2.6 Phase 6 : le Néolithique final

Les transformations limitées au Valais durant une phase récente du Néolithique moyen II affectent l’ensemble des Alpes et Préalpes occidentales durant le Néolithique final, sans pour autant bouleverser totalement le système de production (carte 42). Nous avons regroupé sous une seule phase l’ensemble de la période s’étendant du post-Chasséen et post-Cortaillod jusqu’aux ultimes manifestations du Néolithique et du Campaniforme, car aucun changement significatif n’a pu être mis en évidence durant cette longue période dans la production et la diffusion des lames de hache. Il est néanmoins probable que des changements importants y prennent place, mais l’état actuel des données ne nous permet pas de les percevoir. L’épaisseur temporelle couverte va du dernier tiers du IVème millénaire au second tiers du IIIème millénaire av. J.-C. environ.

Durant cette phase, la production de lames de hache en éclogites se maintient dans les Alpes occidentales et le bassin du Rhône. L’emploi des éclogites ne faiblit pas en Savoie et dans les Préalpes du Sud, tandis qu’au sein même des Alpes internes une diversification des matériaux employés avec le recours aux serpentinites (Balm’Chanto) semble correspondre à un usage local. Les sites de production du Sillon alpin et de la vallée du Buëch sont encore occupés, et la fonction de production est démontrée au moins pour certains (Saint-Saturnin, Orpierre/Tarrin). Le système de production étendu dans l’espace proposé pour le Néolithique moyen II peut dans une bonne part être transposé pour le Néolithique final. L’emploi des éclats comme support dans des proportions comparables à la phase précédente et la fréquence des ciseaux sont des arguments dans ce sens. Une différence d’importance est cependant le repli net des diffusions de lames polies en éclogites : leur importance relative décroît en Savoie en approchant du Rhône, alors qu’elles sont encore bien attestées sur les sites de la moyenne vallée du Rhône et dans une moindre mesure de l’Ardèche. Tout se passe donc comme si les différents secteurs de productions connaissaient des évolutions distinctes : les roches provenant des affleurements des Apennins et du Sud-Piémont alpin circulent en proportions importantes sur des distances de l’ordre de 200 km, tandis que pour le Nord-Piémont, la chute du taux de présence des éclogites s’effectue vers 150 km environ en Savoie. La distance tombe en-dessous d’une centaine de kilomètres pour le Valais dont l’évolution est nettement distincte. Les aires de production et de diffusion les plus anciennes dans le Néolithique sont donc celles qui perdurent le plus longtemps.

Mais si le système de production est maintenu, il est traversé par de profonds changements techniques. Pour le débitage, l’emploi du sciage devient plus courant, au moins pour les Alpes du Nord (Nord-Piémont et Savoie) mais également sans doute pour la partie Sud de notre zone d’étude, tandis qu’il demeure inconnu dans les Apennins. Pour le façonnage, l’importance croissante du polissage qui accompagne les changements progressifs dans les types produits (types B et C plus fréquents) est liée à la prise d’importance du polissage transversal produisant des facettes, né antérieurement en Savoie mais qui devient la règle pour les productions en éclogites des Alpes occidentales.

En parallèle avec l’affaiblissement des diffusions d’éclogites émergent où se renforcent des productions de lames de hache en roches régionales qui diffusent sur de courtes distances. Le fait a été mis en évidence en Provence occidentale avec le développement des lames de hache sur galets de glaucophanites et autres métabasites duranciennes (Ricq-de Bouard 1996). En basse-Ardèche, amphibolites, basaltes et autres roches issues du Massif Central prennent le pas sur les éclogites transalpines (Ricq-de Bouard, Deiss et Prud’homme 1998). En Bugey apparaissent des sites producteurs qui tirent profit de roches récoltées dans la région (Géovreissiat, dont la chronologie interne ne peut être précisée, et peut-être Chamboud). Sur le Léman, les données chronologiques font défaut pour replacer les séries archéologiques dans le contexte général. La précision des analyses réalisées permet néanmoins d’affirmer la caractère largement régional des modes d’approvisionnement avec le recours aux galets de moraines. Les données sont peu probantes pour le Valais.

Au-delà du bassin du Rhône proprement dit, bien que les données pétrographiques soient rares, il ne semble plus y avoir de diffusions d’éclogites alpines s. géogr. Les analyses réalisées sur le site d’Ouroux au bord de la Saône montrent la présence d’une «amphibolite à grenat», d’un «gneiss à biotite» et d’un «schiste micacé» (Thévenot 1973, p. 71) qui pourraient être issus de productions centrées sur la Suisse occidentale. De telles diffusions entre le Plateau suisse et le Jura sont mises en évidence pour les habitats riverains des lacs de Chalain et de Clairvaux durant le Néolithique final (Ricq-de Bouard 1985 ; Jeudy, Maitre et alii 1997). Néanmoins, nous avons pu observer quatre pièces de découvertes isolées provenant de la vallée de la Saône140 et présentant de manière nette les facettes longitudinales caractéristiques des Alpes occidentales. Il est donc possible que le bassin lémanique où ce mode de polissage est bien attesté ait diffusé des lames de hache vers le nord-ouest à travers le massif jurassien. Les données pétrographiques qui montrent dans le mobilier de Chalain et de Clairvaux la présence des chloritoïdes rencontrés dans les éclogites du Valais et des dépôts allochtones qui en sont issus vont dans le sens de productions d’origine suisse et non piémontaise (Ricq-de Bouard 1985).

Le rôle des sites du pourtour du Lac Léman durant cette période, malgré une documentation déficiente du point de vue chronologique, doit en effet être considéré avec attention. Nous avons vu que plusieurs changements techniques apparus au Néolithique moyen II en contexte Cortaillod savoyard (sciage et polissage transversal) connaissent un succès remarquable à l’échelle des Alpes occidentales durant le Néolithique final. La fabrication des lames de hache-marteau de type Cordé et Auvernier tant dans la région des Trois Lacs que dans la partie occidentale du Léman démontre le dynamisme de ces régions du point de vue des productions de lames de hache, qui s’exprime par les diffusions de lames de hache-marteau certes peu nombreuses mais constantes en direction de l’ouest (Bourgogne orientale) et du sud-ouest dans les avant-pays savoyards, le Haut-Rhône français et le bas-Dauphiné jusqu’à la basse vallée de l’Isère, ainsi que de manière plus sporadique au sud de cette rivière. Ces diffusions d’objets ne concernent pas les Alpes internes (Valais, Grésivaudan, massifs internes savoyards et vallées piémontaises) et s’effectuent selon des cheminements étrangers à ceux des productions de lame polies alpines. Les mutations techniques et la diffusion des lames de hache-marteau Cordé-Auvernier, ainsi qu’antérieurement celles des bipennes, mettent donc en évidence des vecteurs d’influence nord-sud qui traversent les axes de circulation des éclogites. Ils se développent à l’extérieur des reliefs principaux où le poids du système de production alpin garde toute sa force.

De fait, les massifs internes des Alpes occidentales s’individualisent au Néolithique final par la généralisation des pointes de flèche en roches tenaces polies, qui connaissent des modes de production et de circulation assez élaborés au sein des reliefs et des vallées intra-alpines. Cette proximité affichée envers les roches tenaces, perceptible également à Balm’Chanto par le recours aux serpentinites pour le façonnage des lames de hache, démontre la volonté de distinction des hautes terres alpines au sein des courants culturels du Néolithique final qui les traversent et les imprègnent. De ce fait, il semble qu’une complémentarité existe entre les reliefs intra-alpins et les avant-pays, en particulier les sites littoraux des grands lacs, Léman excepté, perceptible par la présence sporadique de pointes de flèches en roches polies sur ces derniers dans une fourchette chronologique assez étroite à hauteur du Lüscherz et de l’Auvernier (carte 33). A contrario, de telles relations semblent inexistantes entre les vallées alpines et les plaines du Piémont, comme cela a été relevé pour la culture matérielle dans son ensemble (Venturino-Gambari 1998).

L’image produite par l’étude des productions en roches tenaces durant le Néolithique final apparaît donc comme complexe voire contradictoire, pour autant que tous les faits mis en évidence soient contemporains : si les diffusions des bipennes Horgen et des lames de hache-marteau Cordé-Auvernier sont limitées à quelques siècles, les pointes de flèches ont une longue durée d’utilisation. Il est possible en outre que des évolutions rapides demeurent non perçues au sein des productions de lames de hache. Néanmoins, trois tendances de valeur plus générale émergent de cette étude. En premier lieu, le maintien jusque dans une phase avancée du Néolithique final contemporaine du Campaniforme de productions de lames de hache en éclogites alpines, productions sous-tendues par un système probablement complexe et hiérarchisé hérité du Néolithique moyen II. Ensuite, le basculement partiel du jeu des influences et des circulations de techniques et d’objets en faveur des relations nord-sud, de la Suisse occidentale vers les avant-pays du bassin du Rhône. Enfin, la régionalisation des productions lithiques qui trouve des expressions fort différentes selon les régions : en périphérie des coeurs de production de lames de hache intra-alpines, l’émergence de productions de lames polies en roches locales ; dans les Alpes internes, un redéployement technique par la généralisation des pointes de flèches en serpentinites et en amphibolites polies. De fait, les productions en roches tenaces du Néolithique intègrent les deux composantes majeures du Néolithique final d’Europe occidental : la constitution d’unités régionales à marquage identitaire net, et la circulation de biens et d’idées sur de grandes distances selon des axes souvent nouveaux par rapports aux périodes précédantes.

Dans cette présentation, la métallurgie du cuivre tient peu de place. Pourtant, c’est bien durant le Néolithique final que se mettent en place des exploitations de cuivre et des productions durables en Europe occidentale, dont l’une des finalités est la fabrication de lames de hache plates ou à légers rebords (Strahm 1994). En l’état actuel des connaissances, il apparaît que les Alpes occidentales n’ont pas connu de développement métallurgique avant une phase tardive du Néolithique final et sans doute plus probablement dans une phase ancienne du Bronze ancien. Les seuls travaux miniers reconnus et étudiés à l’heure actuelle, dans la montagne de Saint-Véran dans le Queyras, sont au plus tôt datés par radiocarbone de la seconde moitié du IIIème millénaire av. J.-C. (Barge 1997). La métallurgie du cuivre se développe de manière plus précoce dans les régions alentours des Alpes occidentales et à bonne distance (carte 42). En Italie péninsulaire, elle apparaît de manière forte dans les assemblages funéraires de Remedello et de Rinaldone sans doute dès la fin du IVème millénaire av. J.-C. (Marinis 1992), dates concordantes avec les plus anciennes mines reconnues en Ligurie à Libiola et au Monte Loreto (Campana, Maggi et Pearce 1998). Dans les piedmonts méridionaux et orientaux du Massif Central, plusieurs régions minières sont attestées ou pressenties à partir de la même période dans la Montagne Noire, dont Cabrières (Ambert 1995 ; Guilaine 1992), les Grands Causses (groupe des Treilles ; Costantini 1992) et sans doute les Cévennes, la Lozère, etc. (Ambert 1992). En Suisse occidentale, le développement de la métallurgie du cuivre est un peu plus récent, dans les groupes de Lüscherz et d’Auvernier, avec pour partie des importations d’objets en cuivre d’Italie du Nord et du Languedoc (Strahm 1992). Toutes les régions concernées par la métallurgie du cuivre produisent des lames de hache, et les circulations sont effectives de manière précoce si l’on en juge par la hache retrouvée auprès du corps de l’homme décédé sur le glacier du Similaun vers 3300-3000 av. J.-C. dans les Alpes centrales austro-italiennes (Egg 1997).

Mais, bien que les gisements de cuivre y soient abondants (Rebillard et Bocquet 1984), les Alpes occidentales demeurent à la fois non productrices et très peu concernées par les circulations d’objets en cuivre, et surtout par les lames de hache. La relation avec la vitalité des productions en éclogites s’impose, et il semble bien que les Alpes occidentales et le bassin du Rhône aient constitué des régions de maintien tardif de la tradition des haches à lame de pierre polie. Un indice de cette résistance est que les représentations gravées ou piquetées de poignards en cuivre de type Remedello sont connues dans les Valtellina et Valcamonica (Casini, De Marinis et Fossati 1995), sur les stèles du Trentin-Haut-Adige (Pedrotti 1995), sur les stèles de la nécropole du Petit-Chasseur à Sion (Gallay 1995), sur le Mont-Bégo dans les Alpes-Maritimes (Romain 1991) et sur les stèles de Ligurie orientale (Marinis 1995), mais sont absentes du Piémont alpin, de la Savoie et du Dauphiné qui sont précisément les régions de maintien tardif de la production des lames de hache en pierre polie. Pour autant, il convient de rappeler que les lames de hache en cuivre n’ont pas remplacé tout de suite celles en pierre polie dans les régions productrices ; le poids économique de la métallurgie dans son ensemble ne semble pas très important avant une phase avancée de l’Age du Bronze (Strahm 1994). Mais une lame de hache en cuivre cassée, contrairement à une en pierre, peut être fondue pour fabriquer un outil neuf : le poids économique des haches à lame de cuivre est donc peut-être sous-estimé sur la seule foi des découvertes archéologiques.

Les deux sépultures de Fontaine-le-Puits en Tarentaise démontrent la complexité des relations entretenues entre le Remedello d’Italie du Nord et les Alpes occidentales, puisque la sépulture A a livré un mobilier abondant où voisinent des objets en cuivre dont une lame de hache et deux lames de hache en éclogite et jadéitite (Müller 1909). Plutôt que d’y voir la présence d’hypothétiques prospecteurs de métal du Remedello (Bocquet 1997), il convient d’insister sur le fait que les sépultures de Fontaine-le-Puits montrent des influences composites dont celles indéniables mais non exclusives des rituels funéraires et du mobilier Remedello (Rey 1999, p. 310-343). Les trois lames de hache en éclogites et jadéitite polies à facettes présentent des qualités d’exécution tout à fait remarquables qui démontrent la pleine force des productions en roches tenaces durant cette période (pl. 37 et 38).

Dernier point à relever, la métallurgie du cuivre apparaît en l’état actuel des connaissances à Saint-Véran dans le Queyras dans les séries des schistes lustrés piémontais qui recèlent des roches de haut métamorphisme : nous avons prospecté de remarquables affleurements de glaucophanites, parfois avec présence de grenats, dans le vallon même des Clausis où a été implantée la mine. Ils ne portent pas de traces d’exploitation, mais ce vallon est en communication directe, via les crêtes et les cols, avec le massif du Mont-Viso dont les éclogites ont été très probablement exploitées durant le Néolithique (cf. p. 123-127). Il s’en suit que la parfaite connaissance des ressources lithiques et minérales alpines par les populations vivant dans ces régions a pu favoriser le passage des productions de lames de hache en pierre à la métallurgie du cuivre dans un laps de temps assez bref à notre échelle de travail. De ce fait, et compte tenu que les phases anciennes du Bronze ancien sont très mal connues entre le Rhône et le Pô, il est tout à fait possible que l’abandon des éclogites au profit du cuivre ait eu lieu de manière rapide durant les phases initiales du Bronze ancien. La filiation technique transparaît dans le fait que les gros percuteurs retrouvés dans la mine de Saint-Véran et destinés à abattre le minerai de cuivre sont en... éclogites (Rossi et Gattiglia 1998, p. 448).

Notes
140.

Musée Denon à Chalon-sur-Saône : objets provenant de Chalon-sur-Saône, dans la Saône, n° 81-37-1 ; Lessard-le-National, n° 66-1-1 ; vallée de la Saône, n° 97-35-2 ; non localisé, n° 72-18-58.