1.4.1 Contexte général

En Europe occidentale, les régions où l’étude des haches entières peut se faire sont réduites. Les milieux humides péri-alpins constituent de ce point de vue des conservatoires inestimables, bien qu’ils ne soient pas les seuls en Europe : les tourbières d’Europe septentrionale, les estuaires bretons et les sites conservés dans les nappes phréatiques ont également fourni quelques manches de hache (Coles, Heal et Orme 1978 ; Le Roux 1999, p. 123 ; Talon, Bernard et alii 1995). Mais les nombreux habitats néolithiques fouillés au nord-ouest des Alpes, dans le Jura français, sur le Plateau suisse et jusqu’au lac de Constance et dans le Sud-Ouest de l’Allemagne fournissent un référentiel d’outils inégalé dont l’étude, depuis plusieurs décennies, permet aujourd’hui de comprendre l’évolution chrono-culturelle de la famille des haches dans ses grandes lignes et de formuler des hypothèses à plus large portée géographique. Nous résumons ici les résultats essentiels de ces travaux, en renvoyant aux références citées pour le détail des analyses et des interprétations qu’il n’y a pas lieu de présenter ici.

La forme des haches néolithiques dépend de quatre grandes options qui déterminent les types d’outils réalisables :

  • l’orientation du fil de la lame par rapport à l’axe du manche, soit parallèle (type hache), soit perpendiculaire (type herminette) ;

  • la forme du manche, droit ou coudé ;

  • le type d’assemblage entre le manche et la lame : soit la lame rentre dans le manche et ce dernier enserre la lame, soit la lame enserre le manche (lame percée ou gaine à douille) ;

l’emploi ou non d’une gaine en bois de cerf comme intermédiaire entre le manche et la lame, qui amorti les chocs lors de l’usage en percussion lancée. La gaine en bois de cerf est à considérer comme le prolongement de la lame de pierre et forme un couple solidaire avec elle : il est aisé de démancher la gaine mais la mortaise de celle-ci est souvent creusée pour une lame polie déterminée qui y est bloquée, comme l’atteste le fait que l’affûtage des biseaux du tranchant produit souvent un frottement sur les bords de la gaine (cf. par exemple Wyss 1994, pl. 10 fig. 6).

message URL fig59.gif
Figure 59. Les grands types de haches et de herminettes reconnus au nord-ouest des Alpes. Description dans le texte. (d’après Gross-Klee et Schibler 1995, fig. 97 et Ramseyer et Michel 1990, fig. 13).

Au nord-ouest des Alpes, toutes les combinaisons possibles n’ont pas été réalisées et six grands types d’assemblage sont reconnus, qui connaissent de nombreuses variantes dans les formes et les techniques de fabrication de leurs composants (fig. 59 ; Winiger 1981, 1991 ; Suter 1993 ; Gross-Klee et Schibler 1995) :

  • type 1 - la hache à long manche droit (60 à 80 cm) et à tête renforcée où une mortaise reçoit la lame polie, soit directement, soit avec une gaine ;

  • type 2 - l’herminette à manche court et épaissi, dont la gaine très allongée traverse la tête du manche ;

  • type 3 - la hache ou l’herminette à manche coudé plus ou moins long dont le coude présente un tenon bifide où vient s’insérer soit une lame, soit une gaine à tenon étroit et plat, soit une gaine bifide ;

  • type 4 - l’herminette à manche court et coudé avec un tenon qui reçoit une gaine à douille ;

  • type 5 - l’herminette à manche court et coudé qui présente un plan d’applique où est posée et ligaturée la lame ;

  • type 6 - les outils avec lame percée traversée par un manche : coins, masses, hache-marteau ou haches dont la lame est insérée dans un bois de cerf percé.

La néolithisation de l’Europe occidentale, par les deux voies distinctes de l’axe danubien et du bassin méditerranéen, s’accompagne d’une probable opposition dans les haches. Les cultures du courant danubien emploient en effet un outillage à lames polies relativement standardisées où apparaissent le coin perforé triangulaire et la forme de bottier de section plano-convexe interprétée comme une lame de herminette, parfois perforée, parfois affectant la forme d’un ciseau (Farruggia 1992). L’emmanchement probable de ces herminettes est de type 5 (manche coudé avec applique). De telles catégories sont inconnues dans le plus ancien Néolithique méditerranéen occidental où les productions ligures en éclogites et roches associées sont des lames polies non perforées et globalement symétriques (cf. infra).

L’opposition entre les herminettes danubiennes et les haches méditerranéennes a été relevée depuis longtemps (Childe 1949-50) et se retrouve sur les plus anciens sites de milieu humide suisses où les outils entiers sont conservés. Les données les plus anciennes sont établies à Egolzwil 3, site à forte influence méridionale où domine la grande hache de type 1, dont la tête est renforcée par une ailette (Wyss 1994, pl. 56 à 67). Il s’agit d’un outil lourd, interprété comme une hache d’abattage ou une cognée. Sur le même site a été retrouvée une gaine à douille avec sa lame de pierre (ibid., pl. 10) qui implique l’existence d’un manche coudé à tenon (type 4). L’invention de la gaine à douille durant le Néolithique moyen I dans la seconde moitié du Vème millénaire av. J.-C. est une amélioration technique de l’herminette à lame posée (type 5) des cultures danubiennes. Aux côtés de la grande hache à emmanchement direct (type 1), l’herminette de type 4 est prépondérante en Suisse orientale et dans le Sud-Ouest de l’Allemagne dans les cultures du Jungneolithikum : Schussenried, Hornstaad, Aichbühl puis Pfyn et Altheim (Billamboz et Schlichtherle 1985). En Suisse occidentale au contraire le Cortaillod est caractérisé par la hache droite, à long manche et emmanchement direct ou avec une gaine à tenon simple (type 1) ou à manche court et gaine à grand tenon traversant le manche (type 2 ; Billamboz et Schifferdecker 1980, Suter 1981). Le type 1 se retrouve probablement plus à l’ouest dans le Jura et en Bourgogne dans le Néolithique Moyen Bourguignon qui utilise des gaines comparables (Voruz 1986).

L’opposition entre la tradition danubienne des herminettes et la tradition méditerranéenne des haches est perceptible jusqu’au Néolithique moyen II au nord-ouest des Alpes, puisque chaque région s’approprie des types fonctionnels exogènes en les adaptant à ses propres traditions techniques : une partie des grandes haches du Pfyn ont un manche coudé et un système de pinces à l’image des petites herminettes (type 3), tandis que le Cortaillod adopte l’herminette mais avec une gaine très allongée et traversante (type 2), système adapté du principe d’emmanchement direct des grandes haches de type 1.

Au Néolithique final, l’opposition entre la Suisse orientale/Sud de l’Allemagne et la Suisse occidentale/Jura/Bourgogne se nuance par une complexification des formes de gaines et par des jeux d’influences réciproques (Winiger 1981 ; Suter 1993). La tête des longs manches de hache perd son ailette et devient renflée. Tandis que les gaines de hache semblent abandonnées dans le Horgen de Suisse orientale, le Horgen occidental amplifie la tradition Cortaillod de production de gaines standardisées en quantités importantes (Ramseyer et Michel 1990). L’herminette à tenon et gaine à douille (type 4) apparaît tandis que les haches droites de type 1 sont équipées de gaine à tenon et couronne prolongée par une ailette. Dans le Lüscherz et l’Auvernier comme dans le Jura français (Voruz 1984, 1997), le répertoire s’enrichit des gaines à perforation centrale issues de la culture de Seine-Oise-Marne du Bassin parisien (Bailloud 1979, p. 196-200). En Suisse orientale, la fin du Horgen est marquée par la réapparition des gaines à tenon, pour des emmanchements coudés à pinces déjà connus dans le Pfyn (type 3) qui se perpétuent jusqu’à la fin du Néolithique dans le Cordé (Billamboz et Schlichtherle 1985).

D’une manière générale, l’évolution de la famille des haches est liée à l’amélioration des techniques d’emmanchement qui tentent d’éviter la cassure du manche lors des chocs. La gaine permet en outre d’utiliser des lames de plus petites dimensions, donc de recycler plus aisément des fragments de grandes lames polies brisées. L’emmanchement est aussi fonction du type de lame : l’apparition du système de manche coudé à pinces (type 3) dans le Pfyn peut être mis en parallèle avec la maîtrise de la métallurgie du cuivre dans cette culture, qui produit de petites lames plates (Winiger 1981). L’adoption progressive des lames de cuivre au Néolithique final puis de bronze à l’Age du Bronze ancien consacre le succès du manche coudé avec pinces jusqu’à l’Age du Bronze final, où apparaissent les lames de hache à douille emmanchées dans un manche coudé avec un tenon (ibid.).

Les données établies pour le nord-ouest des Alpes démontrent l’existence d’évolutions techniques et de choix dictés pour partie par des motifs culturels et des traditions qui ont sans doute joué de manière différente pour d’autres régions d’Europe. Il est donc difficile d’extrapoler a priori ces résultats au-delà des régions concernées. Il faut au contraire rechercher à partir des objets conservés les indices qui permettent de caractériser de semblables évolutions des techniques d’emmanchement afin d’établir des faits tangibles.