasséen, apparu antérieurement (Chasséen ancien décoré) devienne alors l’expression majeure de ces régions, avec la constitution de faciès régionaux et chronologiques nets tant dans le Sud-Est français (Vaquer 1990b, Beeching 1995a) qu’en Italie du Nord avec l’impact chasséen consécutif à l’éclatement de l’entité V.B.Q., puis la constitution de La Lagozza (Bagolini et Barfield 1991). Les Alpes occidentales tiennent une place géographique centrale dans ces processus et sont directement concernées, si l’on en juge par le site repère de La Maddalena à Chiomonte dans le haut val de Suse qui est une implantation chasséenne sur le versant piémontais (Bertone et Fedele 1991). L’impact chasséen semble général en Piémont et en Val d’Aoste (Mezzena 1997 ; Venturino-Gambari 1998). Le lien possible entre cette «expansion» du Chasséen et l’exploitation des éclogites piémontaises a été déjà perçu et revient sous la plume de tous les auteurs ayant travaillé de près ou de loin sur la question (par exemple, Ricq-de Bouard 1996, p. 160 ; Venturino-Gambari 1998 ; Binder 1998). Les auteurs évoquent avec plus ou moins de nuances l’idée d’une prise de contrôle par les populations chasséennes des sources d’approvisionnement en éclogites, vue comme la conséquence de la pénétration humaine au coeur des Alpes.

Les faits nouveaux acquis dans les Alpes et les Préalpes françaises permettent de préciser ces idées. Le lien entre le Chasséen en tant que manifestation culturelle (et non en tant qu’identité de type ethnique) et la production des lames polies en éclogites apparaît net, mais il apparaît tout aussi clairement que les Alpes occidentales connaissent au Néolithique moyen II un basculement du système de production en faveur du versant français, où les sites de production sont bien attestés. Deux faits plaident pour la proximité entretenue par les populations occupant les sites préalpins avec les sources d’éclogites : d’une part, la présence de ciseaux qui signent pour partie une économie de la matière liée à la production ; les ciseaux sont bien documentés dès cette période dans la zone de diffusion du Sud-Piémont/vallée du Buëch/Préalpes du Sud. D’autre part, la mutation technique observée dans les supports, avec l’apparition des éclats qui indiquent un éventail de supports plus large que dans les phase précédantes peut être un indice de plus grande facilité d’accès aux sources (fig. 48). Ce n’est donc pas tant en termes de système de diffusion mais bien plutôt de système de production qu’il faut parler, système qui montrerait, d’après les données disponibles, une structuration spatiale complexe avec en particulier le contrôle de la mise en forme des ébauches de lames de hache loin des lieux d’affleurement et des sites d’extraction (carte 24). Une telle organisation de la fabrication n’est pas inconnue en Europe occidentale. Si les cas existent de productions entièrement réalisées, à l’exception du polissage final, sur ou à proximité immédiate des sites d’extraction139, les ateliers de travail des roches vosgiennes montrent une organisation entre les carrières de Plancher-les-Mines où sont préparées les ébauches taillées et les sites de façonnage (qualifiés de villages) de la Haute-Alsace puis de la Trouée de Belfort (Pétrequin, Jeudy et Jeunesse 1996). Les observations réalisées en Nouvelle-Guinée démontrent que la question essentielle pour les producteurs est le contrôle de l’accès aux carrières : plusieurs combinaisons existent entre un contrôle exclusif de la part d’une seule ethnie ou groupe restreint, le cas échéant les armes à la main, et l’accès partagé par plusieurs ethnies, au risque de conflits périodiques (Pétrequin et Pétrequin 1993 ; Burton 1989 ; cf. infra). Dans le cas des Alpes françaises, le point central qui nous échappe est la connaissance des sites d’extraction eux-mêmes et de l’identité des producteurs. Le Chasséen est bien présent dans les Alpes occidentales durant cette phase, mais les indices d’influences (et plus ?) du Cortaillod ne manquent pas (cistes de type Chamblandes en Val d’Aoste et en Tarentaise, par exemple), à tel point que A. Bocquet a récemment proposé de voir durant le Néolithique moyen une implantation Cortaillod au sein des vallées intra-alpines liée au contrôle de la production des lames de hache (Bocquet 1997). Il est possible que cette divergence de vues soit le fait pour partie d’une mauvaise maîtrise de la chronologie interne du Néolithique moyen II. Quoi qu’il en soit, le noeud du problème se trouve une fois de plus dans un retour au terrain pour l’acquisition de données précises.

Les distances mises en jeu entre les affleurements d’éclogites des hautes vallées piémontaises et les sites de production préalpins, de l’ordre de 100-120 km à vol d’oiseau sont à notre connaissance sans équivalent en Europe occidentale. Trois éléments de réponse peuvent être fournis. Il est possible mais non démontrable que l’ensemble de la chaîne opératoire ne soit pas présente sur lesdits sites préalpins, mais que ceux-ci ne contrôlent que la phase finale de bouchardage et de polissage. Mais si les phase initiales de dégrossissage des blocs sont effectivement absentes, la présence d’éclats de taille sur certains sites démontre que les objets ont circulé au moins pour partie sous une forme peu élaborée. En outre, une segmentation spatiale très étendue de la production peut se concevoir si une seule population contrôle l’ensemble du territoire concerné, des vallées internes piémontaises aux vallées préalpines françaises. C’est donc la compréhension du fonctionnement social interne de la société chasséenne, si cette expression a un sens, qui est ici en jeu. Ce point sera développé dans la discussion du chapitre 8, mais rappelons dès à présent que la sédentarité du Chasséen semble relativement faible, et que des déplacements saisonniers ou cycliques y sont probables, sur des distances inconnues mais qui peuvent, de proche en proche, faciliter le transfert de produits dans un réseau structuré (Beeching, Berger et alii 2000). De plus, l’organisation territoriale hiérarchisée des sites Chasséens des Préalpes avec la présence de sites en position de contrôle visuel (sommets de montagne, comme Sainte-Luce à Vercoiran, Saint-Loup à Vif) ou physique des circulations (col des Tourettes à Montmorin) plaide pour une attention soutenue portée par le Chasséen aux circulations de biens (cf. p. 35-39 et chapitre 8). Enfin, cette mobilité qui sera bien plus tard un trait spécifique des populations intra-alpines durant les périodes historiques (Granet-Abisset 1997) peut s’exprimer par des modes de transports qui font fi des évaluations en journées de marche. Nous avons insisté sur l’orientation des réseaux hydrographiques de l’est vers l’ouest à partir de la ligne de partage des eaux Pô/Rhône (carte 4). Une fois celle-ci franchie, la descente des torrents en pirogues ou en radeaux en direction du Sillon alpin et de la vallée du Buëch où sont précisément concentrés les sites producteurs n’est pas irréaliste, et de tels modes de transports sont bien attestés dans les périodes historiques avec des motivations bien entendu toutes différentes (Fouilland et Furestier 1999). Il est donc tout à fait recevable d’imaginer entre les hautes vallées piémontaises où affleurent les éclogites et les Préalpes françaises un système de production en réseau structuré dont le fonctionnement nous échappe grandement, faute d’une documentation précise, mais qui est dans son ensemble à la source de diffusions d’importance.

La présence dans le Chasséen du Sud-Est français d’autres productions en roches tenaces alpines s. géogr. renforce le lien entre cette culture et le travail des roches alpines. Les bracelets en roches de couleurs vertes, surtout des serpentinites, sont caractéristiques du Chasséen de moyenne vallée du Rhône (carte 30) ; une partie des billes chasséennes présentes dans l’aire orientale de leur répartition sont également en roches tenaces, dont des serpentinites (carte 32). Ces indices renforcent l’idée d’une proximité réelle du Chasséen rhodanien avec les roches tenaces alpines qui s’explique bien si celui-ci contrôle les sources de matières premières.

Pour autant, il n’y a probablement pas durant cette phase une unicité de sources ou de régions productrices de lames de hache. La large répartition des sites producteurs dans l’arc du Sillon alpin, entre le Haut-Rhône français et la vallée du Buëch, atteste la multiplicité des sites de façonnage. Le modèle de circulation général de l’est vers l’ouest en bandes parallèles proposé à partir de l’analyse pétrographique trouve dans ce cadre une expression concrète (carte 18) : il faut imaginer non pas des diffusions d’objets entre Piémont et vallée du Rhône, mais une organisation en réseau du système de production avec l’existence de zones de contrôle de la fabrication contiguës du sud au nord, entre la cluse de Sisteron et le lac Léman. En faveur de cette proposition, la reconnaissance de différences techniques entre la Savoie et le Dauphiné, qui iront en s’accentuant dans les périodes postérieures, constitue un fil conducteur : en Savoie apparaît le sciage en contexte Cortaillod, ainsi que la particularité du polissage transversal des ébauches. Le sciage est courant dans l’ensemble du Cortaillod suisse et ancre quelque peu la Savoie, dont l’insertion dans le système de production alpin des lames de hache est indéniable, dans les cultures plus septentrionales. Il est probable néanmoins que la structure des aires de production soient plus complexe que la simple dichotomie Cortaillod/Chasséen pourrait le laisser croire, mais nous touchons ici aux limites de la documentation.

Durant le Néolithique moyen II, les diffusions de lames de hache en éclogites semblent connaître une intensité maximale. Au-delà des Préalpes françaises qui contrôlent la production, elles diffusent massivement en moyenne et haute vallée du Rhône français (avant-pays savoyards). Plus au nord-ouest, les diffusions, encore que mal cadrées, sont démontrées en Bourgogne orientale dans la continuité des diffusions relevées au Néolithique moyen I. Elles sont bien présentes (20 %) dans la couche 6 de Chassey-le-Camp attribuée au Néolithique Moyen Bourguignon (N.M.B.), ainsi que sur les sites du Tournugeois attribués au Néolithique moyen au sens large (Ricq-de Bouard 1991). La diffusion de métabasites alpines a été mise en évidence sur les sites N.M.B. de la Molle-Pierre à Mavilly-Mandelot («amphibolite à grenats» ; Galan 1990) et du Verger à Saint-Romain («roche glaucophanique» ; Grappin 1990). De telles dénominations sont compatibles avec les faciès éclogitiques et mériteraient d’être précisées par une relecture des lames minces à la lumière des données nouvelles acquises sur les matériaux alpins. Plus au nord, les diffusions des métapélites vosgiennes dont le maximum d’intensité est placé durant le Néolithique moyen II semblent faire écran aux diffusions issues des Alpes ou du Plateau suisse (Pétrequin et Jeunesse dir. 1995). Les exemplaires en métapélites retrouvés sur les sites riverains du lac Léman (carte 16) sont sans doute à attribuer à cette période et signent des diffusions extrêmes en bordure de la zone de production des éclogites. Plus au nord-ouest dans le Bassin parisien, les données sont quasiment inexistantes : une éclogite dont l’origine alpine doit être discutée a été identifiée dans les fossés chasséens de Boury-en-Vexin (Ricq-de Bouard 1991).

Vers l’ouest, les analyses réalisées par A. Masson sur douze lames de hache du site chasséen du Pic de la Violette à Périgneux dans la Loire ont mis en évidence l’emploi de roches diversifiées : des roches courantes en Forez (méta-andésites, amphibolites), des fibrolites issues de la Haute-Loire et une «jadéitite à grenat» qui peut être rattachée aux diffusions alpines (Masson 1977, p. 28).

Les diffusions d’éclogites alpines en direction du Sud-Ouest sont plus clairement établies. Outre-Rhône, elles apparaissent sur les sites chasséens du Languedoc oriental à des taux compris entre 25 et 50 % jusqu’à la vallée de l’Hérault, puis à des taux inférieurs dans la vallée de l’Aude et du Têt (Ricq-de Bouard 1996). L’étude chronologique fine de ces diffusions montre qu’elles apparaissent dès le Chasséen le plus ancien de cette région (style des Plots) qui est à rattacher à notre phase 4 (Vaquer 1990b), et sont bien attestées mais en faible nombre dans les différents faciès chasséens reconnus en Languedoc oriental (Servelle et Vaquer 2000). Comme pour les Vosges, les diffusions importantes de cinérites du Rouergue en Languedoc durant le Chasséen classique font écran aux diffusions des éclogites alpines (ibid.), ce qui n’empêche pas de rares lames de hache en «roches vertes» de probable origine alpine (sous réserve de déterminations) de parvenir sur les sites de la vallée de la Garonne (Villeneuve-Tolosane, Saint-Michel-du-Touch à Toulouse ; Briois, Brossier et alii 1998). En retour, le fragment de lame polie en probable cinérite retrouvé à Menglon/Terres Blanches dans le Diois illustre des diffusions sporadiques inverses à très longues distances sans doute contemporaines.

Notes
139.

Great Langdale en Angleterre : Bradley et Edmonds 1993 ; Plussulien en Bretagne : Le Roux 1999.