2.8 Conclusion : l’importance du contrôle de la production

Malgré les aléas de la documentation, l’étude chronologique présentée ci-dessus permet de bien prendre conscience de l’existence d’une véritable organisation structurée tant des productions que des diffusions de lames de hache en roches tenaces dans et autour des Alpes occidentales. Le développement historique de celles-ci montre que les productions en éclogites et en jadéitites constituent le mode dominant et directeur au moins à partir du Néolithique moyen I pour les Alpes occidentales, mais cette situation est elle-même l’aboutissement d’un processus d’appropriation des sources de matières premières à partir de la première implantation néolithique en Ligurie et dans les Apennins. Au sein de l’arc alpin ouest-européen, trois grandes zones de production peuvent donc être reconnues, de mise en place successive du sud vers le nord et de développement historique plus ou moins autonome :

Bien que les dates d’émergence de chaque région de production soient décalées dans le temps, du Néolithique le plus ancien au sud au Néolithique moyen I au nord, il est difficile de savoir si un tel décalage existe pour la fin des productions. Tant dans les Alpes occidentales que sur le Plateau suisse, elles sont attestées jusqu’à la fin du Néolithique, alors qu’en Ligurie, les données manquent après le Néolithique moyen. Néanmoins, l’importance des productions en éclogites dans les vallées alpines, à partir du V.B.Q., est un contrepoids d’importance aux productions apennines sur des roches identiques.

Au sein du complexe Alpes occidentales/Rhône, la question de l’unité des productions peut être posée au vu des dimensions géographiques des régions concernées et des évolutions différentielles entre celles-ci. Le fait central et dénominateur commun est cependant l’existence de productions sur éclogites issues des affleurements des vallées piémontaises autour desquelles gravitent des productions régionales. Le développement des productions sur éclogites à partir au moins du début du Néolithique moyen I (phases 2 et 3) conduit à la mise en place de diffusions structurées et à des phénomènes de périphérisation en particulier au nord-ouest des Alpes, ainsi qu’à des influences et effets-limite avec les grandes productions plus éloignées apparues antérieurement dans les Vosges (carrières de Plancher-les-Mines) et dans le Rouergue (carrières de Réquista). Le système ainsi formé et pleinement développé au Néolithique moyen II lors du maximum des diffusions connaît de profondes mutations internes durant le Néolithique final, parallèles à l’émergence de productions périphériques au sein même de l’ancien domaine de diffusion des éclogites piémontaises. A l’échelle du Néolithique, il n’y a donc aucune stabilité à long terme du système de production et de diffusion des lames de hache en éclogites, mais au contraire des stades d’équilibre (du moins à l’échelle où nous les percevons aujourd’hui) et d’autres de mutations, de transformations. Nous sommes face à des processus qui ont une véritable histoire que nous commençons à peine à mettre en évidence et dont les mécanismes sont à comprendre.

Au sein des Alpes occidentales, l’instabilité du système de production sur éclogites est matérialisée par une répartition différentielle dans le temps des sites de production entre les versants delphino-savoyard et piémontais, qui est nette entre les phases 2-3 et 6 (cartes 38 à 43). Pour tenter d’expliquer ces évolutions, à défaut de pouvoir les interpréter, il est possible d’établir des comparaisons avec les données acquises sur les productions et les diffusions de lames de hache en roches polies sub-contemporaines de l’île de Nouvelle-Guinée, pour lesquelles les contextes sociaux sont connus. Dans le cas alpin, il nous semble qu’une comparaison puisse être établie avec la situation étudiée par A.-M. et P. Pétrequin dans les années 1980 dans les Hautes Terres d’Irian Jaya, en particulier sur les productions en roches à glaucophane du massif de Yeleme (Pétrequin et Pétrequin 1993). Ces roches issues du métamorphisme de type schiste bleu sont assez proches des métabasites alpines de haute pression/basse température (éclogites, jadéitites, glaucophanites), bien que présentant des rétromorphoses du faciès schiste vert souvent assez développées. Les régions concernées par les productions et les diffusions sont en outre des hauts reliefs et des vallées assez comparables aux Alpes. Le résumé présenté ci-dessous est tiré des pages consacrées par les auteurs aux productions de Yeleme, auxquelles nous renvoyons le lecteur pour de plus amples détails (Pétrequin et Pétrequin 1993, p. 83-180). La carte 44 synthétise les données essentielles sur la production et la diffusion des lames de hache de Yeleme.

Le massif de Yeleme est un relief abrupt placé entre les Basses Terres au nord et la Cordillère centrale des Hautes Terres au sud, dans la partie occidentale de la Nouvelle-Guinée. Le massif est fortement boisé et peu peuplé, par les Wano qui vivent dans les reliefs et les hautes vallées qui les drainent. Les Wano exploitent de gros blocs pluridécimétriques de roches à glaucophane dans les hautes vallées, en carrières situées pour les plus importantes à un jour de marche du village de Ye-Ineri : Wang-Kob-Me et Kembe sont les carrières principales, la première exploitée au moins depuis 3000 ans. Les blocs alluviaux plus proches des villages sont peu exploités et en tous cas pas par les meilleures tailleurs, entre autre à cause de leur qualité moindre. Les Wano sont producteurs d’ébauches taillées et bouchardées et contrôlent l’accès aux carrières de manière physique et magique : ils servent de guide contre paiement de la part des éventuels exploitants extérieurs à Yeleme, et -en particulier les meilleurs spécialistes- sont les seuls connaisseurs des rituels qui rendent fructueuse l’extraction en carrière. Les Wano sont donc les détenteurs à la fois du savoir-faire technique (extraction et taille), spirituel (rites à la Mère-des-Haches) ainsi que de la connaissance des sentiers de montagne qui permettent de parcourir le massif de Yeleme et d’accéder aux carrières. Ils sont également diffuseurs d’ébauches et pour cela se rendent régulièrement à Mulia dans la vallée du Yamo pour échanger leurs ébauches, en suivant le Chemin-des-Haches, parcours d’altitude de 5/6 jours de marche qui exige le passage de deux cols élevés (un à 3000 m) et une vallée profonde à Kiyare, point de passage obligatoire de la rivière. Kiyare est aussi le seul village où il soit possible de se ravitailler et constitue donc un point de contrôle fort de la circulation des biens et des hommes. Arrivés dans la vallée du Yamo, les Wano échangent leurs ébauches avec les Dani qui en réalisent le polissage avant de les diffuser à leur tour.

Les communautés de langue dani largement implantées au sud et à l’est du massif de Yeleme sont les partenaires traditionnels des échanges d’ébauches. Pour acquérir des ébauches à polir puis à échanger sur l’ensemble de l’aire linguistique dani en particulier pour les paiements de mariage, trois possibilités s’offrent aux Dani de la Yamo : acquérir des ébauches auprès des Wano, au gré de leurs voyages, technique lente et coûteuse en termes d’échanges ; aller en petits groupes guidés par des Wano exploiter la roche dans les carrières de Yeleme et fabriquer des ébauches ; monter une forte expédition guerrière -parfois jusqu’à une centaine d’hommes- qui traverse de force les reliefs pour atteindre les carrières sans paiements auprès des Wano. Hormis dans la dernière solution, les Dani doivent donc s’adjoindre l’aide ou du moins la bienveillance des Wano pour échanger des ébauches ou obtenir l’accès aux carrières. Mais le savoir-faire technique des Dani est toujours inférieur à celui des meilleurs spécialistes Wano : les ébauches sont moins régulières, la taille est moins bien maîtrisée, les bris sont plus fréquents. Les paiements effectués par les Dani consistent en cauris et en porcs, mais des relations plus durables avec les détenteurs du savoir de Yeleme sont aussi nouées grâce à des alliances matrimoniales.

Le point important souligné par A.-M. et P. Pétrequin est que cette situation correspondant à la période immédiatement antérieure à l’introduction des lames de hache en acier (1958) n’est pas stable et est en fait en constante évolution depuis un siècle en faveur de l’emprise croissante des Dani sur le contrôle des diffusions de lames de hache. Les Dani constituent des communautés au fort dynamisme expansif, qui étendent leur influence par relations d’échanges et de mariages au nord-ouest de leur aire initiale centrée sur la vallée de la Baliem, en direction d’une part des sources salées des communautés Moni à l’est (sources d’Hitadipa) exploitées pour fabriquer des pains de sel à forte valeur d’échange, et d’autre part vers les sources de lames de hache contrôlées par les Wano dans le massif de Yeleme (roches à glaucophanes et schistes verts de la carrière d’Awigobi, ces derniers destinés à la réalisation de grandes lames polies plates cérémonielles, les ye-yao). Le fonctionnement social interne de compétition exacerbée au sein des communautés dani les pousse à contrôler toujours plus en amont les réseaux de diffusion de biens à forte valeur d’échange initialement acquis auprès d’autres communautés, contrôle qui s’amplifie par la remontée ves les sources et le contrôle de la production des pains de sel et des ébauches : expéditions aux carrières, guerre ouverte et relations de mariages sont les facettes d’une même tendance sur le long terme.

Transposé aux Alpes occidentales, un tel schéma d’évolution permet de proposer une explication aux changements de localisation géographique des sites de production au cours du Néolithique. Tout se passe en effet comme s’il y avait un contrôle des sources d’éclogites et de jadéitites (carrières (?) sur les affleurements des hautes vallées et des reliefs) effectué d’abord (phases 2-3) au profit du peut-être du Neolitico antico padano (groupe d’Alba, Fiorano) puis de manière plus sûre du V.B.Q., contrôle centré sur les têtes de vallées puis le versant piémontais et peut-être déjà pour une petite part dans le sillon alpin ; contrôle effectué ensuite (phase 4) essentiellement sur le versant français des Alpes durant le Néolithique moyen II avec une multiplication des sites producteurs, le basculement étant concomitant à l’extension de l’influence chasséenne en Italie du Nord. Bien qu’il soit impossible ici de traduire les cultures archéologiques en termes de populations et de communautés de type ethnie, le parallèle avec le cas de Yeleme est frappant et semble indiquer des fonctionnements sociaux comparables : les lames de hache ont une valeur sociale forte et le contrôle de leur production depuis les sources constitue un enjeu durant le Néolithique moyen, et peuvent être une des causes des transformations culturelles plus importantes qui affectent le Néolithique moyen ouest-européen. Les distances mises en jeu dans le cas des Alpes sont plus importantes que pour Yeleme, mais nous avons vu plus haut que leur traduction en termes de temps de parcours, compte tenu des moyens de transport possibles et du type d’ancrage au sol (Wano et Dani sont pleinement sédentaires à l’échelle de la génération, ce qui reste à démontrer pour le Néolithique moyen) est sans doute assez proche.

En extrapolant quelque peu, il est possible de poursuivre la comparaison néo-guinéenne et de proposer pour le Néolithique final que le repli des diffusions en éclogites alpines, malgré le maintien d’un système de production structuré (phase 6), soit lié à la mise en circulation de lames de hache en cuivre, circulations extérieures aux Alpes occidentales. En effet, les Wano du massif de Yeleme sont passés d’un statut dominant et central car seuls producteurs et premiers diffuseurs des meilleures lames de pierre des Hautes terres occidentales à un statut de population-isolat marginalisée par les nouvelles orientations des réseaux d’échange générés par les lames de hache en acier diffusées depuis la côte et qui détournent les flux de biens dans leur direction. Il n’est pas certain que les fers de hache en acier diffusés aujourd’hui en Nouvelle-Guinée et les lames de hache en cuivre du Néolithique final ouest-européen soit pleinement comparables, mais toutes deux sont d’une efficacité technique supérieure aux lames de pierre polie. Le fait est amplement démontré en Nouvelle-Guinée (Godelier et Garanger 1973) et en Europe occidentale, les auteurs soulignent que la technologie du cuivre a déjà au Néolithique final atteint un haut niveau avec la maîtrise du travail des cuivres gris, niveau bien supérieur à celui de la première vague métallurgique plus ancienne d’Europe de l’Est et Centrale (Strahm 1994). Dans cette optique, relevons que les productions au Néolithique final de nouveaux types de lames polies (lames de hache-marteau ou bipennes), les zones de développement de productions régionales de lames de hache pleines (basse Durance, Léman, Valais) et les régions d’émergence d’une métallurgie du cuivre (plaine padane, Ligurie, bordure du Massif Central puis Plateau suisse) s’organisent toutes en une ceinture périphérique aux Alpes occidentales (carte 42). Les diffusions de ces nouveaux objets sont orientées pour leur grande majorité de manière longitudinale aux Alpes internes, au Sillon alpin et aux Préalpes et ne les traversent que très peu. Bien que l’évolution historique des lames de hache au sein du Néolithique final nous échappe encore complètement, nous pouvons proposer à titre d’hypothèse de travail que les producteurs de haches du coeur des Alpes occidentales se soient trouvés à cette période (peu à peu ?) marginalisés par rapport aux circulations de lames de hache en cuivre et de hache-marteau qui représentent, sinon une concurrence économique (les haches en pierre sont encore utilisées jusqu’à la fin du Néolithique), au moins une sérieuse concurrence en valeur d’échange. Le fait que les poignards en cuivre du Remedello (dont un seul exemplaire est connu à l’ouest des Alpes, à Orgon : Courtin et Sauzade 1975) aient été imités en silex dans le Sud-Est de la France (Sauzade 1975 ; Beeching 1986) plaide pour cette idée de circulations d’objets à forte valeur sociale. Bien que la continuité des productions en éclogites entre le Néolithique moyen II et le Néolithique final soit indéniable d’après les données archéologiques, il est donc possible que les producteurs de lames de hache des Alpes occidentales aient profondément changé de statut entre les phases 4 et 6. Les transformations techniques mises en évidence (adoption partielle du sciage, choix plus fréquent du polissage pour le façonnage, avec facettes) peuvent être vues comme une relative simplification des techniques liées à ce processus de marginalisation et de perte de valeur d’échange des lames de hache en pierre polie.

C’est donc bien en termes de valeur sociale qu’il faut parler des lames de hache, laquelle dépend de la valeur d’usage qui leur est accordée. Il nous faut de ce fait maintenant cerner ces valeurs avant de tenter une synthèse générale de notre travail.