1.1.4 La gestion des cassures

Après avoir étudié les différents modes de cassure et de refaçonnage, il faut préciser le comportement des néolithiques face à une lame polie brisée en cours d’usage. Pour ce faire, nous avons cherché à apprécier les taux et les modalités de remploi (fig. 54). A partir de la description des traces d’accident et de refaçonnage observées sur chaque lame polie, nous avons établi cinq types d’état :

Les reprises des lames polies brisées ne représentent qu’une proportion faible (15,1 % au total), mais ce chiffre est probablement sous-estimé dans la mesure où des refaçonnages complets ne peuvent pas être identifiés, de même que les reprises parfaitement intégrées à la géométrie de la lame et patinées. Un indice de la grande fréquence de ce cycle de reprises est apporté par la variation des types de façonnage reconnus au chapitre 3 en fonction de la longueur de la lame polie (fig. 30). Nous avons montré (cf. p. 206) que la diversité des types morpho-techniques de façonnage augmente avec la diminution de la longueur de la pièce. En particulier, le type A réalisé par un bouchardage important est beaucoup moins bien représenté dans les petites longueurs que dans les grandes. Ces observations prennent un sens si l’on envisage une disjonction au moins partielle entre les producteurs et les utilisateurs des lames polies. Un utilisateur, qui n’est pas forcément compétent pour fabriquer une lame polie, va refaçonner son outil en fonction de ses capacités techniques : l’éventail des types de façonnage se trouve ainsi élargi par rapport aux pièces neuves fabriquées selon des normes plus strictes.

L’ensemble de ces faits dénote donc une véritable gestion des lames polies brisées qui peut être comprise comme une économie de l’objet. De plus, il ne faut pas oublier que nous travaillons sur des pièces rejetées : les décomptes n’indiquent que les proportions des pièces abandonnées et non celles des pièces en cours d’usage. De ce fait, le point à expliquer n’est pas la présence de lame polie brisées ou refaçonnées, car toutes ou presque étaient sans doute destinées à l’être un jour ou l’autre. Ce qui pose problème au contraire, c’est bien le taux important (une sur deux) de lames polies entières non brisées qui pourraient parfaitement être utilisées moyennant dans certains cas un réaffûtage du fil du tranchant142.

La répartition chronologique des types de cassure ne présente pas de variation importante (fig. 54), ce qui démontre que la gestion des lames polies brisées rentre dans le cadre de l’économie générale de la matière première, qui est fonction, comme nous l’avons montré dans les chapitres 2, 3 et 5, de la structure de production et de diffusion et de la place occupée par chaque site au sein du réseau ainsi formé. Les effectifs par régions et par périodes ne sont malheureusement pas suffisamment importants pour pouvoir établir des statistiques fiables. Nous avons néanmoins tenté de mettre en évidence ce comportement en distinguant deux types de roches, d’une part les éclogites et les jadéitites qui sont les plus fréquentes et les plus diffusées, et d’autre part toutes les autres roches (fig. 54). Cette approche sommaire permet effectivement de relever une variation de comportement entre les éclogites/jadéitites et les autres roches : la proportion des lames polies en éclogites et jadéitites cassées et abandonnées est moins importante que pour les autres roches, que ce soit au Néolithique moyen II, au Néolithique final ou pour l’ensemble des objets datés. A l’inverse, la proportion des lames polies brisées, refaçonnées et réutilisées est plus importante pour les éclogites/jadéitites que pour les autres roches. La variation relative de ces deux états indique le plus grand soin apporté à l’entretien des lames polies en éclogites et en jadéitites, qui sont moins souvent abandonnées lorsqu’elles se brisent, et ce quelle que soit la période. Dans notre région d’étude, les éclogites et les jadéitites ont donc bien une valeur supérieure à celle des autres roches, que ce soit la roche elle-même ou l’objet, et sans doute les deux.

Toutes roches
Néo. ancien Néo. moyen I Néo. moyen II Néo. final total daté total corpus
usagée 9 7 50 68 134 891
cassée abandonnée 8 8 44 76 136 782
cassée reprise 8 7 15 124
cassée reprise réutilisée 1 19 21 41 153
cassée reprise réutilisée et recassée 3 3 22
total 17 16 124 172 329 1972
éclogites
Néo. ancien Néo. moyen I Néo. moyen II Néo. final total daté
usagée 6 6 20 25 57
cassée abandonnée 3 5 15 32 50
cassée reprise 4 6 12
cassée reprise réutilisée 10 13 26
cassée reprise réutilisée et recassée 1 1
total 9 11 50 76 146
message URL fig54-1.gif
Figure 54. Lames polies. Etat de la pièce au moment de l’abandon.
message URL fig54-2.gif
Notes
142.

Une explication pourrait être un ramassage sélectif de la part des prospecteurs et des archéologues, dans la mesure où nombre de lames polies de notre corpus proviennent de collections anciennes et de ramassages de surface. Mais bon nombre des lames polies brisées ont subi un refaçonnage qui les rend de nouveau entières donc aussi «belles» que des lames polies «neuves», et de plus, tous les accidents, en particulier ceux affectant le tranchant, n’induisent pas la perte de l’intégrité de la pièce.