Il n’est pas dans nos intentions de présenter une étude détaillée des gaines de hache recensées dans notre région d’étude. Seules sont abordées les implications de leur présence pour la compréhension de l’emmanchement des outils polis. Le corpus constitué est présenté en annexe 8 et renvoie à la carte 34. Seules les gaines en bois de cerf dont la fonction d’intermédiaire pour l’emmanchement d’une lame polie est clairement identifiable sont prises en compte. Les fragments mal identifiés ou les pièces destinées à servir de manche d’outil ont été écartées. Le croisement des données géographiques, chronologiques et typologiques permet de poser des jalons dans l’évolution chrono-culturelle des emmanchements.
Dans notre région d’étude, les gaines de hache apparaissent durant le Néolithique moyen II en contexte Cortaillod dans la haute vallée du Rhône savoyarde et dans le Valais (carte 34), en faible nombre et toujours de forme simple à corps non décortiqué et tenon façonné. En Savoie, une gaine est relevée à Injoux-Génissiat/la Bressanne (n° 718-1), deux à Chaumont/le Malpas (n° 605-1). En Valais, elles sont mentionnées sur les sites de Collombey/Barmaz I (n° 809-1) et de Saint-Léonard/Grand Pré (n° 815-2). Ces gaines en bois de cerf peuvent être rattachées à celles bien attestées en Bourgogne orientale et dans le Jura en contexte Néolithique Moyen Bourguignon (Voruz 1986 ; Duriaud 1996b) et en Suisse occidentale en contexte Cortaillod (Billamboz et Schifferdecker 1980 ; Furger 1981). L’outil reconstituable est à manche droit avec gaine à tenon inséré dans la mortaise du manche. Dans notre zone d’étude, l’usage de la gaine au Néolithique moyen II est donc limité aux régions liées au Cortaillod et est un élément discriminant des différents faciès de cette culture face au Chasséen de la moyenne vallée du Rhône et des Préalpes. Cependant, de rares exemplaires de gaines de hache sont attestés en contexte chasséen dans le Bassin parisien (Bailloud 1979) et en Haute-Loire (Daugas et Raynal 1977).
La situation change au Néolithique final : les gaines de hache en bois de cerf, bien que toujours peu nombreuses, sont présentes sur l’ensemble de notre zone d’étude (carte 34). La distinction des grands types permet d’établir des zonations géographiques. Ainsi, la gaine à douille montée sur un manche coudé muni d’un tenon est attestée en Valais (Collombey/Barmaz I, Savièse/la Soie couche 4, n° 817-1, MXII de Sion/Petit Chasseur, n° 821-2) et en Savoie (deux ébauches à Conjux/la Chatière, n° 517-1), c’est-à-dire dans les régions les plus proches du Plateau suisse et du Jura où ce type est employé au Néolithique final (cf. supra). Les gaines perforées caractéristiques de la culture de Seine-Oise-Marne et bien attestées dans le Jura (cf. supra) sont présentes également en Valais à Collombey/Barmaz I, dans le MXII de Sion/Petit-Chasseur et à Sion/Sous-le-Scex. Elles apparaissent sous la forme de fragments uniques dans les Alpes internes à Sollières/les Balmes (n° 547-1) et à Chianocco/Orrido (n° 912-1). Les gaines à douille et les gaines perforées de type S.O.M. ne sont pas attestées plus au sud.
Au contraire, les gaines à couronne simple et tenon et les gaines renforcées d’un ergot ou d’une ailette connaissent une répartition beaucoup plus importante. Elles sont attestées en Valais (Collombey/Barmaz I) et dans la portion de vallée du Rhône comprise entre le plateau de l’Ile Crémieu et le lac du Bourget, sur des sites de milieux humides non datés à l’exception de Conjux. Sensiblement plus au sud, la série bien datée de Charavines/les Baigneurs (n° 407-1), forte de 14 pièces, peut être rattachée à cet ensemble. Un autre groupe de découvertes de gaines à tenon et ailette est centré sur la basse Ardèche, sur les sites de Chauzon/Beaussement (n° 210-1), Labastide-de-Virac/Baume d’Oulen (n° 216-1), Lussas/aven Jacques (n° 219-1) et Fontbellon/grotte de Gaude (n° 225-1), en contextes Ferrières et Fontbouïsse. La présence de gaines dans les Préalpes drômoises à Francillon/Baume Sourde (n° 63-1) et à Montmaur/Antonnaire (n° 102-1) permet d’établir un lien géographique entre les découvertes de basse Ardèche et celles du Haut-Rhône français via l’axe rhodanien et les avant-pays dauphinois. L’absence de gaines de hache dans le bassin du Buëch est à relever, et concorde avec les données établies en Provence où les gaines en bois de cerf sont quasiment absentes (Sénépart 1995).
Il semble exister un lien durant le Néolithique final entre les régions comprises au nord de l’Isère qui ont adopté la gaine en bois de cerf dès le Néolithique moyen II et les régions situées dans l’axe rhodanien qui ne l’utilisent qu’au Néolithique final. Ce fait s’inscrit dans une mutation technique qui affecte également les régions situées plus au sud, puisque les gaines en bois de cerf apparaissent en contextes Néolithique final dans les reliefs de la bordure méridionale du Massif Central : en Lozère (aven des Corneilles à Prades : Fages 1979), dans le nord-ouest de l’Hérault (Saint-Ponien, groupe des Treilles : Rodriguez 1968), dans les piémonts cévenols (Ferrières : Roudil et Vincent 1972, Camps-Fabrer 1991) tandis qu’elles sont très rares dans les basses terres proches du littoral méditerranéen. Il est probable que la relation avec le haut Rhône corresponde à un véritable transfert technique puisque le travail du bois de cerf est très marginal dans le Chasséen du Sud-Est français face à l’industrie de l’os (Camps-Fabrer 1988 ; Sénépart 1995)143. Outre les connaissances nécessaires à la fabrication d’une gaine, c’est l’ensemble de la technologie du travail du bois de cerf qui est acquise par les groupes culturels des contreforts du Massif Central pour la fabrication une panoplie d’outils et de manches (Rodriguez 1968, Camps-Fabrer 1991). La situation est sans doute quelque peu différente dans les Alpes internes puisque sur le site chasséen de Chiomonte/la Maddalena (n° 913-1) le travail du bois de cerf est bien représenté (Bertone et Fozzati 1998). Mais les auteurs soulignent l’absence des gaines de hache.
Bien que peu nombreuses dans notre région d’étude, les gaines de hache en bois de cerf révèlent clairement des mutations techniques importantes dans les systèmes d’emmanchement des lames polies. Ces transformations suivent un gradient géographique du nord-est (Bourgogne, Jura, Plateau suisse) au sud-ouest (basse Ardèche, Causses), via l’axe rhodanien et les avant-pays dauphinois, corrélé à un gradient chronologique entre le Cortaillod/N.M.B. et les cultures du Néolithique final. L’emmanchement indirect apparaît donc comme un marqueur culturel qui résulte d’un choix, comme en Suisse et en Allemagne du Sud (cf. supra). Bien que nous ne puissions remonter de l’emmanchement aux types d’outils, il est probable que l’adoption généralisée de la gaine à tenon au Néolithique final soit une amélioration technique dans l’emploi de manches droits liés au concept de la hache (type 1), alors que les gaines à douille sont liées depuis leur origine aux herminettes à manche coudé (type 4). L’aire de répartition de ces dernières ne dépasse pas au sud la Savoie et le Valais. Nous pouvons donc proposer l’hypothèse que le dualisme de fonctionnement entre la hache et l’herminette se déplace au cours du Néolithique du nord-est au sud-ouest le long de l’axe préalpin : au Néolithique moyen I et II, il est perceptible entre la Suisse occidentale et la Suisse centro-orientale ; au cours du Néolithique final, il apparaît entre la Suisse occidentale, le Valais, le Jura et la Savoie d’une part et la basse-Ardèche et les bordures méridionales du Massif Central d’autre part.
Dans cette esquisse fonctionnelle, il ressort clairement que les Alpes internes comme le Piémont et la Ligurie ignorent l’emploi des gaines de hache, si l’on fait abstraction du cas particulier des gaines perforées qui peuvent être investies d’un statut de symbole autant que d’outil en-dehors de leur région d’emploi préférentiel (cf. chapitre 7). Les données disponibles permettent donc de proposer l’existence d’une disjonction entre le système de production des lames de hache alpines en éclogites et en roches associées et les choix techniques et culturels liés à l’emmanchement.
Un fragment de cheville osseuse d’ovicapridé travaillé est décrit sur le site Cardial de Leucate-Corrège (Barbaza, Guilaine et alii 1984, fig. 8). Les auteurs l’interprètent comme une gaine plutôt que comme un manche, sans en préciser la fonction. L’état du fragment ne permet pas de dire s’il s’agit d’une gaine de hache. Les deux exemplaires complets en bois de cerf de l’abri de Dourgne sont probablement des manches d’outil (Guilaine, Barbaza et alii 1993, p. 108-110 et 185-186). Pour le Néolithique moyen, Henriette Camps-Fabrer signale une gaine en bois de cerf sur le site chasséen de Badassac dans l’Hérault, qui demanderait à être confirmée (Camps-Fabrer 1988). Ingrid Sénépart relève la présence d’une gaine dans le Chasséen de la Baume Fontbrégoua et d’une autre dans la grotte du Levant de Leaunier à Malaucène au pied du Mont-Ventoux (Sénépart 1995). Nous attendons confirmation pour la première mention, et la seconde ne peut être retenue, puisque la cohérence stratigraphique du site est explicitement mise en doute (Courtin 1974, p. 132).