1.2.5 La gestion des tranchants

Afin de tenter de mettre en corrélation les observations décrites plus haut, nous avons étudié deux critères qui peuvent traduire le comportement de l’utilisateur face aux usures et aux réaffûtages.

Le premier critère est déduit d’un double principe théorique : d’une part, plus une lame polie est utilisée, plus elle risque de se briser et donc d’être refaçonnée. Or, nous avons montré que les cassures du corps sont surtout transversales et entraînent une perte de longueur considérable : une pièce longtemps utilisée risque donc de perdre beaucoup de sa longueur. D’autre part, le réaffûtage des biseaux, de même que les reprises des cassures distales, conduisent entre autre à diminuer la longueur de la flèche du tranchant, c’est-à-dire sa convexité ; ou, si l’on veut maintenir une convexité identique, conduisent à abraser une plus grande surface des biseaux ; dans les deux cas, la longueur totale de la lame polie diminue. De ces deux principes, il découle théoriquement une corrélation entre la longueur de la lame polie et la convexité du tranchant : les pièces de faible longueur devraient avoir un éventail de convexités du tranchant plus important que les grandes lames polies.

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Figure 57. Lames polies. Relation entre la longueur de la lame et le rapport de convexité du tranchant (largeur du tranchant/longueur de la flèche).

Pour vérifier cette hypothèse, nous avons calculé l’indice de convexité du tranchant en divisant sa largeur par la longueur de sa flèche, les mesures étant prises au point de liaison entre le fil du tranchant et les côtés (cf. annexe 11). Plus l’indice est élevé et moins le tranchant est convexe ; un indice de 1 représente un tranchant de largeur égale à sa flèche. La répartition de cet indice en fonction de la longueur des lames polies entières semble confirmer notre hypothèse (fig. 57). En effet, toutes les lames polies de plus de 16 cm de long ont des tranchants très convexes, d’indice inférieur à 7 et le plus souvent même inférieur à 4. Au contraire, plus la longueur de la lame polie est faible, plus la convexité peut être variable et même tendre vers des valeurs très fortes : le tranchant est alors quasiment rectiligne. Ce fait plaide donc en faveur de l’hypothèse d’un recyclage généralisé des lames polies tant du point de vue des pièces brisées que des tranchants usagés. Nous sommes néanmoins conscient de faire abstraction d’éventuelles catégories de fonctionnement, voire de fonctions, qui induiraient des convexités de tranchant différentes. Il apparaît en effet sur le graphique des limites de répartition assez franches, autour des indices de convexité de valeur 10 et 15, qui ne sont pas explicables selon notre hypothèse de recyclage : peut-être indiquent-elles des limites techniques dans l’équilibre entre les proportions de la lame et la convexité du tranchant. Dans l’attente d’études expérimentales dans ce sens, il nous semble cependant que l’hypothèse présentée rend assez bien compte de l’évolution d’ensemble de la vie des lames de hache, bien que les critères de fonctionnalité puissent entrer en jeu de manière complémentaire.

Néo. ancien Néo. moyen I Néo. moyen II Néo. final total daté total corpus
sans précision 1 3 7 28 39 481
fil usé 4 3 35 38 80 344
fil en cours de réaffûtage 12 12 17
fil affûté 4 2 12 20 38 197
total 9 8 66 86 169 1039
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Figure 58. Lames polies. Etat du tranchant lors de l’abandon des lames polies entières.

Le second critère d’approche retenu reprend le même principe que celui mis en oeuvre au paragraphe précédant à propos du devenir des lames de hache brisées. En ne considérant que les lames polies entières, nous avons établi des décomptes selon l’état général du tranchant tel qu’il nous est parvenu : avec un fil usé (émoussé ou esquillé), en cours de réaffûtage ou parfaitement affûté (fig. 58). Les proportions relevées par période chronologique pour l’ensemble des pièces datées et pour l’ensemble du corpus concordent bien : les fils usés représentent toujours entre 60 et 65 % du total, et le taux de tranchants abandonnés en cours de réaffûtage est minime. La proportion importante pour le Néolithique moyen II est surprenante et est liée à leur forte présence sur le site de Saint-Léonard/Grand Pré dans le Valais (n° 815-2). Avec le recul et au vu de l’ensemble du corpus, il nous semble légitime de contester nos notes de travail sur ce point. Les lames polies incriminées sont de petits outils sur éclats mal polis : il conviendrait de les examiner de nouveau pour établir si les tranchants sont bel et bien en cours de réaffûtage ou s’il s’agit de pièces en cours de façonnage initial, ce qui est plus probable du fait que ce site est un lieu de fabrication de lames de hache.

Malgré cette question en suspens, la proportion non négligeable de tranchants coupants, entre 20 et 35 % selon le corpus pris en compte, ne peut être expliquée à ce stade de l’étude. Rappelons qu’il s’agit de pièces entières : ces lames de hache ont donc été abandonnées en parfait état de fonctionnement. Le fait appuie la constatation établie précédemment sur l’abandon de lames polies entières. Il faut donc recourir à l’étude des contextes de découverte pour tenter de comprendre les motivations de tels gestes. Ce point est abordé plus loin dans le cadre de l’approche des fonctions des lames de hache.