1.2.4 Les tranchants «non tranchants»

Il s’agit de lames polies dont le tranchant a été rendu inopérant par un polissage effectué selon un plan perpendiculaire au grand axe de l’objet, c’est-à-dire en rupture totale avec les surfaces des biseaux. De tels traitements sont signalés en Provence et en Languedoc (Ricq-de Bouard 1996, p. 66) et sur la façade atlantique française (Le Roux 1999, p. 153-155). Nous avons répertorié 57 cas qui présentent tous les intermédiaires entre la simple ébauche de polissage sur le fil (ex : pl. 25 n° 2) et le développement d’une surface plus ou moins plane qui peut faire quasiment disparaître les biseaux (ex : pl. 39 n° 5). Deux modes de polissage peuvent être distingués : l’un conduit à créer une surface de profil arrondi, qui respecte la courbure du fil en vue de face (25 cas) ; le deuxième au contraire tend à créer une surface plane qui rompt plus nettement avec les biseaux (25 cas).

Neuf pièces proviennent de contextes plus ou moins bien datés, mais seules cinq peuvent être réellement attribuées sans discussion au Néolithique. L’exemplaire le plus ancien, du Chasséen récent, provient de la fosse n° 79 de la fouille des Moulins à Saint-Paul-Trois-Châteaux (n° 151-1, pl. 25 n° 1) : l’extrémité des biseaux a subi un petit polissage arrondi. Quatre pièces peuvent être attribuées au Néolithique final. L’une provient de fouilles anciennes sur le site de La Balme/Travers (n° 402-3, pl. 46 n° 4) : la lame polie, au tranchant très émoussé, a subi un léger repolissage perpendiculaire. La deuxième provient du site d’Annecy/le Port (n° 600-1) et présente un tranchant éclaté avec un repolissage arrondi irrégulier. Deux lames polies du site de Géovreissiat (n° 717-1) ont été retrouvées dans les niveaux attribués au Campaniforme : l’une présente un tranchant éclaté avec un repolissage perpendiculaire (pl. 41 n° 4), l’autre est une lame polie massive en métapélite vosgienne dont les biseaux ont été largement oblitérés par un polissage peu convexe (pl. 39 n° 5).

Quatre lames polies non tranchantes peuvent également être néolithiques. L’une provient du site de surface de Suze-la-Rousse/la Seizillière (n° 165-1, pl. 3 n° 6). Le mobilier est homogène et indique une occupation durant le Néolithique ancien Cardial. L’une des six lames de hache retrouvées présente un tranchant repoli et non tranchant, mais il convient de noter que l’ensemble de l’objet a subi un repolissage postérieur à un premier façonnage. Ce polissage, effectué au moyen de nombreuses facettes et selon un mouvement transversal, pourrait être rapproché du façonnage décrit pour le Néolithique final mais en diffère par son caractère intensif (nombreuses petites facettes) et par l’effet produit : les surfaces présentent un aspect mousse inhabituel. Il est impossible de décider si ce refaçonnage est néolithique ou non. Une autre lame polie à tranchant non tranchant arrondi provient du site de Saint-Marcel au Pègue (n° 109-2) : la série néolithique est homogène et renvoie à un Chasséen très ancien, mais il s’agit d’un site bouleversé par les terrassements de l’habitat fortifié protohistorique. Il n’est donc pas possible de dire si ce repolissage est effectivement néolithique, dans la mesure où les occupants de l’Age du Fer ont récupéré certaines lames polies pour les placer dans leurs constructions (Lagrand et Thalmann 1973, p. 39 et 54). Une autre pièce provient d’une fosse datée de l’Age du Bronze ancien du site de Chabrillan/Saint-Martin 3 (n° 39-2, pl. 25 n° 2). Le fil de la lame polie a été finement martelé et/ou poli (la pièce est très patinée) avant la cassure longitudinale. Comme dans le cas précédant, il est impossible de dire s’il s’agit d’un remploi du Bronze ancien ou si l’objet est intrusif d’un site plus ancien : une fosse du Chasséen a en effet été retrouvée à proximité. Enfin, une lame polie dans un état très proche de celle de Chabrillan provient de la grotte du Pontiar à Vallon-Pont-d’Arc (n° 238-5, pl. 107 n° 4). Vu les problèmes de cohérence posés par la fouille, l’attribution au Néolithique ne peut être certifiée.

Les neuf lames polies datées, dont cinq de contexte sûr, permettent d’affirmer que ce type de repolissage a été pratiqué au moins dès le Néolithique moyen. Nous remarquons que tous les cas décrits ci-dessus, à l’exception de la grande pièce de Géovreissiat, présentent un repolissage très faible qui a respecté les biseaux. A La Balme/Travers, Annecy/Port et à Géovreissiat, le repolissage perpendiculaire est postérieur à un émoussé ou à de petits éclatements du tranchant. Ce fait est un indice sérieux pour interpréter ce type de repolissage comme un mode de réfection des tranchants endommagés ; un plan de roche saine est créé par abrasion de l’extrémité, ce qui permet ensuite de repolir la surface des biseaux en ayant une surface-guide pour le fil. Ce repolissage postérieur à une cassure des biseaux est attesté dans quatre autres cas de pièces isolées. Une alternative employée dans un cas est un bouchardage fin.

Mais cette explication ne rend pas compte de toutes les observations. Nombre de lames polies, y compris celles dont le repolissage est peu développé (cf. par exemple l’exemplaire daté de Saint-Paul-Trois-Châteaux/les Moulins, pl. 25 n° 1), ne présentent aucune trace de cassure sur les biseaux qui aurait nécessité une telle reprise. Il faut donc envisager une ou sans doute plusieurs autres fonctions à ce procédé particulier. L’une des pistes explicatives est le travail du métal, en particulier le martelage, entre autre destiné à amincir des plaques de bronze. En effet, les tas de dinandiers retrouvés dans les dépôts de bronziers sont parfois des lames de pierre polie récupérées et repolies, comme à Rigny-sur-Arroux (Combier 1962, p. 291-293) et à Génelard (Bonnamour 1996 ; Thevenot 1998 et observation personnelle) en Saône-et-Loire. Le besoin d’outils résistants au chocs, dont la surface de travail peut être extrêmement lisse, formée à façon et ne s’usant pas, peut avoir motivé la récupération de vieilles lames de hache en pierre néolithiques moyennant une abrasion drastique de l’extrémité distale pour façonner une surface régulière plus ou moins plane ou convexe (ex : pl. 158 n° 4). Dans cette optique, il est à noter que la seule pièce néolithique qui présente une forte abrasion des biseaux provienne d’un site campaniforme (Géovreissiat : pl. 39 n° 5), à une période où le travail du cuivre est bien développé.

Sous une même apparence de forme s’inscrivant dans un continuum technique entre les biseaux à peine repolis et ceux entièrement abrasés, il est donc probable que se cache une diversité de fonctionnements et de fonctions, certains mis en oeuvre dès le Néolithique, d’autres largement postérieurs. Ce cas particulier illustre bien les fossés qui séparent les formes, les fonctionnements et les fonctions.